Avant les élections de mi-décembre, habitants et militants du Nord racontent leur quotidien fait d’intimidations et de passages à tabac par les troupes du gouvernement de Faure Gnassingbé, dont la famille est au pouvoir depuis plus de cinquante ans.
Chaque soir, le cavalier et sa monture reçoivent une volée de balles. La statue, construite à la gloire des «guerriers bâtisseurs» de l’ethnie Tem, est devenue un symbole honni par le pouvoir togolais. Elle a été érigée en 2013 sur la place centrale de Kparato, à côté du baobab sacré. Aujourd’hui, le cheval s’effrite sous les balles des soldats, des trous gros comme le poing sont visibles sur sa croupe et ses jambes arrières menacent de flancher. Kparato est le village natal de Tikpi Atchadam, l’homme qui a réveillé l’opposition l’an dernier en déclenchant un vaste mouvement de contestation à travers le pays. L’emblème de son Parti national panafricain (PNP) est un cheval cabré.
«Les militaires sont venus à sept véhicules dimanche soir. Ils ont ouvert le feu sur la statue, ils espéraient certainement provoquer une réaction des villageois»,
raconte un habitant qui refuse de donner son nom «par peur des conséquences». Ce mercredi matin, dans l’enfilade d’un couloir où circule un courant d’air frais, il a installé deux chaises en plastique à l’abri des regards, derrière l’une des mosquées de Kparato. «Nous sommes restés calmes. Après la prière, on a demandé aux gens de rentrer chez eux, et aux jeunes de ne pas parler aux soldats, poursuit-il.L’an dernier, les militaires s’étaient carrément installés ici, ils frappaient au hasard, tout le village a fui pendant un mois.» Cette fois, Tikpi Atchadam, réfugié au Ghana voisin, a diffusé un message audio dénonçant «une pièce de théâtre macabre» et appelant ses partisans à la retenue.
Manifestations géantes
Un autre symbole avait déclenché la fureur du régime quelques jours auparavant. A cinq kilomètres de Kparato, dans la ville de Sokodé, le PNP a installé son siège dans l’ancien cinéma Imperial, une grande bâtisse carrée connue de tous. «C’est un lieu historique, ce fut la première salle du Nord-Togo, décrit un jeune proche de l’opposition. Pour le pouvoir, c’est un affront, il ne tolère pas cet affichage. Pendant la nuit du 24 octobre, ils ont repeint les murs pour effacer les couleurs du PNP [rouge et noir, ndlr]. Le 26, le siège du parti présidentiel [Unir] a connu un incendie : ils ont accusé l’opposition. Depuis, les militaires tirent en l’air tous les soirs pour terroriser la ville.» Le militant a donné rendez-vous dans un hôtel discret, au milieu des champs de maïs. L’endroit est désert mais il ne peut s’empêcher de baisser la voix : «Sokodé est la ville la plus surveillée du Togo. Il y a une tradition de contestation et de détermination chez les Tem. Tout le pays sait que quand Sokodé sort dans les rues, ça devient sérieux.»
Le président Faure Gnassingbé en a parfaitement conscience. Il a succédé à son père, Eyadema, en 2005 (lui-même au pouvoir pendant trente-huit ans), avant d’être réélu en 2010 et 2015 lors de scrutins entachés d’irrégularités. Si le Sud-Togo a toujours été une terre d’opposition, le Nord est considéré comme le bastion du régime : aucune dissidence n’y est tolérée. En réveillant les populations septentrionales l’an dernier, le PNP a changé la donne. «Comme beaucoup de jeunes Togolais, j’adorais la politique mais je n’étais pas actif. Tikpi Atchadam m’a galvanisé, raconte le jeune homme. J’ai connu cinq présidents français, mais dans le même temps, ici, une seule famille règne ! Quand je vois les pays voisins, qui ont tous peu à peu conquis la démocratie, j’ai honte pour le Togo.»
L’armée a été immédiatement déployée à Sokodé pour étouffer la contestation. Les militaires ont pris leurs quartiers dans une ancienne brasserie réquisitionnée. «Sokodé, ville de paix et de prospérité, vous souhaite la bienvenue», indique une pancarte à l’entrée de la ville. «Jamais le pouvoir n’aurait imaginé une telle mobilisation. Il a été surpris, nous aurions dû en profiter davantage», regrette notre habitant, qui parle d’une «occasion manquée». Après six mois de crise, la coalition des partis d’opposition (C14) a accepté l’ouverture de négociations, sous l’égide de la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (Cedeao), en début d’année. Les manifestations géantes ont cessé à Lomé. Une feuille de route a été tracée, devant mener à des élections locales et législatives les 16 et 20 décembre.
«On me salue seulement la nuit»
Depuis plusieurs mois, le «dialogue» entre l’opposition et le pouvoir s’était doucement enlisé – une constante de la politique togolaise – jusqu’à l’annonce du recensement électoral. Selon la feuille de route, l’opération devait être organisée par une Commission électorale nationale indépendante (Céni) comprenant autant de membres de la C14 que de l’Unir. Or cette instance paritaire n’est toujours pas entrée en fonction. Dénonçant un recensement «biaisé», l’opposition a appelé au boycott. «Les militaires, qu’on ne voyait plus dans les rues, ont refait leur apparition, décrit l’habitant de Sokodé. Soi-disant pour sécuriser les volontaires qui veulent se faire recenser. La tension est remontée d’un coup. On sait que jusqu’aux élections, la ville va être bouclée.»
