Le conflit en Papouasie occidentale a fait au moins 100 000 morts depuis 1962. Malgré les exactions commises par l’armée indonésienne contre les civils, la France lui a vendu des hélicoptères Airbus, dont certains ont été déployés dans cette région, occupée et annexée depuis 50 ans.
C’est un conflit oublié mais meurtrier. Depuis 1962, l’Indonésie occupe d’une main de fer la Papouasie occidentale et réprime dans le sang le mouvement indépendantiste papou, frappant guérilleros et simples civils. Ce conflit a fait au moins 100 000 morts en 50 ans (jusqu’à 500 000 selon les indépendantistes) et des centaines de milliers de blessés.
Les exactions commises par l’armée indonésienne dans la partie occidentale de l’île de Nouvelle-Guinée n’ont pas empêché la France de lui vendre 14 hélicoptères militaires dernier cri H225M fabriqués par Airbus, dont plusieurs sont aujourd’hui déployés en Papouasie occidentale. C’est ce que révèle une enquête de « #FrenchArms », projet initié par le média néerlandais Lighthouse Reports en coopération avec Disclose et avec le soutien de Bellingcat, Mediapart, Arte et Radio France (voir notre Boîte noire).
L’Élysée, Matignon, le ministère de la défense et Airbus ont refusé de répondre à nos questions sur l’Indonésie, se contentant de déclarations générales (voir notre Boîte noire).
La partie orientale de la Nouvelle-Guinée, ancienne colonie australienne, a obtenu l’indépendance pour devenir la Papouasie-Nouvelle-Guinée. La partie occidentale, ancienne colonie néerlandaise très pauvre mais riche en ressources naturelles, avait proclamé son indépendance en 1961. Mais elle a été occupée dès l’année suivante par l’Indonésie, qui a annexée la Papouasie occidentale en 1969 avec l’accord de l’ONU, à la suite d’un référendum très contesté.
Depuis plus de 50 ans, l’Indonésie réprime impitoyablement à la fois une guérilla d’intensité modérée et le mouvement politique indépendantiste papou. La fièvre est de nouveau montée le mois dernier, avec plusieurs jours d’émeutes provoquées par l’arrestation de 43 étudiants accusés d’avoir détruit un drapeau indonésien, et des manifestations au cours desquelles des injures racistes ont été proférées contre des Papous.
Dans un mémoire adressé aux Nations unies en juin 2016, les indépendantistes écrivent que « les Papous ont été brutalement dépossédés de leurs terres, de leurs ressources naturelles, de leur héritage culturel, tout en étant victimes d’une campagne du gouvernement d’une brutalité indicible ».
En février dernier, un groupe d’experts du Haut Comité des Nations unies pour les droits de l’homme a appelé l’Indonésie à lancer des enquêtes rapides et impartiales sur « de nombreux cas présumés de tueries, arrestations arbitraires, traitements inhumains et dégradants, commis par l’armée et la police indonésienne » en Papouasie occidentale.
Les ONG Amnesty International et Human Rights Watch ont pu documenter dans des rapports (ici et là) 95 cas de personnes tuées en toute « impunité » par les forces indonésiennes en violation du droit national et international. Plusieurs cas de violation des droits humains ont été filmés sur le terrain : tortures sur des villageois en 2010, tirs à balles réelles pendant des manifestations pacifiques (voir ici ou là), tabassages ou encore la tuerie de Paniai en 2014, qui a coûté la vie à quatre adolescents désarmés et a fait dix-sept blessés (voir ci-dessous).
Les forces militaires indonésiennes spécialisées dans le conflit en Papouasie occidentale sont celles de la division Koopsau. Les hommes du régiment Koopsau III viennent de recevoir du matériel dernier cri : les hélicoptères Airbus H225M, ex-Super Cougar. Des appareils lourds et armés de transport de troupes longue distance, parfaits pour intervenir partout sur ce territoire presque aussi grand que la France.
Six de ces appareils ont été vendus par la France en 2016-2017, et l’Indonésie en a commandé huit de plus en janvier dernier. Dans le communiqué officiel, Airbus Helicopters (ex-Eurocopter) se félicite de sa « relation de 40 ans » avec l’Indonésie.
