Syndicats et mouvements citoyens avaient appelé lundi, date anniversaire de la commémoration du coup d’État manqué du 16 septembre 2015, à une grande journée de manifestations et de grèves à Ouagadougou. Ils s’inquiètent du recul des acquis sociaux et des libertés fondamentales, sur fond de dégradation sécuritaire avec la multiplication des attaques terroristes.
Ouagadougou (Burkina Faso), de nos envoyés spéciaux.– Devant la polyclinique, non loin du grand marché de Ouagadougou, une petite grappe d’infirmières et de secrétaires s’est agglutinée devant la porte en fer. « Ils ont gazé la marche pacifique », lâche le garde à l’entrée, laconique. « C’est déplorable ! Ce gouvernement est en train de devenir vraiment autoritaire », déplore un passant qui assiste au petit comité de mines déconfites.
À quelques pas de là, dans les fumées qui nimbent encore le quartier, un jeune homme brandit un drapeau rouge, le visage perlé de sueur. Il exulte : « Ce gouvernement est encore pire que l’ancien, il faut le faire tomber ! » Des cordons d’hommes en gilet de sécurité se forment autour du périmètre de la Bourse du travail. « S’il vous plaît, les amis, restons disciplinés ! Rentrez à l’intérieur ! », lance un homme baraqué, la chemise trempée et les yeux boursouflés. « Moi, je ne rentre pas dedans ! S’ils nous gazent à l’intérieur, ils vont tous nous tuer en une fois », hurle une femme. En face, un cordon de CRS casqués fait mur. Dans son dos, plusieurs policiers rechargent leur lance-grenades.
Quelques minutes auparavant, le cortège de quelque 2 000 personnes était sorti du quartier général des travailleurs et avait entamé une marche dans les rues de Ouagadougou avant d’être dispersé sans ménagement.
À l’appel de l’Unité d’action syndicale (UAS) et de plusieurs organisations de la société civile, les Burkinabè profitaient de cette journée de commémoration du coup d’État manqué du 16 septembre 2015 pour protester contre le recul des acquis sociaux et des libertés fondamentales, la corruption et « l’occupation de forces étrangères », sur fond de dégradation sécuritaire avec la multiplication des attaques terroristes.
Un membre du MBDHP, le mouvement burkinabè pour la défense des droits et des peuples le 16 septembre 2019 à Ouagadougou. © OM
Étudiants, avocats, journalistes, professionnels de la culture, mais aussi médecins, vétérinaires, enseignants, représentants d’agriculteurs et d’éleveurs… Tous ont des comptes à demander aux équipes de Roch Marc Christian Kaboré, devenu président du Burkina Faso en 2015 à la faveur d’un large mouvement de protestation qui avait permis le renversement de l’ancien président Blaise Compaoré.
« S’ils sont au pouvoir, c’est grâce à notre résistance historique », crache dans un micro Éric Ismaël Kinda, porte-parole du Balai citoyen, organisation issue de la société civile, excédé par cet usage de la force qui a fait plusieurs blessés légers.
« La manifestation d’aujourd’hui est centrée sur la protestation de l’ensemble des couches populaires contre l’utilisation de l’insécurité pour justifier la démission du gouvernement sur sa politique sociale. » À l’écart de la tribune, abrité sous un arbre, Pissyamba Ouédraogo est venu sous le drapeau du Syndicat national des travailleurs de la santé humaine et animale (SYNTSHA).
Depuis le 21 mai, une grève des infirmiers, médecins et autres agents de la santé paralyse les hôpitaux publics. Les six principaux syndicats du secteur exigent l’application du protocole d’accord, signé avec le gouvernement en 2017, sur l’amélioration des services de santé et d’élevage et le respect des droits des travailleurs, « mais ça fait deux ans et demi qu’on attend et cinq mois que nous sommes en lutte », explique-t-il.
Malgré l’augmentation des effectifs de santé entre 2006 et 2010, le Burkina Faso souffre toujours d’une grave pénurie d’agents de santé qualifiés. Dans un pays qui compte moins d’un médecin pour 10 000 habitants, l’accès à la santé reste conditionné à la possibilité de voyager, de pouvoir acheter soi-même ses médicaments avant de se rendre à l’hôpital ou d’avoir les moyens de s’orienter vers les cliniques privées : impossible pour la plupart des Burkinabè dont plus de 40 % vivent sous le seuil de pauvreté et jusqu’à 70 % dans certaines provinces.
