Des milliards sont versés à des personnalités des réseaux sociaux pour promouvoir des produits dans un secteur influent, mais truffé de mensonges
Ipsy, une marque de cosmétiques en ligne, a été l’une des premières à verser de juteuses rémunérations aux stars des réseaux sociaux pour promouvoir son ombre à paupières et son gloss dans des posts Instagram et des vidéos YouTube.
Aujourd’hui, la société montre à nouveau la voie, cette fois-ci en faisant machine arrière.
Cette année, les entreprises vont verser des milliards de dollars aux stars du Web, connues sous le nom d’influenceurs, qui présentent leurs produits sur les réseaux sociaux. Pourtant, comme il n’existe aucun moyen de mesurer les ventes ou de vérifier le nombre de personnes regardant ces publicités, les entreprises qui ont ouvert la voie à l’économie des influenceurs — surtout des pionniers comme Ipsy — se demandent si cela en vaut la peine.
Ce qui a commencé avec des amis et des familles partageant leurs produits préférés est devenu un marché publicitaire lucratif de parrainage par des célébrités, des influenceurs et des créateurs de mèmes. Ces publications rémunérées, connues sous le nom de contenu sponsorisé, sont devenues l’équivalent digital du spot publicitaire télévisé de 30 secondes. Les vedettes de renom peuvent obtenir 100 000 dollars ou plus pour une seule vidéo sur YouTube ou une photo sur Instagram.
Mais un parfum de mensonge plane maintenant sur la marketplace des influenceurs. La relation des influenceurs avec les annonceurs a été mise à rude épreuve, les premiers gonflant souvent artificiellement le nombre de leurs followers, en achetant parfois de faux par milliers. Ils ont également miné leur crédibilité auprès des followers bel et bien réels en faisant la promotion de produits qu’ils n’utilisent pas.
« Tous ces contenus rémunérés vous amènent à vous demander si les influenceurs sont authentiques ou s’ils le font simplement pour l’argent », note JaLynn Evans, étudiante de 19 ans à la Virginia Commonwealth University.
Selon Marcelo Camberos, directeur général d’Ipsy, la perte de confiance sape le pouvoir de ces personnes influentes. « Ont-ils atteint leur apogée ? Je ne sais pas », dit-il. Mais désormais, l’entreprise recrute parmi ses propres clients pour publier des posts sur leurs produits et, ce, gratuitement.
Il est difficile de suivre avec précision l’efficacité du marketing d’influence. D’une certaine façon, elle diminue. Les taux d’engagement par exemple, qui mesurent le nombre de « likes » qu’un message génère en pourcentage des followers d’une personne, sont en baisse cette année, par rapport à la même période l’an dernier, selon InfluencerDB, qui conçoit des outils pour aider les marques à gérer les campagnes avec des influenceurs. « Les consommateurs peuvent se rendre compte si quelqu’un s’intéresse vraiment à un produit ou s’il essaie simplement d’en faire la publicité, explique Anders Ankarlid, directeur général du distributeur de fournitures de bureau en ligne A Good Company. La bulle commence à éclater. »
Les annonceurs ne peuvent ignorer les réseaux sociaux. Instagram compte, à lui seul, plus d’un milliard d’utilisateurs mensuels. Mediakix, une agence de marketing d’influence, estime que les entreprises dépenseront entre 4,1 et 8,2 milliards de dollars à l’échelle mondiale en 2019 pour les influenceurs. Il s’agit d’une hausse par rapport aux 500 millions de dollars de 2015, mais cela ne représente toujours qu’une petite fraction des 624,2 milliards de dollars que les entreprises investiront cette année, au niveau mondial, en publicité, selon une estimation de l’agence d’achat d’espaces Zenith.
Cette année, Walmart a commencé à publier des posts d’influenceurs sur son site Web pour promouvoir des produits tels que Sofia Jeans by Sofia Vergara et une collection maison de la blogueuse Liz Marie. Quant Unilever — qui avait pourtant averti l’an dernier que la tromperie réduisait la puissance des influenceurs —, il a vu sa division d’investissement accepter, en juin, de prendre une participation dans une société de logiciels qui aide les marques à superviser les campagnes des influenceurs.
Malgré les questions sur la baisse de l’influence, l’argent versé à ces personnalités continue d’augmenter — d’environ 50 % par an depuis 2017, selon Mediakix, qui aide à connecter les marques aux influenceurs. Les prix par publication sur Instagram, par exemple, varient de 200 dollars pour un influenceur ayant seulement 10 000 followers à plus de 500 000 dollars pour les célébrités en ayant des millions, d’après Mediakix.
Une action en justice, lancée ce mois-ci fait allusion aux sommes versées aux personnalités influentes les plus importantes. La chanteuse Ariana Grande a attaqué en justice Forever 21 pour avoir, selon elle, volé son image après son refus de passer un contrat de sponsoring avec le détaillant de vêtements.