La base militaire de Manuhua est située sur l’île de Biak, au nord-ouest de la Papouasie occidentale, annexée par l’Indonésie en 1969. © Google Maps
Certaines de ces machines apparaissent sur la base militaire de Manuhua, sur l’île de Biak, au nord-ouest de la Papouasie occidentale. C’est ce que prouvent deux vidéos (ici et là) retrouvées et analysées lors de notre enquête « #FrenchArms », dont nous sommes parvenus à établir qu’elles ont été tournées à Manuhua (voir les images ci-dessous).
Analyse panoramique de la vidéo montrant l’hélicoptère Airbus H225M (en haut). Nous sommes parvenus à démontrer que les appareils étaient présents sur la base militaire de Manuhua, en Papouasie occidentale, en identifiant des éléments présents sur la vidéo sur des images satellite (en bas). © FrenchArms
Sur cette base est établi le régiment Koopsau III, créé en mai 2018. Dans nos vidéos, dont celle montrant l’hélicoptère au décollage rempli de commandos, l’écusson de l’unité est visible sur l’appareil et sur les tenues des pilotes (voir ci-dessous).
Extrait d’une vidéo montrant l’un des Airbus H225 présent sur la base militaire de Manuhua. Nous avons identifié l’appareil grâce à son fuselage, ses portes et ses hublots. Le logo de la division Koopsau est visible sur la carlingue, mais aussi sur l’uniforme des pilotes filmés dans la vidéo. © FrenchArms
Vu la brutalité du conflit, certains pays ont restreint leur politique de ventes d’armes à l’Indonésie. Lors de l’exportation de véhicules militaires, la Belgique a émis une licence interdisant à l’Indonésie d’utiliser ces matériels en Papouasie occidentale et d’en équiper la division Koopsau, comme l’a expliqué le ministre de la défense belge au Parlement flamand en juin 2017.
En France, aucune restriction ne semble avoir été demandée à l’Indonésie lors de l’exportation des hélicoptères d’Airbus. Nous n’en avons en tout cas trouvé aucune trace. Ce qui pose la question de la conformité de ces ventes avec la position commune de l’Union européenne 2008/944/CFSP et le Traité sur le commerce des armes (TCA).
Ce traité international, que la France a ratifié en 2014 et auquel elle dit « attacher la plus grande importance », interdit l’autorisation des transferts d’armes qui permettraient des « attaques dirigées contre des civils ou des biens de caractère civil » ou qui « pourraient servir à [les] commettre ».
Avec l’Indonésie, s’agissait-il de ne pas froisser un bon client en lui laissant utiliser les hélicoptères comme bon lui semble ? Les livraisons d’armes à Jakarta ont doublé en sept ans, et le pays en a encore commandé pour 114 millions d’euros l’an dernier.
Sollicités par Mediapart, l’Élysée, Matignon et le ministère de la défense se sont refusés à tout commentaire sur l’usage des hélicoptères français en Papouasie occidentale. Les services du premier ministre nous ont seulement répondu que, de façon générale, la « question des conditions d’utilisation des armes est examinée au moment de l’évaluation de la demande d’autorisation, en amont de la délivrance de la licence », et que « l’autorisation est octroyée en fonction des informations disponibles au moment de cet examen » (voir l’intégralité de la réponse dans l’onglet Prolonger).
Dans le cas de la Papouasie occidentale, les informations étaient pourtant largement « disponibles » lors des ventes des hélicoptères.
Le fabricant, Airbus, s’est lui aussi refusé à tout commentaire. Nous n’avons reçu qu’une réponse générale (à lire dans l’onglet Prolonger) du Conseil des industries de défense françaises (Cidef), qui regroupe les industriels de l’armement. Le Cidef écrit que ses membres opèrent exclusivement « dans le strict cadre de la réglementation française » et ne peuvent exporter qu’avec l’« autorisation préalable délivrée par une commission interministérielle placée auprès du premier ministre ».