L’interpellation de Thierry Gaubert, suivie de sa mise en examen pour « association de malfaiteurs », constitue un tournant judiciaire majeur de l’enquête. Placé sous contrôle judiciaire, il a interdiction de fréquenter Nicolas Sarkozy et Brice Hortefeux. Mediapart révèle ses auditions.
A l’aube du 30 janvier, quatre policiers de l’Office anticorruption de la police judiciaire arrivent à Neuilly-sur-Seine devant le portail d’un coquet immeuble de quatre étages. Il est 6 h 15 du matin, ils sonnent. Après de longues minutes, le portail du hall d’entrée s’ouvre, sans que leur interlocuteur ne dise un mot. La porte de l’appartement no 2 qu’ils cherchent est déjà ouverte. Un homme est là, qui les attend. C’est Thierry Gaubert, chaînon manquant de l’affaire des financements libyens et bombe à retardement judiciaire pour l’ancien président Nicolas Sarkozy et l’ex-ministre Brice Hortefeux.
L’interpellation de Thierry Gaubert, suivie de 24 heures de garde à vue et d’une mise en examen le 31 janvier, comme le placement en détention provisoire de l’intermédiaire Alexandre Djouhri dans le même dossier, le même jour, constituent aujourd’hui un tournant judiciaire majeur dans cette affaire d’État.
Bientôt sept ans après l’ouverture d’une information judiciaire – et neuf après les premières révélations de Mediapart –, le puzzle prend forme au fil des mois ; les preuves et les témoignages s’accumulent.
Le chef de mise en examen de Thierry Gaubert est en soi un coup de semonce : « association de malfaiteurs en vue de la préparation de délits punis de dix années d’emprisonnement et notamment ceux de détournements de fonds publics ainsi que de corruptions active et passive d’un agent public ».
Les motifs de son placement sous contrôle judiciaire sonnent, eux, comme une alerte : afin d’éviter « toute concertation frauduleuse », la juge d’instruction Aude Buresi a donné interdiction à Thierry Gaubert de « fréquenter les co-auteurs ou complices de l’infraction : Nicolas Sarkozy, Claude Guéant, Éric Woerth, Brice Hortefeux et Ziad Takieddine ».
L’accélération judiciaire autour de Thierry Gaubert fait suite aux révélations de Mediapart (ici et là), début décembre 2019, prouvant que ce pilier du clan Sarkozy depuis plus de trente ans avait touché, en février 2006, près d’un demi-million d’euros d’argent libyen sur un compte secret aux Bahamas. L’argent avait transité par une société offshore de l’intermédiaire Ziad Takieddine, baptisée Rossfield Limited, qui n’a été utilisée, entre 2006 et 2008, que pour recevoir de l’argent occulte du régime Kadhafi, avant de ventiler les sommes vers différentes destinations.
Dans la foulée de cette révélation, les entourages respectifs de Nicolas Sarkozy et de Thierry Gaubert s’étaient empressés de faire savoir, par l’entremise du Journal du dimanche, que les deux hommes n’avaient plus eu « le moindre contact depuis 1996 ». Problème : les policiers de l’Office anticorruption (OCLCIFF) ont obtenu plusieurs preuves de ce pieux mensonge. En perquisitionnant l’appartement de Thierry Gaubert, juste après l’avoir interpellé, ils ont découvert dans un placard un courrier du 29 janvier 2011 de Nicolas Sarkozy par lequel le président de la République d’alors remerciait Gaubert du cadeau qu’il venait de lui offrir pour l’anniversaire de ses 56 ans – l’ex-chef de l’État est né un 28 janvier.
Les policiers ont également mis la main sur un carton d’invitation personnel délivré par Sarkozy à Gaubert pour la garden party de l’Élysée du 14 juillet 2009 et encore six autres cartons d’invitations adressées, entre 2008 et 2010, pour des remises de décoration.
Pourtant, d’autres documents dont Mediapart a pu prendre connaissance montrent que les deux hommes n’ont jamais cessé d’être en relations, contrairement à la légende qu’ils entretiennent par voie de presse. Ici, une dédicace manuscrite en 2001 de Nicolas Sarkozy à « mon cher Thierry » et « avec toute mon amitié sincère » sur la page de garde de son livre Libre (Robert Laffont). Là, un petit-déjeuner en décembre 2003 à l’hôtel Prince-de-Galles à Paris. Ici, des mails envoyés entre 2003 et 2007 qui prouvent que Gaubert a joué un rôle de discret apporteur d’affaires pour le cabinet d’avocats de Sarkozy, alors que celui-ci était ministre de l’intérieur. Là, un déjeuner prévu en mai 2005.
Avec l’éternel lieutenant Brice Hortefeux, Thierry Gaubert a incarné dès le milieu des années 1980 et la conquête de la mairie de Neuilly l’autre homme de confiance de Nicolas Sarkozy – et le gardien des secrets.
Après l’avoir formellement démenti auprès de Mediapart, Thierry Gaubert a finalement admis en garde à vue que la somme de 440 000 euros d’argent libyen qu’il a perçue en 2006 « provenait d’une société dont j’avais oublié qu’elle appartenait à M. Takieddine ».
