Pour lutter contre l’épidémie de coronavirus, l’administration se repose sur l’autorité des dignitaires locaux dont la voix est respectée au sein des villages.
Ils bâillent à s’en décrocher la mâchoire. La voix monocorde qui lit en français les dernières mesures destinées à endiguer la propagation du coronavirus, semble glisser sur l’assemblée réunie en demi-cercle dans le centre d’Azaguié Blida, à 30 km d’Abidjan. Il faut qu’Alexis Okou Ahouasso, chef traditionnel, se lève et interrompe la lecture du représentant de mairie pour s’adresser à ses « administrés » en abé, la langue locale pour que l’ambiance change immédiatement et que l’attention se focalise sur cette autorité ancestrale.
Des cris retentissent quand le chef évoque le nombre de morts causé par le Covid-19 en Italie, des rires quand il demande l’arrêt de la consommation de viande de brousse, des récriminations quand il indique que maquis (restaurants) et buvettes vont devoir fermer. Enfin, des dizaines de doigts se lèvent quand arrive le moment des questions-réponses. A un jeune homme qui lui dit respectueusement qu’il ne « croit pas à tout ça », que « la maladie n’existe que sur France 24 », le chef marque une pause, puis reprend en français et en abé, comme pour marquer la solennité du moment : « Le virus vient d’ailleurs. Ce n’est pas votre faute, certes. Mais ça sera la vôtre s’il se propage ici. » C’est la fin de la réunion. « Disposez ! », lâche le chef sur un ton autoritaire.
En organisant cette réunion de village fin mars, Alexis Ahouasso a répondu à l’appel du président Ouattara, dix jours plus tôt, qui invitait « les autorités traditionnelles et les chefs religieux à encourager les populations à respecter scrupuleusement les mesures visant à endiguer la propagation du virus ». Comme Alexis Okou Ahouasso, ils sont près de 8 000 chefs coutumiers dans tout le pays, réunis dans une Chambre nationale des rois et chefs traditionnels, une institution créée par la Constitution de 2016 pour leur offrir un statut officiel. Or « les chefs et les rois sont des autorités morales importantes, garantes des traditions et des coutumes, explique Toily Anicet Zran, enseignant-chercheur à l’Université Alassane Ouattara de Bouaké, ils gèrent, à une échelle micro, la vie politique, sociale et financière. »
Service après-ventre
Dans le combat contre le Covid-19 en Côte d’Ivoire – qui compte, au jeudi 2 avril, 179 malades, dont 7 guéris, et un décès –, les autorités nationales ne peuvent pas se passer de la chefferie locale, la seule à même de faire passer certains messages et de recueillir l’adhésion des communautés, principalement à l’intérieur du pays : « Ils préparent le terrain pour l’administration qui passe ensuite. Dans la plupart des villages, la disposition de la population à écouter les consignes nationales dépend du degré d’implication du chef traditionnel », raconte l’enseignant-chercheur. D’ailleurs, à Azaguié Blida, ce matin-là, un jeune demande son avis au chef sur ce qu’a dit l’adjoint de la mairie quelques minutes auparavant au sujet de « l’inefficacité en termes de guérison du piment et du koutoukou », un alcool local. La réponse du chef, « ces bêtises vont vous faire mourir plus vite », amuse l’assemblée et fait autorité.
Avec ces réunions de village, les chefs traditionnels disposent de formidables canaux de communication pour informer les villageois. En cas de transgression d’une disposition appuyée par le chef, celui-ci peut user de moyens de coercition, rendant la vie du fautif difficile au sein de la communauté.
Incontournables dans la riposte communautaire qui a fait ses preuves durant l’épidémie d’Ebola, les chefs traditionnels assurent aussi une sorte de service après-vente des mesures locales prises à l’échelle nationale. Joint par téléphone, M. Dih-Digbleu, le chef de village de Lapleu, à la frontière avec le Liberia, se souvient de sa stratégie quand l’épidémie sévissait dans le pays voisin : « Il ne fallait plus manger de viande de brousse, mais ici, on adore ça, j’avais donc contraint tous mes administrés à me remettre leur fusil de chasse. Ici, désarmer est un geste fort, ils n’ont accepté que parce que c’est moi, leur chef, qui le leur ai demandé. » Et dans le village d’Azaguié Blida, le chef Ahouasso explique devoir encore « faire des rondes la nuit » pour fermer les buvettes clandestines et « faire la leçon » à ses administrés.
Mais les mesures adoptées pour lutter contre la propagation du Covid-19 ne font pas l’unanimité auprès des chefs traditionnels. Les prélèvements sur les débits de boisson et les maquis, menacés de fermeture, étaient une source de financement pour certaines chefferies, sans oublier la viande de brousse, offrande traditionnelle de choix. « C’est d’abord eux que l’on doit sensibiliser », reconnaît un fonctionnaire impliqué dans la lutte contre le Covid-19. La marge de manœuvre financière des chefs traditionnels est d’ailleurs généralement assez réduite, ce qui pousse certains à se ranger derrière un responsable politique ou un homme d’affaires de la région. Reste que, pour l’heure, c’est leur voix qui porte encore le mieux au sein des communautés.