L’Europe exporte en Afrique de l’Ouest de plus en plus de poudre de lait ré-engraissée avec des matières grasses végétales. Vendu à bas prix, ce produit concurrence le lait local. Les consommateurs l’utilisent sans savoir qu’il ne s’agit pas d’un produit laitier à proprement parler.
Depuis une trentaine d’années, l’Europe exporte vers l’Afrique de l’Ouest une partie de ses surplus laitiers. C’est un handicap pour les producteurs locaux ayant déjà de nombreuses contraintes. Ne bénéficiant d’aucune subvention, ils peinent à faire face à cette concurrence. En revanche, c’est une aubaine pour les populations urbaines qui ont ainsi accès à des produits abordables financièrement.
Soucieux d’éviter des mouvements sociaux dans les villes, les chefs d’État de la région ont entériné cet état de fait en instaurant, début 2015, des droits de douane de 5 % sur les importations de lait. Mais, depuis, la situation a évolué : les importations d’un substitut de produit laitier venu d’Europe, la poudre de lait maigre ré-engraissée avec des matières grasses végétales, prennent des proportions de plus en plus grandes.
En anglais, on appelle cette matière première la « fat filled milk powder ». En français, on la connaît sous l’appellation « mélange MGV », le sigle désignant les matières grasses végétales. En 2018, 276 892 tonnes de fat filled venues d’Europe ont pénétré le marché ouest-africain, soit une augmentation de 24 % par rapport à 2016. Les importations de poudres de lait entier et écrémé sont quant à elles restées de même niveau : environ 92 000 tonnes arrivent en Afrique de l’Ouest chaque année. Une partie des industriels européens misent sur cette région pour écouler leur fat filled : plus d’un tiers (34,7 %) de leurs exportations partent vers cette région. Le Nigeria est le premier destinataire, suivi par le Sénégal et le Mali. Ces chiffres proviennent d’Eurostat et ont été compilés par l’agro-économiste Jacques Berthelot.
Ces flux commerciaux sont la conséquence de la levée, en mai 2015, des quotas laitiers imposés par l’Union européenne à ses producteurs, et de la hausse de la demande mondiale en beurre. « Les industriels ont produit de plus en plus de crème et de beurre pour ce marché rémunérateur », explique un récent rapport publié par SOS Faim, Oxfam, Vétérinaires sans frontières et un collectif de producteurs ouest-africains dans le cadre d’une campagne intitulée « N’exportons pas nos problèmes ». Mais en fabriquant toujours plus de beurre, les industriels ont produit concomitamment de plus en plus de poudre de lait écrémé. Ils ont accumulé les stocks, ce qui a tiré les prix vers le bas. Or, dans le même temps, le coût des huiles végétales a lui aussi baissé, l’huile de palme devenant par exemple 12 fois moins chère que le beurre. Le mélange de poudre de lait maigre avec de l’huile végétale est de ce fait devenu très bon marché : la fat filled milk powder coûte aujourd’hui 30 % moins cher que la poudre de lait entier.
Au Burkina Faso, ces poudres de lait ré-engraissées sont aujourd’hui « partout ». « Elles sont vendues en petits sachets dans les villes, les villages et même les plus petits des hameaux », témoigne Hindatou Amadou, chargée de plaidoyer au sein de l’Association pour la promotion de l’élevage au Sahel et en savane (APESS), basée à Ouagadougou. Arrivés dans des sacs d’une douzaine de kilos, les mélanges MGV sont reconditionnés sur place. Les principales marques commercialisées à Ouagadougou sont Dano, produite par le danois Arla, Litamilk en provenance de Lituanie, Green Flag d’Irlande, Binco de BelgoMilk de la Belgique et Best Choice des Pays-Bas.