« Ici, si tu es malade, si tu n’as pas beaucoup d’argent, tu meurs, déplore Amidou, chauffeur de taxi. Il n’y a pas assez de médicaments, si tu veux t’en procurer, il faut payer très cher. Par exemple, il n’y a rien pour soigner le palu [le paludisme], tu vas à la pharmacie, on te donne du paracétamol. Depuis quand le paracétamol soigne le palu ! »
Les professionnels de santé, sous pression et exténués, se plaignent de cette mauvaise gestion du secteur, de leurs bas salaires mais aussi de la mauvaise formation, des équipements vétustes ou en panne, des services d’urgence et de chirurgie fermés ou saturés, notamment dans les grandes villes où les Burkinabè venus des campagnes affluent en quête d’une meilleure prise en charge.
À cela s’ajoutent désormais les menaces et les enlèvements dont font l’objet les personnels de santé, notamment en dehors de la capitale où plusieurs groupes armés affiliés à Al-Qaïda et au groupe État islamique gagnent du territoire et de l’influence. Fonctionnaires et donc considérés comme proches des autorités, plusieurs médecins et directeurs de centres ont été exécutés ces derniers mois dans le nord du pays. D’autres ont été kidnappés par les djihadistes qui opèrent dans ces zones.
« Ces groupes sont en manque de compétence médicale pour tout ce qui est chirurgie de guerre et soins de premiers secours, note un bon connaisseur de la situation. C’est terrible mais c’est courant dans tous les théâtres du même type. »
Selon le Comité international de la Croix-Rouge, plus de 500 000 personnes ont vu leur accès aux soins de santé rompus ou drastiquement diminués ces six derniers mois à cause des attaques des groupes armés. Le nombre de centres de santé fermés ou en service minimum a été multiplié par douze en huit mois et environ 125 ont subi des attaques principalement dans les régions du Sahel et du Centre-Nord.
Une situation alarmante qui concerne aussi les enseignants dans plusieurs régions du Burkina Faso. Le 23 août dernier, l’Unicef a publié un rapport, SOS Enfants, dans lequel l’organisation déplore la multiplication des offensives contre les établissements scolaires, les élèves et les professeurs. Au Burkina Faso, près de 2 000 écoles sont actuellement fermées ou désertées et n’accueilleront pas les élèves à la rentrée ; 9 000 professeurs ne reprendront pas non plus le chemin des établissements scolaires en octobre.
Pour remédier à ce phénomène, les autorités et les acteurs de la société civile ont trouvé des stratagèmes. Depuis plusieurs mois, la radio est devenue un canal d’apprentissage privilégié avec la diffusion sur plusieurs antennes de cours de français ou de mathématiques. Le ministère de l’éducation a aussi mis en place des sessions intensives pour permettre aux élèves concernés de récupérer leur retard et des sessions de rattrapage pour ceux qui n’ont pas pu passer leur bac cet été.
Face à ces violences et au collet qui se resserre sur le cou des populations dans toutes les zones frontalières du pays, avec des épisodes particulièrement violents dans la province du Soum (nord) mais désormais aussi à l’est, à l’ouest et dans une moindre mesure au sud, près de 280 000 personnes ont fui leurs foyers, selon le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies.
Badini, étudiant de 22 ans, originaire d’un petit village à 15 km de la frontière malienne, fait partie de ces gens qui ont dû partir. « Désormais, c’est un village fantôme, il n’existe plus, il a été déserté après des attaques et des menaces des groupes armés, il y a aussi une répression qui ne dit pas son nom, venant des forces de sécurité. Je suis parti en premier et ma famille a fui peu de temps après. On ne peut pas y retourner. C’est terrible car les gens perdent tous leurs moyens de subsistance. »
n peut craindre une crise alimentaire »
Une large partie de ces déplacés sont des agriculteurs et des éleveurs qui ont dû laisser derrière eux plantations et bétail. Ceux qui restent en dépit de tout sont les victimes régulières de racket par les groupes armés, tandis que les forces de sécurité régulières leur interdisent désormais les plantations de céréales et de toutes herbes hautes, arguant qu’elles rendent difficiles la surveillance et permettent aux djihadistes de se cacher.
« Les terroristes viennent piller les biens des éleveurs, ils prennent tout, le bétail est volé, les champs sont brûlés, déplore un employé du ministère de l’agriculture. Certains éleveurs ont dû brader leurs animaux pour pouvoir s’en sortir. Il y a des gens qui ont vendu leurs bœufs à 25 000 francs CFA (38 euros), juste pour pouvoir s’en débarrasser et avoir un petit pécule avant de quitter leur localité. »
Cette situation amplifie les besoins humanitaires et l’insécurité alimentaire. Emmanuel Bonnet, chargé de recherche à l’IRD/UMI Résiliences, à Ouagadougou, s’inquiète d’une grave crise alimentaire à venir, alors que l’agriculture comme moyen de subsistance concerne encore 86 % de la population active du Burkina. « Dans le nord et le Sahel, on peut craindre lors de la prochaine soudure une crise alimentaire ayant des conséquences sanitaires importantes. Les agriculteurs ont peu cultivé cette année en raison des menaces djihadistes, des migrations, des mesures imposées par l’armée. S’ajoute à cela une saison des pluies inégale et peu abondante », met-il en garde.
