L’agression russe s’explique par l’évolution du régime de Vladimir Poutine, l’échec de la dissuasion des Occidentaux et l’absence d’une architecture de sécurité proposée en vain par Emmanuel Macron
Les faits – Alors que la Russie a lancé jeudi une offensive majeure contre l’Ukraine, les pays occidentaux préparent une nouvelle salve de sanctions contre Moscou. Des missiles se sont abattus sur plusieurs villes d’Ukraine. Kiev a indiqué que des colonnes de troupes avaient franchi les frontières de l’Ukraine depuis la Russie et la Biélorussie, avec en outre des débarquements de soldats dans les villes portuaires d’Odessa et de Marioupol dans le sud de l’Ukraine. Selon un conseiller de la présidence ukrainienne, les soldats ukrainiens affrontent les forces russes sur la quasi-totalité de la frontière entre les deux pays, y compris dans la région proche de la centrale nucléaire de Tchernobyl. De violents combats ont lieu dans les régions de Soumy, de Kharkiv, de Kherson et d’Odessa, ainsi que dans un aéroport militaire près de la capitale Kiev.
Comment en est-on arrivé là ? Comment, en 2022, la Russie – membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU et puissance nucléaire – peut-elle nier le droit à l’existence d’une Ukraine indépendante et la bombarder au petit matin ? « What Went Wrong ? » comme disent les Américains. Qu’est-ce qui a mal tourné ?
Vladimir Poutine, en premier lieu. Il est, à l’évidence, le premier responsable de cette brutale dégradation de la situation internationale. Mais la capacité des Occidentaux à le dissuader d’agir ainsi n’a pas fonctionné non plus. Mission impossible ? Si c’est le cas, il n’y a plus qu’à signer le constat de notre impuissance. Cette manifestation de l’affaiblissement occidental aura de sérieuses conséquences stratégiques, bien au-delà de l’Ukraine. Faute d’une dissuasion efficace, nous avons la guerre. Les événements en cours sont aussi le résultat d’un échec collectif, celui de « réinventer une architecture de sécurité et de confiance » en Europe, comme le proposait, en 2019, le président Macron.

Vladimir Poutine, premier responsable
Le président russe porte l’essentiel de la responsabilité de la crise. Au pouvoir depuis 1999, il s’est à la fois radicalisé et isolé. Les images télévisées de lundi dernier, avec la mise en scène du Conseil de sécurité puis sa longue diatribe diffusée le soir-même, montrent, plus que de subtiles analyses kremlinologiques, ce qu’est devenu son règne. Le « tsar » ne craint plus de terroriser ou d’humilier publiquement ses principaux collaborateurs, comme le chef des services secrets ou le ministre des Affaires étrangères. Il faut sans doute remonter à Staline – mais sans la télévision – pour trouver de tels précédents. Après la mort du « petit père des peuples », la direction soviétique était redevenue beaucoup plus collective. Des points de vue différents pouvaient s’y exprimer, à condition que ce soit derrière les portes closes. Ce n’est plus le cas : Poutine décide seul.
Lundi soir, le président russe a longuement exposé sa vision de l’histoire ukrainienne, un sujet devenu obsessionnel chez lui. En juillet 2021, il avait déjà publié un long article dans lequel il contestait l’indépendance de son voisin, au nom de « l’unité historique des Russes et des Ukrainiens ». Il sait que l’année 2022 marque la centième anniversaire de la création de l’Union soviétique, le 30 décembre 1922. L’URSS ne regroupait alors quatre républiques : la Russie, l’Ukraine, la Biélorusse etla Transcaucasie (Géorgie, Arménie et Azerbaïdjan).
En 2005, Vladimir Poutine affirmait que « celui qui ne regrette pas la disparition de l’Union soviétique n’a pas de cœur et celui qui veut la reconstituer n’a pas de cerveau ». Dix-sept ans plus tard, la question se pose donc : le président russe a-t-il encore toute sa tête ?
En 1990, l’ancien dissident Alexandre Soljenitsyne proposait de « réaménager notre Russie » autour de l’union de ce noyau, sans le Caucase. Mais, en 2005, Vladimir Poutine affirmait de son côté que « celui qui ne regrette pas la disparition de l’Union soviétique n’a pas de cœur et celui qui veut la reconstituer n’a pas de cerveau ». Dix-sept ans plus tard, la question se pose donc : le président russe a-t-il encore toute sa tête ?
On le sait, le pouvoir isole tous ses détenteurs, et le pouvoir absolu finit par les isoler absolument. « En plus, il y a un effet Covid », assure un bon connaisseur du Kremlin. « Poutine est personnellement terrorisé par le virus. Il ne voit presque plus personne et exige une grande distanciation sociale » comme l’ont illustré les photos de l’immense table autour de laquelle il reçoit ses hôtes. Obsession politique + isolement personnel + absence de contre-poids et de freins : tous les ingrédients de la course à la guerre étaient réunis.
La dissuasion occidentale en échec
Malgré les nuages qui s’accumulaient et les avertissements américains, rien d’irrémédiable n’avait encore été commis, jusqu’aux premières heures de jeudi lors du déclenchement des opérations militaires russes. Cet « acte de guerre », selon les mots d’Emmanuel Macron, les Occidentaux ne sont pas parvenus à dissuader la Russie de le commettre. C’est un échec, lourd de conséquence.