La vente de cette poudre de lait ré-engraissée est d’autant plus aisée que toutes les firmes laitières européennes se sont implantées dans la région ces dernières années, par le biais de filiales ou de joint-ventures (coentreprises). Si environ 20 % d’entre elles, dont Danone, cherchent à privilégier l’utilisation de la production locale, les autres reconditionnent sur place les poudres produites dans leurs usines européennes. Au Burkina Faso, même les mini-laiteries, de petites unités de transformation, utilisent désormais la fat filled pour fabriquer notamment des yaourts. Il y a des bénéfices à faire : si le mélange MGV est vendu sur place environ 30 % moins cher que la poudre de lait entier, il a été exporté par l’UE à « un prix inférieur de 42 % en moyenne au prix de la poudre de lait entier de 2016 à 2018 », selon les calculs de Jacques Berthelot.
Carte issue du rapport de la campagne intitulée « N’exportons pas nos problèmes ».
Jusqu’à présent, les entreprises françaises semblent moins présentes que d’autres sur ce marché. Le groupe Danone a expliqué à Mediapart utiliser la fat filled uniquement dans des crèmes glacées vendues sous la marque Fan Milk au Ghana, en Côte d’Ivoire, au Togo, au Bénin et au Nigeria, pour améliorer la « texture en bouche » de ce produit. Quant au groupe Lactalis, il affirme que « sans les poudres de lait enrichies en matière végétale, c’est toute une partie de la population qui n’accéderait pas aux produits laitiers » en Afrique de l’Ouest.
Ce qui pose problème, c’est que la plupart du temps, les consommateurs croient acheter des produits contenant des matières grasses animales, n’ayant pas l’habitude de consulter la liste des composants. Ils sont d’autant moins informés que certains emballages ne comportent aucune inscription : « On se trouve parfois en présence de sachets transparents sans étiquette, comme ceux produits par les mini-laiteries. On n’a donc pas l’information nécessaire pour faire des choix raisonnés », dit Hindatou Amadou.
Autrefois, « les consommateurs faisaient bien la différence entre les poudres de lait entier et les produits qui utilisaient cette fat filled. Ils appelaient ces derniers “lait de deuxième qualité”, précise Christian Corniaux, chercheur au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad) et auteur avec son collègue Guillaume Duteurtre d’une étude sur le commerce de poudre de lait ré-engraissée, conduite sous la supervision de SOS Faim et Oxfam. Christian Corniaux ajoute : « Aujourd’hui, la fat filled entre dans tous les mélanges et remplace peu à peu la poudre de lait entier. Pour les produits industrialisés des marques européennes, la composition est en général bien précisée sur l’emballage. Mais c’est écrit petit et, souvent, l’iconographie utilisée sur le packaging – un enfant avec un verre de lait, une vache, des pâturages, par exemple – brouille le message. »
Or, la consommation de ces substituts « peut donner lieu à des déséquilibres nutritionnels pour les personnes pour qui l’ensemble des constituants du lait (et notamment les matières grasses) sont nécessaires d’un point de vue nutritionnel. C’est le cas par exemple des nourrissons », soulignent conjointement Christian Corniaux et Guillaume Duteurtre. Pour l’instant, aucune étude n’a été menée concernant de possibles effets de la consommation des mélanges MGV sur la santé. Ce qui est certain, c’est qu’en Afrique de l’Ouest, aucun étiquetage ne respecte le « codex Alimentarius » établi par l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et l’Organisation mondiale de la santé (OMS) : contrairement à ce qu’il recommande, les fabricants ne précisent pas sur les emballages que ces produits ne doivent pas être utilisés pour les nourrissons.