De l’autre côté de la montagne d’Alédjo, 70 kilomètres plus au nord, le long de la RN1 qui sert de colonne vertébrale au Togo, un autre opposant en a fait les frais. Essowè Passou, 42 ans, est membre de l’Alliance nationale pour le changement (ANC, le principal parti d’opposition) et le représentant de la C14 à Kara. Sur le seuil de sa maisonnette, il fait un signe de la main au visiteur. L’intégralité de sa jambe droite est plâtrée, un hématome recouvre son tibia gauche, quelques cicatrices sont visibles sous ses cheveux ras. En boitillant, il referme la porte de sa cour, calme son chien excité, et s’assoit à l’ombre.
«Nous devions distribuer des tracts appelant au boycott du recensement électoral, explique-t-il. C’était le 15 octobre. Le soir, un individu est entré chez moi en sautant le mur. Le chien a aboyé, je suis sorti avec mon coupe-coupe. Au même moment, une dizaine de personnes ont défoncé la porte en tôle de la concession. Je me suis réfugié dans le garage. Ils ont cassé la fenêtre, m’ont assommé avec une planche, m’ont tiré dans la cour pour me tabasser.» Essowè Passou est formel : ses assaillants étaient des miliciens du régime. «J’en ai reconnu plusieurs», dit-il.
Kara est le fief du pouvoir. Le berceau de la famille Gnassingbé, Piya, est à moins de 20 kilomètres. Ici plus qu’ailleurs, l’opposition n’a pas droit de cité. Aucune manifestation n’a pu s’y dérouler l’an dernier. Par le passé, le délégué de l’ANC dit avoir déjà été menacé de mort, arrêté et fouetté par des policiers, étranglé par des supporteurs zélés du régime. «On me salue seulement la nuit, je suis pestiféré», avoue-t-il. Après son hospitalisation, qui a duré douze jours, et malgré les témoignages de soutien envoyés par les poids lourds de la C14, Essowè Passou a songé à quitter Kara pour de bon. «Ça m’a traversé l’esprit, mais pour aller où ? Je n’ai pas de ressources, je suis simple clerc d’avocat.» La violence de la répression est un signe, selon lui, de l’inquiétude du clan présidentiel. «Ils reviennent aux méthodes brutales car ils se sentent vraiment menacés.» Toujours plus au nord, la petite ville de Kandé, carrefour planté au milieu des tecks, a aussi été portée à ébullition récemment. Le mouvement de contestation, porté par une poignée de jeunes militants, a pris une forme inédite. Pendant deux semaines, les vendeurs du marché ont mené une grève des taxes. «Il fallait trouver quelque chose de nouveau. Notre marche, le 25 août, avait été dispersée par des tirs de gaz lacrymogènes, raconte Crépin Gnanta, 29 ans, ancien leader étudiant. Nous dénoncions le sous-développement de Kandé, oublié du pouvoir central. Il n’y a aucune usine dans la région : tous les jeunes partent chercher du travail au Nigeria ou bien vendent de l’essence de contrebande. L’hôpital est vétuste, les infrastructures font défaut…»
La troisième semaine, les collecteurs des impôts sont venus accompagnés de gendarmes et de policiers au marché de Kandé, tandis que l’armée s’installait dans les artères de la ville. «Nous avons suspendu le mouvement, nous voulons rester pacifiques, explique Crépin Gnanta, assis devant l’atelier d’informatique qu’il a ouvert en début d’année.Nous nous concentrons désormais sur la sensibilisation de la population aux élections locales. Le dernier scrutin date de 1986 ! Nous ne donnons aucune consigne de vote, nous disons simplement aux gens : « Votez en fonction des projets de développement, pas en fonction des dons de riz, de spaghetti ou de savon. »» Par la grâce des réseaux sociaux, le mouvement de Kandé a eu un retentissement national. «Plusieurs groupes de jeunes nous ont contactés pour nous demander comment répliquer l’expérience chez eux, affirme Crépin Gnanta. On leur dit de s’organiser d’abord localement et surtout, on les met en garde : il y aura des menaces, des intimidations, des pressions familiales, etc.»
«Il n’y a pas de problème politique»
A 500 kilomètres de là, dans la capitale, le secrétaire exécutif du parti présidentiel, Aklesso Atchole, balaye ces épisodes de protestation d’un revers de la main. «A Kandé, la RN1 est en réfection, les travaux ont pris un peu de retard, c’est vrai, mais il n’y a pas de problème politique.» L’administration de l’Unir est curieusement installée sous une immense tente climatisée dressée au milieu d’un terrain nu, dans le centre de Lomé. Le patron reçoit dans son bureau, entre deux audiences : «Ce que nous appelons crise politique au Togo, c’est une exagération, les institutions fonctionnent bien, explique-t-il. Le recensement s’est déroulé dans la sérénité la plus complète. La participation est au-delà de nos attentes.»
Mais la querelle autour de la composition de la Céni ? «Aucune chance que cela fasse dérailler le processus électoral», rassure Aklesso Atchole. Les troubles à Sokodé ? «Les propriétaires du local du PNP ont voulu repeindre leur bien, c’est un choix de la famille…» La bastonnade dont a été victime Essowè Passou? «Un fait divers, que le militant essaye de maquiller en acte politique !» Le patron de l’Unir raccompagne aimablement le visiteur à l’entrée de la tente : «Le Togo a l’habitude de voir du politique partout, c’est une tradition, sourit-il. Pendant ce temps, le Président, lui, est toujours à l’écoute de la population.»