Bavure de l’armée ivoirienne ou complot contre l’ex-président Gbagbo ? Les politiques de l’époque se renvoient les responsabilités.
Les faits – Le 6 novembre 2004, deux avions de l’armée ivoirienne, pilotés par des mercenaires biélorusses et assistés de copilotes ivoiriens, bombardent une base française à Bouaké, faisant 10 morts et 39 blessés. Dix-sept plus tard, un procès s’est ouvert lundi devant la cour d’assises de Paris, sans la présence des membres de l’équipage.
Avec le rapport Duclert, la France vient d’accomplir un pas important sur le chemin de la vérité historique avec le Rwanda. Elle ne l’a pas encore fait avec la Côte d’Ivoire. Le procès du bombardement de Bouaké, ouvert lundi, devrait révéler d’autres dysfonctionnements de la Ve République mais surtout les parts d’ombre d’un pouvoir qui protège des « secrets d’Etat ».
Retour sur les faits. Le 6 novembre 2004, deux Sukhoï 25 décollent de l’aéroport de Yamoussoukro. Aux manettes, deux pilotes biélorusses, Barys Smahine et Youri Souchkine, secondés par deux copilotes ivoiriens, le lieutenant-colonel Ange Gnanduillet et le lieutenant Patrice Oueï. Vers 13 h 20, ils effectuent un premier passage de reconnaissance au-dessus du lycée Descartes où sont installés les soldats français. Puis l’un des Sukhoï plonge en piqué et lâche ses roquettes sur l’objectif, un gymnase du camp. Personne n’est à l’intérieur mais de nombreux soldats se réfugient près de l’édifice. Bilan : 10 morts (neuf militaires français et un civil américain) et 39 blessés.
A l’époque, l’armée de Laurent Gbagbo entreprend la reconquête du nord de la Côte d’Ivoire, aux mains des rebelles. Il a prévenu le général Poncet, commandant de la force Licorne en Côte d’Ivoire, et l’ambassadeur Le Lidec à Abidjan ; les deux Français ont tenté de le persuader de surseoir à son offensive sur le nord. Le président Jacques Chirac a aussi pris son téléphone. Mais d’autres diplomates et militaires à Abidjan lui ont fait comprendre qu’il a un feu orange, que la France ne dira rien si tout se passe bien.
Radicaux. Devant la cour d’assises, les témoignages de militaires et diplomates français devraient dédouaner l’ex-président Gbagbo de toute responsabilité dans ce bombardement. Alors qui est en cause ? Les radicaux du régime ivoirien, comme le pensent certains militaires français sans savoir réellement à quels fins ? C’est là que tout se complexifie.
Pour Me Jean Balan, avocat de nombreuses victimes et auteur de Crimes sans châtiment. Affaire Bouaké (Max Millo), il s’agit d’un complot ourdi par le pouvoir chiraquien de l’époque. Un scénario où le bombardement aurait été délégué par des forces de l’ombre à des pilotes biélorusses et leurs copilotes ivoiriens sur un gymnase du camp militaire français qui, sans que l’on sache pourquoi, a été fermé ce jour-là. Cette attaque sur les militaires français, suggère l’avocat, ne devait pas faire de victimes mais justifier à postériori le débarquement de Laurent Gbagbo.
Dans leur retraite de Bouaké sur Abidjan, les militaires français se sont perdus, canons ouverts, du moins selon la version officielle, devant la résidence de Laurent Gbagbo à Abidjan, avant de quitter les lieux. Le chef d’état-major de l’armée ivoirienne, Mathias Doué, en a profité pour disparaître…
Ce plan machiavélique semble difficilement imaginable. Il ne s’est en tout cas, s’il était réel, pas déroulé comme prévu.
Auditionné devant la juge Kheiris en charge de l’instruction, Laurent Gbagbo a sous-entendu avoir été l’objet d’un coup monté. « Toute cette histoire, Chirac l’a sous-traitée à Villepin, raconte Laurent Gbagbo lors de son audition, dont l’Opinion a consulté les procès-verbaux. Il a dû lui vendre l’idée qu’on pouvait me dégommer et une fois que Chirac a accepté, c’est Villepin qui a fait ce qu’il voulait.» Et de continuer sur une volonté de l’écarter préparé de longue date : « Le ministre Salif Diallo du Burkina Faso a monté l’attaque de septembre de 2002 avec Villepin. Ensuite [après la partition du pays], ce dernier a organisé des pourparlers de paix dont il a voulu m’exclure pour tenter d’imposer les rebelles malgré leur semi-échec militaire. »
Entre Dominique de Villepin et Laurent Gbagbo, les relations n’ont jamais été faciles, même si l’avocat Robert Bourgi a cherché à rapprocher les deux hommes. Ils se sont vus une première fois, avant la mort de Jacques Foccart en 1997, au restaurant Tsé Yang, puis une deuxième au palace parisien Bristol, puis dans un appartement de l’Elysée.
Le socialiste Gbagbo, alors opposant, cherche à convaincre le puissant secrétaire général de l’Elysée qu’il sera le prochain président ivoirien. Il le devient en 2000, en pleine cohabitation, et Jacques Chirac tarde à le reconnaître. Dans son entourage, des personnalités comme Michel Dupuch, alors à la tête de la cellule africaine de l’Elysée, restent proches de l’ex-président Henri Konan Bédié, le successeur de Félix Houphouët-Boigny qui a été chassé par un putsch. A l’époque, la droite française n’a plus la proximité avec Gbagbo qu’elle avait avec Bédié ou Houphouët-Boigny.
« Je n’ai rien à voir avec cette affaire-là ! », a confié Dominique de Villepin devant la juge Kheiris, répondant de façon lapidaire à toutes ses questions. Il est vrai qu’à l’époque, Dominique de Villepin n’était plus à l’Elysée ni aux Affaires étrangères mais à l’Intérieur. Il était toutefois tenu informé, via son conseiller diplomatique, Christophe Farnot. Autre surprise : les notes du ministère sur l’affaire Bouaké ont été déclassifiées une fois Nicolas Sarkozy arrivé à l’Intérieur.
Entraves. « Dominique de Villepin n’a rien à voir avec Bouaké », confie un de ses proches. D’autres anciens collaborateurs de l’ancien Premier ministre pointent surtout l’étrange comportement de Michel Barnier, alors ministre des Affaires étrangères, et de Michèle Alliot Marie, à la Défense. Et renvoient aussi vers Michel de Bonnecorse, ex-chef de la cellule Afrique de l’Elysée.
Paris a en effet donné des instructions pour ne pas retenir les mécaniciens des pilotes biélorusses, alors qu’ils étaient dans les mains des militaires français. Arrêtés à nouveau au Togo, la France refusera de se les faire remettre par le ministre togolais de l’Intérieur, François Boko, à son grand étonnement. Les juges n’ont jamais pu entendre non plus Robert Montoya, un ancien gendarme de l’Elysée qui, depuis ce même Togo, avait livré des armes de guerre et les mercenaires au régime de Laurent Gbagbo.
La juge Kheris a clos l’instruction sur cette affaire en 2017. Elle n’a pas pu établir quels étaient les donneurs d’ordre de ce bombardement mais a souligné toutes les entraves des politiques français pour que la vérité n’éclate. Entre politiques, militaires et diplomates, on se défile et se renvoie les responsabilités, tout en protégeant un secret d’Etat bien français. « La France ne s’est pas bien comportée avec Laurent Gbagbo », conclut un diplomate, en poste au moment de ce tragique évènement.