REPORTAGE – Carrefour de migrations et fief de l’ex-rébellion, la seconde ville du pays accueillera dimanche le chef de l’État.
À Bouaké
Adama, les mains sur les hanches, contemple la route, impeccable lacet de bitume noir luisant au soleil. Partout autour, des grappes d’ouvriers s’agitent, suant. On achève le sol de l’avenue principale de Bouaké, la seconde ville de Côte d’Ivoire, on peint les ronds-points, on s’affaire. On se hâte surtout de «déguerpir» la meute de petits vendeurs illégaux et les casemates branlantes qui encombraient chaque mètre de trottoirs. Bouaké doit être aussi propre que possible pour le grand jour, la visite, dimanche d’Alassane Ouattara accompagné d’Emmanuel Macron. Le président français, le premier à jamais venir en ville, n’aura beau rester que quatre grosses heures et son homologue ivoirien a peine plus, le grand nettoyage de la ville a été lancé. «Au moins on aura gagné des goudrons neufs dans cette histoire. Pour une fois», rigole le commerçant.
Entre les deux chefs d’État, la discussion n’abordera que peu les migrations, au moins officiellement, un sujet hautement sensible dans la région. Mais la pose de la première pierre du futur grand marché par les deux hommes, en parti financé par la France, montre la volonté de redresser l’économie locale. Et donc de fixer les populations. Un pari difficile.
La migration est dans l’âme de Bouaké, un carrefour où l’on vient en masse et que l’on quitte en masse. Les efforts de rénovation ne suffiront pas à cacher la réalité d’une ville poussiéreuse, insoumise et pauvre. Bouaké la rebelle a gagné ses galons en devenant, entre 2002 et 2010 «la capitale» des Forces nouvelles (FN), le groupe armé qui s’était soulevé contre le pouvoir du chef d’État d’alors, Laurent Gbagbo. «C’est une ville assez imprévisible, et les années de rébellion ont accentué ce trait. On vient ici pour faire sa vie à la force du poignet ou pour repartir ailleurs», explique Ousmane Zina, chargé de recherche à l’université de la ville.
On a remis l’administration en place et on tente de percevoir des taxes. Mais ce n’est pas aisé. Les réflexes issus des années de rébellion sont encore là
Nicolas Djibo, maire de Bouaké
Dans le nord de la ville, les immenses quartiers de tôles et de parpaings blanchâtres ont échappé à la soudaine fureur rénovatrice. Les arpents sales accueillent la vaste communauté malienne de Bouaké. Ils arrivent un jour, s’installent, souvent d’abord chez un frère, un cousin ou, comme Ousmane, un père. Puis se lancent. «Au Mali, il n’y a rien, alors qu’à Bouaké on peut travailler un peu», dit celui qui est aujourd’hui l’un des nombreux moto-taxi qui défient le code de la route à travers la ville. Il y trouve les 2000 francs (3 euros) quotidien nécessaire à sa survie. Plus tard, peut-être, il rejoindra l’un de ses «parents» qui tiennent tout le commerce local.
Les locaux, souvent issus du groupe baoulé, regardent cet acharnement avec une distance de plus en plus inquiète. «Dieu merci, nous n’avons pas ici de tensions communautaires», assure le maire Nicolas Djibo. Pourtant, la vie n’est pas simple. «Tous les gens ne font pas toujours les trois repas», reconnaît l’élu. Cœur de la rébellion qui a porté Alassane Ouattara au pouvoir, la ville a ensuite été un peu oubliée. Elle n’a pas reçu grand-chose pour son engagement. «On a remis l’administration en place et on tente de percevoir des taxes. Mais ce n’est pas aisé. Les réflexes issus des années de rébellion sont encore là», souligne le maire, qui n’oublie pas non plus qu’à Bouaké les armes ne sont jamais loin. La nostalgie non plus. Comme Bouna Diallo, un vendeur de téléphone, personne n’est long à égrainer les noms du passé prestigieux, «Trituraf», «Fibaco», «Gonfreville», des grosses usines aujourd’hui toutes fermées ou presque. Le chômage frappe plus de 80 % des jeunes.
Frustrations
Et les perspectives sont tendues. La guerre qui sévit au Mali et au Burkina Faso a provoqué un nouveau flux de migrants vers Baouké. «Il y a beaucoup d’arrivées depuis deux ans. Des dizaines de milliers de personnes. Cela rend les choses difficiles notamment pour les écoles et les services de santé», confirme Nicolas Djibo, qui estime à 200.000 la communauté malienne, à 120.000 la burkinabé et à 100.000 les Guinéens qui vivent dans sa ville d’environ 800.000 âmes. «Mais il n’y a pas de tension», répète-t-il.