« Les gens ne peuvent plus s’occuper de leur bétail ou cultiver, ça veut dire qu’il n’y aura pas de récolte l’année prochaine. On en a pris pour cinq ans de crise, au-delà de la question pure du terrorisme », estime aussi un observateur qui a requis l’anonymat. Le Programme alimentaire mondial (PAM) alerte aussi sur la situation humanitaire dans le pays, qu’il qualifie de « sans précédent ». Dans ce pays de 22 millions d’habitants, près de 700 000 personnes sont déjà en situation d’insécurité alimentaire. Ce chiffre pourrait exploser dans les mois à venir.
« Là, ça ne va pas, on en a marre », souffle un jeune militant du Mouvement burkinabè des droits de l’homme et des peuples (MBDHP), brandissant entre ses mains une grande pancarte en carton : « Non à l’impunité, non à la violation des droits. » Car à cette situation dramatique s’agrège également le resserrement des libertés publiques, des droits fondamentaux et de la liberté d’expression. Preuve en est : le rassemblement réprimé après une marche de quelques centaines de mètres dans le centre de Ouagadougou avait été interdit par les autorités pour « des raisons de sécurité ». Une mesure illégale.
Rencontré en amont de cet événement, Bassolma Bazie, secrétaire général de la CGT-B, a changé le lieu de rendez-vous à la dernière minute et préféré envoyer son bras droit en éclaireur, par mesure de précaution. De son débit prolixe, il regrette les « intimidations » des autorités et « l’utilisation de l’argument sécuritaire pour resserrer la vis et faire taire la contestation sociale ».
Une vision partagée par les professionnels de la culture et de l’information qui s’inquiètent aussi de voir leur champ d’expression réduit à peau de chagrin. En mars dernier, le parlement a révisé le Code pénal pour y introduire des infractions liées à l’utilisation des technologies de l’information et de la communication et prévu des peines allant jusqu’à cinq ans de prison et des amendes en cas de diffusion d’informations relatives aux forces de sécurité.
« Je suis inquiet que la liberté de la presse prenne un coup au Burkina. Dans le classement de la sous-région, notre pays avait un très bon positionnement en matière de liberté de la presse [36e au classement RSF, contre 71 pour la Côte d’Ivoire, 107e en Guinée, 120e au Nigeria en 2019], mais avec la nouvelle loi, on se retrouve avec des textes liberticides. On se demande si véritablement le gouvernement a toujours cette bonne volonté de faire savoir, de faire comprendre à la population ce qui se passe réellement dans ce combat », déplore Herman Toe, journaliste à la Radiodiffusion-Télévision du Burkina.
Plus grave encore, la population dénonce à l’envi les « escadrons de la mort » : les forces de sécurité burkinabè qui se rendent coupables d’exactions contre les civils dans la lutte antiterroriste.
En mars dernier, l’ONG Human Rights Watch (HRW) publiait un rapport dénonçant « les atrocités commises par les groupes armés dans au moins 32 régions du Sahel » et ayant fait au bas mot 116 victimes « par les forces de sécurité lors de leurs opérations antiterroristes […] dans un climat généralisé de peur ». « Face à la multiplication des attaques, nous voulons nous opposer aux arrestations abusives et aux exécutions extrajudiciaires qui contribuent à la radicalisation des citoyens qui se sentent victimes d’un terrorisme d’État. Les autorités sont responsables de la protection des biens et des personnes, nous ne pouvons plus tolérer d’être les victimes aveugles de la lutte antiterroriste », explique Éric Ismaël Kinda, porte-parole du Balai citoyen. « Faire face à l’expansion de l’islamisme armé au Burkina Faso, exécuter des suspects ne pourra qu’alimenter le cycle de violence et d’abus », met aussi en garde Corinne Dufka, directrice pour le Sahel à HRW.
Mais les Burkinabè savent bien aussi que l’armée et la police de leur pays sont dépassées par les événements, en proie à un manque de moyens, une crise du leadership au sein des forces militaires et une formation insuffisante pour faire face à une telle menace. « Est-ce normal de laisser nos forces de sécurité qui se battent pour ce pays dans le dénuement le plus total ? », ont scandé plusieurs intervenants à la tribune de la Bourse du travail. « Nooon », s’est exclamé la foule.