Mme Grande, qui compte 165 millions de followers sur Instagram, accuse l’entreprise d’avoir recruté un mannequin qui lui ressemble pour ses posts sur Instagram et son site Web. Le mannequin portait une coiffure et des vêtements similaires à ceux de la pop star dans son vidéoclip 7 Rings, qui compte plus d’un demi-milliard de vus sur YouTube.
« La valeur marchande d’un seul post de Mme Grande sur Instagram va bien au-delà des six chiffres », avance la plainte, qui réclame un minimum de 10 millions de dollars en dommages et intérêts. Forever 21 a rejeté les accusations dans un communiqué.
Akash Mehta, un influenceur avec 293 000 followers sur Instagram, s’est récemment vu offrir cinq fois le prix qu’elle réclame — de 2 000 dollars — pour un seul post. Il a été rémunéré par des marques renommées comme Volvic et l’horloger suisse Ulysse Nardin. Cette offre mirobolante, dit-il, « a été un tournant pour moi. Cela m’a fait comprendre que le marketing d’influence a mal tourné. »
M. Mehta confie avoir accepté l’argent, mais ne pas penser pouvoir rapporter cinq fois la valeur qu’il facture habituellement.
Certaines marques établies éprouvent également des difficultés. Kellogg’s, qui a rémunéré Sophie Radcliffe — spécialiste de course de fond et fan de Special K — pour poster au sujet de son amour des céréales, explique que se démarquer de la masse est devenu difficile. « Les consommateurs prennent conscience de l’influence des influenceurs », déclare Joseph Harper, directeur du marketing dans l’e-commerce de Kellogg’s pour l’Europe de l’Ouest.
Sentant le changement, certaines entreprises repensent leur façon d’utiliser les influenceurs. Banana Republic, qui a eu recours à des personnalités influentes comme Olivia Palermo, une « socialite » qui compte 6,2 millions de followers sur Instagram, se sert également de ses propres clients pour promouvoir ses produits. La chaîne de vêtements appartenant à Gap a fait poser de vrais consommateurs dans leur tenue Banana Republic préférée sur Instagram, en échange de cartes-cadeaux de 150 dollars.
Cassie Fisher, 21 ans, est l’une de ces recrues qui a confié en avoir eu assez des influenceurs n’ayant aucun lien avec les produits dont ils font la promotion. Ce qui la distingue des influenceurs hypocrites, c’est qu’elle achetait déjà la plupart de ses vêtements chez Banana Republic lorsque la marque lui a tendu la main, dit-elle.
« Mes amis et moi en avons marre qu’on nous vende des choses tout le temps, explique Mme Fisher, étudiante à l’Université de Floride du Sud, qui compte 1 342 followers sur Instagram. Quand vous faites défiler votre flux Instagram, vous voyez les contenus sponsorisés se succéder. »
M. Mehta, l’influenceur, a également travaillé comme manager des médias digitaux pour Christian Dior et Estée Lauder où il supervisait leurs programmes en marketing d’influence. Pour lui, les entreprises ne savent pas toujours ce qu’elles achètent.
« Lorsque vous payez pour un panneau publicitaire, vous savez à peu près combien de personnes le verront, explique M. Mehta, 25 ans. Avec Instagram, vous n’en avez aucune idée. Les followers peuvent être achetés. »
A Good Company, le vendeur en ligne, a travaillé avec 4 000 influenceurs pour promouvoir ses produits de papeterie et ses fournitures de bureau écologiques. Il les payait en argent ou en cartes-cadeaux pour leurs publications sur les réseaux sociaux. L’entreprise, qui n’a pas obtenu l’augmentation des ventes escomptée, a envoyé un questionnaire anonyme à ses influenceurs, leur demandant s’ils avaient déjà payé pour des followers, des likes ou des commentaires. Près des deux tiers des personnes interrogées ont répondu par l’affirmative, assure M. Ankarlid, le PDG.
HypeAuditor, une société d’analyse, a enquêté sur 1,84 million de comptes Instagram et à découvert que plus de la moitié d’entre eux avaient triché pour gonfler leur nombre de followers.
Selon Anna Komok, directrice marketing de HypeAuditor, certains influenceurs avaient un grand nombre de followers qui n’étaient pas de vrais individus, ce qui signifie que ces comptes avaient été achetés ou étaient inactifs. Parmi les indices ayant permis de dresser ce constat, on trouve le fait qu’un grand nombre de followers se trouvent en dehors du pays d’origine de l’influenceur.
Tricher est bon marché. Les entreprises connues sous le nom de fermes à clic emploient des personnes pour gonfler le trafic en ligne. Elles vendent 1 000 faux followers sur YouTube pour seulement 49 dollars. Sur Facebook, le même nombre coûte 34 dollars et sur Instagram, 16 dollars, selon Masarah Paquet-Clouston, un chercheur de la firme de cybersécurité GoSecure, qui a collaboré avec d’autres analystes pour recueillir les prix pratiqués.