Djaha Tilder, le superviseur de la Plateforme pour la société civile pour la paix et la démocratie, est moins catégorique. «Il y a des tensions, mais elles sont latentes et maîtrisées.» À Kottia Koffikro, un quartier baoulé, l’humeur est changeante. «Il y a des heurts entre groupes qui éclatent, le plus souvent sur des détails. La dernière fois, c’était après une bagarre en marge d’une fête», continue Djaha Tilder. Ce responsable local du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), proche de la communauté baoulé ne cache d’ailleurs pas les frustrations. «Il y a des protestations, car trop de gens viennent et prennent tout. Nous, on reste pauvres.»
Malgré les élections qui s’approchent, avec son lot de risques dans un pays où la politique demeure très tribale, où le concept «d’ivoirité» a déjà fait des ravages, Baouké demeure accueillante. «C’est une ville résiliente, habituée aux migrations. La devise est d’ailleurs: “De nombreux peuples, une seule cité”», remarque Ousmane Zina. L’ex-capitale rebelle semble vouloir rappeler à elle seule que les migrants africains restent, pour l’essentiel, en Afrique. Selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), 78 % des mouvements se font dans le continent. Pourtant, à Bouaké, les rêves d’ailleurs et d’Europe sont aussi bien vivaces.
C’est un paradoxe. Bouaké reçoit, mais envoie aussi des gens
Yéo Adama, un membre de la société civile
Combien sont-ils chaque année à quitter Bouaké pour s’embarquer vers un périlleux périple? Nul ne le sait. Mais les chiffres de l’Union européenne montrent, qu’en 2017, les Ivoiriens représentaient la première nationalité dans les navires abordant l’Europe. «C’est un paradoxe. Bouaké reçoit, mais envoie aussi des gens», reconnaît Yéo Adama, un membre de la société civile. Issoufou Bemba, 39 ans, a ainsi tenté sa chance au printemps 2017. «Ici, il n’y a pas de travail pour nourrir la famille. Je voulais réussir en Europe en rejoignant mon beau-frère en Italie», dit-il en agitant un bout de papier où on lit une adresse romaine. «Je suis d’abord allé à Bamako, puis de là on nous a mis dans des camions pour traverser le désert. Ce fut dur. On n’avait pas assez à boire, à manger. Il y a eu un mort, un jeune homme.» Issoufou finit, malgré tout par arriver en Libye «dans un endroit que je ne connais pas face à la mer». Il est enfermé dans un camp, avec interdiction de sortir. «On nous battait tous les jours, on m’a volé mon argent, mon téléphone. Pour les filles, c’était pire», raconte-t-il, laissant sa voix en suspens. Le bateau promis n’arrivera jamais. «J’ai attendu quatre semaines. Des gens, parfois des amis, disparaissaient tous les jours. J’avais peur.» Il décide alors de fuir ses passeurs devenus des geôliers. Son périple de retour, vivant de la charité entre deux camions lancés dans le Sahara, lui prendra six semaines.
Aujourd’hui, Issoufou affirme «bien regretter». Les risques encourus, mais surtout les sommes perdues. Il dit que près de 800.000 francs (1200 euros), une fortune à Bouaké, se sont envolés. Il se fait en revanche discret sur les biais utilisés pour amasser une telle somme, ou sur les réseaux qui lui ont permis d’atteindre les côtes libyennes.
Son échec n’a, à Bouaké, rien d’unique. Ils sont des dizaines à raconter peu ou prou cette même histoire d’un coûteux rêve brisé. Pourtant les candidats continuent à se faire connaître. «L’engouement pour le voyage ne s’arrête pas», déplore Yéo Adama. «Les réseaux sociaux qui drainent les pseudo-réussites brillantes en Europe de telle ou telle personne portent une lourde responsabilité», analyse-t-il.
Dans son petit bureau, ce haut responsable de la sécurité locale regarde ces mouvements avec un rien de lassitude. Les pressions européennes pour détruire les réseaux de passeurs le font sourire. «Ici, il n’y a pas de réseaux. Mais comme il y a la libre circulation des personnes dans la région, je ne peux pas empêcher les Ivoiriens d’aller chez les voisins puis plus loin s’ils le veulent, comme je ne peux pas empêcher les Maliens de venir à Bouaké. La ville est un carrefour, voilà tout.»