« Quand on commande du matériel qui n’est pas aux normes, des gilets pare-balles qui se déchirent comme des sachets ou des armes qui ne crépitent pas quand les gens sont sur les théâtres d’opération, il est tout à fait clair qu’on va mettre en danger la vie de nos soldats », rappelle Bassolma Bazie. « Mal entraînée, sous-équipée, effrayée par les militants armés », racontent certaines sources proches de l’armée. « Quand ça tire, ils fuient ou se cachent », affirment aussi certains spécialistes de la sécurité. « Ils ne sont pas prêts », confient encore d’autres sources.
Cet été, les autorités ont annoncé le recrutement de 500 nouveaux militaires, s’ajoutant à 1 500 dans le cadre du recrutement annuel. D’ici la fin de l’année, 2 000 nouveaux soldats devraient donc venir garnir les rangs, en soutien aux 12 000 déjà présents sur le territoire. Mais est-ce suffisant ? Le budget de l’armée burkinabè représentait jusqu’à présent 2 % du PIB. Il y a quelques semaines, Remis Dandjinou, le porte-parole du gouvernement, a annoncé une augmentation de « 23 % à 38 % » de son budget, estimant que les autorités « font beaucoup d’efforts ».
Mais c’est toujours trop peu pour remanier des bataillons vieillissants et mal préparés à une menace de grande ampleur, que le G5 Sahel et la mission Barkhane ne parviennent pas à colmater malgré leurs moyens et leurs hommes expérimentés.
« Ils se retrouvent dans des situations, des attaques où ils n’ont pas les équipements, ni les munitions et des camps uniquement avec des logisticiens. Certes, l’armée burkinabè est dépassée, mais n’importe quelle armée se ferait dégommer dans une situation similaire, explique un expert en sécurité ayant requis l’anonymat. On les laisse sans ordre sur le terrain, dans des conditions dramatiques. Après certaines attaques, ils ne vont pas les récupérer. Certains soldats ont vu leurs collègues, leurs amis tués pourrir pendant des jours. C’est inacceptable. »
Ce dénuement a provoqué il y a peu des mutineries. Après l’attaque du détachement militaire de Koutougou, le 19 août dernier, qui a fait 24 morts, les soldats du camp Guillaume basés dans la capitale burkinabè ont tiré des coups de feu en l’air avant de dresser des barricades pour empêcher les officiers de pénétrer dans la caserne. Ils dénonçaient une série de choix irréfléchis qui ont conduit à laisser un groupe de militaires non formés au combat (cuisiniers, mécaniciens, manutentionnaires) à la merci des groupes armés djihadistes.
Le pouvoir de Roch Marc Christian Kaboré semble donc, a minima, frappé par des problèmes structurels de gouvernance, auxquels s’ajoutent les accusations de corruption et de désintérêt pour son peuple qui souffre, étranglé par la dégradation de la sécurité et le déni de ses droits sociaux et économiques. Nombreux dénoncent les ministres véreux « qui pillent le pays et préparent l’élection présidentielle de 2020 alors que le pays est en guerre », les fausses promesses de développement ou celles jugées inutiles, comme la construction d’un train à l’ouest.
Tous dénoncent la perte de confiance en leurs autorités, déclenchée notamment en début d’année avec le scandale du « charbon fin » après la saisie d’un chargement de charbon en route pour le Canada, transféré par le port d’Abidjan en Côte d’Ivoire, dans lequel les teneurs en or étaient extrêmement élevées et donc, jugées frauduleuses.
« Le crime économique est tout aussi dévastateur pour la société que le crime de sang. Le dossier dit “charbon fin” pollue le climat social, sape la confiance des masses populaires à l’autorité, met en doute la crédibilité de toute l’équipe gouvernementale et présente une image hideuse du Burkina Faso dans le monde entier », estime Sylvain Ouédraogo, porte-parole du Mouvement citoyen pour la démocratie (MCD). L’affaire a aussi ravivé la défiance à l’égard des puissances étrangères et notamment celles dont les forces opèrent dans la région, au premier rang desquelles la France.
« La France est militairement présente au Burkina pour défendre ses intérêts et rien d’autre ! », pouvait-on entendre dans la foule réunie sous les chapiteaux de la Bourse du travail, « Non à l’occupation française ! Non à l’occupation américaine ! » « Pour qu’il y ait un bon vivre social, il faut la sécurité et la paix, mais la sécurité et la paix ne sont que les conséquences d’une justice sociale. Tant qu’il n’y aura pas de justice sociale, nous serons nous-mêmes les producteurs de nos terroristes », juge Bassolma Bazie.