Facebook et Instagram, qui appartient aussi à Facebook, ont des politiques contre de telles tromperies, affirme un porte-parole de la société. Le géant des réseaux sociaux indique qu’Instagram dispose d’un programme pour supprimer les faux likes, followers et commentaires provenant de comptes utilisant des applications tierces pour augmenter la popularité. YouTube interdit également de telles pratiques trompeuses.
Les impostures des influenceurs coûteront aux annonceurs 1,3 milliard de dollars cette année, estime Roberto Cavazos, professeur de statistiques à l’Université de Baltimore.
A l’inverse, la publicité à la télévision, à la radio, dans les magazines et dans les journaux est fondée sur des mesures normalisées et vérifiées par des tiers, dont notamment Nielsen.
Certains influenceurs trompent les followers en omettant de signaler quand ils sont payés pour poster sur des produits ou des services, comme le prévoit pourtant la Commission fédérale du commerce américaine.
Lorsqu’il a cofondé le détaillant en ligne Beautonomy en 2018, Tom Le Bree pensait « que les influenceurs seraient une panacée et nous apporteraient tout le trafic dont nous avions besoin. »
Beautonomy a travaillé avec des influenceurs qui affichaient environ 100 000 followers sur Instagram et sur d’autres réseaux sociaux. Les influenceurs ont créé leurs propres palettes de maquillage Beautonomy et ont fait la promotion des produits à travers des posts. Beautonomy, en patie détenue par l’entreprise de produits de beauté Coty, a accepté de verser à ces influenceurs un pourcentage sur les ventes. Mais elles n’en ont pas généré suffisamment pour justifier le programme.
L’entreprise s’est alors tournée vers l’achat de publicités sur Facebook et ailleurs, indique M. LeBree.
Le publicitaire James Cole est arrivé au même constat. Il dit avoir travaillé sur des dizaines de campagnes sur les réseaux sociaux avec des influenceurs sans aucun rendement mesurable. Alors, il a arrêté d’essayer.
En lieu et place, M. Cole a fondé H Hub, qui fonctionne plus comme une agence de publicité traditionnelle. Il connecte des photographes, vidéastes et autres créateurs de contenu avec des marques, dont Yelp. Plutôt que de payer des influenceurs, les marques acquièrent du contenu de H Hub et le publient elles-mêmes.
« Quand Instagram s’est lancé, c’était un lieu où l’on regardait les images publiées par ses propres amis ou d’autres personnes en qui on avait confiance, dit-il. Les marques l’ont détruite en injectant leurs messages. Les consommateurs prennent conscience du fait que ce n’est pas parce qu’un influenceur publie des posts concernant un produit qu’il l’apprécie vraiment. »
Le bijoutier Alexis Bittar s’est, lui aussi, éloigné des influenceurs. L’entreprise préfère maintenant créer son propre contenu sur les réseaux sociaux. Ses derniers posts incluent des photos de son van Volkswagen de 1968 siglé Alexis Bittar que l’entreprise exhibe lors d’événements comme l’Art Basel à Miami et le festival de musique de Coachella en Californie.
« Nous avons réduit nos dépenses pour les publications sur les réseaux sociaux, indique Matteo Del Vecchio, directeur général de la société mère d’Alexis Bittar, Deconic, qui appartient à Brooks Brothers. Il était difficile de quantifier comment cela se traduisait en ventes. »
Même avec des propositions de prix élevés, certains influenceurs ont, eux-mêmes, des doutes.
Amber Atherton a attiré l’attention des annonceurs après avoir participé à l’émission de téléréalité britannique « Made in Chelsea ». Puis elle a expérimenté le dilemme vécu par les influenceurs. « Les marques m’offraient 5 000 dollars pour un seul post, dit-elle, même s’il n’était pas adapté à mes followers. » Elle a refusé de promouvoir des produits qu’elle n’allait pas utiliser, assure-t-elle.
Mme Atherton a ensuite fondé Zyper, une société de logiciels qui a aidé Banana Republic et d’autres sociétés à trouver des clients pour les engager comme influenceurs.
Lorsque Ipsy a vu le jour en 2011, sa stratégie d’avoir recours à des influenceurs à la place de faire de la publicité traditionnelle était hors nome. La fondatrice Michelle Phan était également une influenceuse, qui donnait des conseils de maquillage sur YouTube. En 2017, elle avait dix millions de followers. Cette année-là, elle a quitté Ipsy et a cessé de poster sur YouTube.
« La personne que j’étais devant la caméra et celle que j’étais dans la vraie vie ont commencé à se sentir étrangères », avait confié Mme Phan dans une vidéo postée sur YouTube pour expliquer son départ.