La France, rappellent Christian Corniaux et Guillaume Duteurtre, a longtemps interdit la production et l’importation de tels produits afin, entre autres, de « protéger la santé publique » et « protéger le consommateur contre toute tromperie ». Elle n’a levé cette interdiction qu’après avoir été condamnée, en 1988, par la Cour de justice européenne pour entrave à la libre circulation des marchandises. « Ce qui est gênant, remarque Christian Corniaux, c’est que l’on trouve des produits européens contenant des fat filled sur le marché ouest-africain qui n’existent pas en Europe. »
« Les décisions qui se prennent en Europe ont une conséquence directe sur nous »
Autre motif d’inquiétude : les importations de fat filled rendent plus difficile encore la vie des producteurs de lait locaux, dont les coûts de production restent élevés, et diminuent la possibilité pour eux de développer leur production (laquelle ne peut actuellement satisfaire que la moitié de la demande à l’échelle de la région). « Ils n’arrivent plus à faire face à cette concurrence accrue. Certains pensent qu’il n’est pas indiqué pour eux de se focaliser sur la filière laitière. Les femmes, très présentes dans la transformation du lait, ne s’y retrouvent pas non plus, alors qu’elles tirent l’essentiel de leurs revenus de cette activité », rapporte Hindatou Amadou. Et il ne s’agit pas d’une question marginale : l’élevage représente une part importante de l’économie de plusieurs pays de la région. Au Mali, par exemple, 30 % de la population vit directement de cette activité.
Afin de protéger la filière, des producteurs se sont associés dans certaines régions du Burkina Faso avec des transformateurs et des vendeurs pour créer des cadres de concertation et fixer ensemble les prix du lait. Des organisations paysannes mènent depuis un an une campagne régionale, « Mon lait est local », pour amener les pouvoirs publics à les soutenir. « On est conscients que la production locale actuelle n’est pas en mesure de répondre à la demande. Mais on est aussi conscients que l’Afrique de l’Ouest a un potentiel de bétail suffisant pour satisfaire cette demande, à condition que la production soit accompagnée et promue. Actuellement, seulement 2 % de la production de lait est collectée et transformée », indique Hindatou Amadou, qui coordonne cette campagne. Ce plaidoyer a permis de convaincre la Communauté économique et monétaire de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao) de travailler à l’élaboration d’une politique régionale pour protéger son lait.
« Les actions menées en Afrique de l’Ouest ne suffisent pas. Les décisions qui se prennent en Europe ont une conséquence directe sur nous. Il faut des actions conjointes pour arriver à des résultats probants », commente Hindatou Amadou. Les initiateurs de la campagne « N’exportons pas nos problèmes » appellent l’UE à réguler le marché du lait, en arrêtant la surproduction – laquelle cause aussi du tort aux producteurs européens –, ainsi que les exportations déstabilisant des pays en développement. Ils relèvent l’incohérence des politiques commerciales et agricoles de l’UE avec sa politique de coopération au développement, dont une partie est censée renforcer les filières alimentaires de certains pays du Sahel. Parmi les solutions qu’ils préconisent : l’instauration de taxes à l’importation ou à l’exportation, la mise en place de mesures permettant de compenser le bas prix des produits européens, conséquence des subventions de la politique agricole commune.
L’augmentation de l’utilisation des mélanges MGV à base d’huile de palme pose également un problème environnemental. L’extension de la culture de palmiers à huile « provoque des dégâts environnementaux, et de manière croissante, dans de nouvelles zones de production, y compris en Afrique de l’Ouest », notent ces activistes, qui insistent aussi sur la déforestation, l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre et les conflits fonciers induits.
En attendant des décisions politiques fortes en Europe et en Afrique de l’Ouest, le commerce des fat filled va probablement continuer à se développer en raison de la croissance démographique et de l’urbanisation, qui tirent à la hausse la demande en produits laitiers. Une autre évolution devrait contribuer à son essor : l’ouverture de supermarchés à capitaux étrangers et de taille moyenne dans les villes, où les centres commerciaux étaient jusque-là rares. « Cette nouvelle façon de distribuer va modifier la façon de consommer. Cela peut jouer sur la consommation de ces fat filled, même si la guerre des prix se joue sur le lait UHT, produit d’appel, plutôt que sur le lait en poudre », estime Christian Corniaux.