Dissuader l’autre d’agir, c’est le convaincre qu’il a plus à perdre qu’à gagner. Plus l’interlocuteur est déterminé, plus haut il faut placer la barre. Dans le cas ukrainien, nous sommes dans ce que les stratèges appellent une « asymétrie des enjeux » : le sort de l’Ukraine est plus importante pour Moscou qu’il ne l’est pour les Occidentaux. Poutine est donc prêt à prendre plus de risques que le camp d’en face. Il le montre. Pour rétablir l’équilibre et préserver le statu-quo, les Occidentaux n’avaient d’autres choix que d’être plus menaçants, avec des formules du style : « Toutes les options sont sur la table » ou « Nous n’excluons aucun moyen pour venir en aide à l’Ukraine si elle est attaquée ». Ni les Américains, ni les Européens n’ont choisi de s’engager dans cette voie, alors même que les Américains annonçaient depuis plusieurs semaines « l’imminence » d’une attaque, sur la base de renseignements qui s’avèrent exacts.
Les Occidentaux se sont contenté de menacer la Russie de nouvelles sanctions économiques, alors que les Etats-Unis évacuaient leur ambassade de Kiev vers Lviv, plus à l’ouest, que l’Allemagne n’acceptait de livrer quelques casques à l’armée ukrainienne et que le Président français a cru jusqu’au bout pouvoir parvenir à une désescalade par la seule voie diplomatique.
En face, Vladimir Poutine l’a bien compris – et en cela il est rationnel : personne à l’Ouest, ne veut « mourir pour Kiev » et encore moins pour Kharkov, Marioupol ou Odessa. La Russie pouvait donc agir, en acceptant d’en payer le prix en termes de sanctions. Elle s’y est d’ailleurs préparé, alors qu’elle est déjà sous un régime de sanctions depuis l’annexion de la Crimée en 2014 ou les agressions contre les opposants (Skripal, Navalny).
En matière de dissuasion face à une puissance militaire déterminée, les sanctions économiques se révèlent donc être un sabre de bois. Elles ne servent qu’à punir, pas à prévenir. Entre temps, l’Ukraine se retrouve seule, comme jadis la Tchécoslovaquie face à Hitler (1938) ou la Finlande face à Staline (1939-1940).
L’affaiblissement de la capacité dissuasive des Occidentaux traduit la fin de leur hégémonie. En 1999, lors de la guerre du Kosovo, la Russie, très affaiblie, l’avait douloureusement vécu de son côté
Certes, l’Otan conserve une capacité de dissuasion, grâce notamment au parapluie nucléaire américain, pour les pays membres de l’Alliance atlantique. Le statut des pays baltes, de la Pologne ou de la Roumanie est radicalement différent de celui de l’Ukraine, et c’est justement pourquoi celle-ci tenait tant à rejoindre l’Otan. Reste que, jusqu’à présent, les Russes n’ont jamais véritablement tester la détermination de Washington, de Paris ou de Berlin à « mourir pour Tallin, Vilnius ou Riga ».
L’affaiblissement de la capacité dissuasive des Occidentaux traduit la fin de leur hégémonie. En 1999, lors de la guerre du Kosovo, la Russie, très affaiblie, l’avait douloureusement vécu de son côté. Elle n’était pas parvenu à empêcher l’Otan d’attaquer la Serbie – son allié. Vingt-trois ans plus tard, Moscou prend sa revanche sur le dos des Ukrainiens. Cette perte de puissance se constate ailleurs : au Mali, la France n’a pas réussi à « dissuader » les autorités de faire appel aux mercenaires de Wagner. En Syrie, les Occidentaux n’avaient pas pu empêcher les interventions militaires russes et turques. Qu’en sera-t-il demain avec la Chine à Taïwan ?
L’absence d’une « architecture de confiance et de sécurité »
Après 1989-1991, l’Europe s’est reconstruite sur la base d’une victoire de l’Occident et d’une défaite de la Russie. Les spécialistes peuvent en débattre à l’infini, mais c’est ainsi que les Russes l’ont perçu dans leur immense majorité. L’ordre européen issu de l’après-guerre froide ne leur convenait pas. Naguère l’un des « deux grands » avec les Etats-Unis, la Russie est devenue une puissance « révisionniste » qui cherche à déstabiliser l’« architecture » européenne à son profit.
Les trois dernières décennies ont laissé un goût de cendres dans les bouches russes. Après le Kosovo, il y a eu, en 2003, l’attaque des Etats-Unis contre l’Irak, puis celle de l’Otan contre la Libye en 2011.
Essentiellement préoccupés par la Chine, les Etats-Unis ont finalement relégué la Russie au statut humiliant de « puissance régionale », avant que celle-ci ne se rappelle à leur souvenir en Ukraine.
Sous le parapluie américain, des pays européens ont adopté une ligne de défiance et de confrontation avec Moscou : c’est le cas du Royaume-Uni, de la Suède, de la Pologne, des Baltes, par exemple. D’autres ont une attitude plus ouverte : l’Allemagne, l’Italie, la Hongrie ou la France.
Ainsi, en 2019, Emmanuel Macron accueillait Vladimir Poutine en tête à tête au Fort de Brégançon, puis plaidait pour une « nouvelle architecture de confiance et de sécurité » incluant la Russie. Cette architecture devait inclure des discussions sur les armes à portée intermédiaires, les forces conventionnelles, le cyber, les échanges d’informations, etc. Vis-à-vis de Moscou, le Président français pratiquait le « en même temps » : « dialogue » et « fermeté ». Ses efforts, réels, ont été vains. Incomprise par nos alliés, méprisée par Moscou – qui n’y voyait qu’une idée française de peu d’influence – cette « architecture » n’a jamais vu le jour. De cet échec, les Ukrainiens en paient aujourd’hui le prix très lourd. Ils ne seront peut-être pas les seuls.