Pourtant, déjà interrogé en 2016 dans une affaire de fraude fiscale sur ce même virement, Gaubert avait indiqué que cela n’avait aucun lien avec Takieddine et que jamais celui-ci ne lui avait envoyé une telle somme. « À quel moment doit-on vous croire ? », lui a donc demandé un policier durant la garde à vue. « Je ne me souviens plus qu’on m’avait dit que c’était de l’argent de Takieddine […]. C’est très récemment que je me suis rappelé tout cela », s’est contenté de répondre Gaubert.
Pour justifier de l’arrivée de cet argent, directement ponctionné des caisses publiques du régime Kadhafi avant de faire un saut de puce via une société de Takieddine, Thierry Gaubert a livré aux enquêteurs une histoire qui semble avoir eu beaucoup de mal à tenir debout. Il a assuré que cette somme correspondait à l’achat par Takieddine d’une maison inachevée en Colombie et laissée en déshérence par son propriétaire, un ami à lui du nom de Thierry de la Brosse. Seulement voilà, l’homme ne peut pas confirmer. Il est décédé en 2010.
Pourquoi ne pas avoir versé les fonds directement au propriétaire de la maison que Takieddine était censé acheter, selon cette version ? Interrogé sur ce point, Thierry Gaubert a expliqué sans ciller à la juge Aude Buresi qu’« à l’époque, M. de la Brosse n’avait pas de compte bancaire à l’étranger ».
Surtout, Takieddine n’est allé qu’une fois en Colombie (chez Gaubert, qui y détient un palais) et avait déjà déclaré il y a des années devant la justice ne pas avoir « du tout aimé l’ambiance là-bas, pour moi ça se révélait être un lieu de prostitution ». Son ex-femme, Nicola Johnson, l’avait elle aussi confirmé : « Ziad n’était pas intéressé pour acheter quelque chose en Colombie. »
La position de Brice Hortefeux de plus en plus fragilisée
La version livrée par Gaubert à la justice paraît d’autant plus abracadabrantesque que non seulement le prétendu projet d’achat de maison ne se fera jamais, mais que Thierry Gaubert n’a jamais rendu l’argent à Takieddine. « Finalement, M. Takieddine ne m’a pas demandé de lui rendre l’argent car il voulait quand même faire quelque chose là-bas, mais ça ne s’est pas fait et après on ne s’est plus parlé », a tenté de se justifier Gaubert. Et à la question de savoir ce qu’il a fait de l’argent, Gaubert a répondu : rien. « Je n’ai jamais eu l’occasion de le rendre [à Takieddine – ndlr] », a-t-il affirmé.
L’étude du compte aux Bahamas de Gaubert, ouvert au sein de la banque suisse Pictet, a par ailleurs montré qu’il avait été crédité en mai 2006 de 175 000 euros envoyés par une société panaméenne du nom de Sander Business SA. Interrogé sur un nouveau lien avec Takieddine, Gaubert a expliqué : « Pas que je sache. » Tout en se montrant incapable de dire à qui appartient cette société au Panama ni à quoi le virement correspond.
Les enquêteurs ont en outre découvert qu’en 2006 et 2007, Gaubert avait retiré, en France, près de 200 000 euros en cash issus du compte Pictet – argent qui a pu, selon l’hypothèse policière, abonder la campagne de Nicolas Sarkozy durant laquelle d’importantes sommes en espèces ont en effet circulé de manière occulte, comme l’a déjà démontré l’enquête.
Face à la police, Thierry Gaubert a voulu démontrer qu’il n’avait aucun lien avec la Libye. Là encore, sans convaincre. De fait, lors d’une perquisition réalisée en 2011 dans le cadre du dossier Karachi, les enquêteurs avaient retrouvé chez Gaubert et dans son ordinateur personnel des documents libyens en lien avec Takieddine. Ce à quoi Gaubert a répondu, le 31 janvier dernier : « Dans mon ordinateur, on a trouvé des choses qu’il a mises lui. Un jour, il a utilisé mon ordinateur et je ne connaissais rien de tout ça. »
Parmi les documents en question se trouvait un fiche de recherche Interpol d’un haut dignitaire libyen, un certain Nouri al-Mismari, ancien chef du protocole de Kadhafi. « C’est peut-être un document que M. Takieddine a mis sur mon ordinateur car il est venu deux fois chez moi pour utiliser mon ordinateur car le sien ne fonctionnait pas », a indiqué Gaubert.
Interloqués par cette réponse, les policiers lui ont demandé pourquoi Takieddine, dont la surface financière se comptait à l’époque en dizaines de millions d’euros, n’a pas acheté un nouvel ordinateur. Thierry Gaubert : « C’était plus rapide pour lui de se servir d’un ordinateur qui fonctionne plutôt que d’en racheter un nouveau et de le mettre en marche, ce qui prend du temps. »
La fiche Interpol retrouvée dans l’ordinateur de Gaubert datait d’octobre 2010, ont relevé les enquêteurs. Or, à cette date, le ministre de l’intérieur français est Brice Hortefeux, l’un des plus proches amis de Thierry Gaubert, comme l’a déjà largement documenté Mediapart et comme le prouvent d’innombrables éléments (photos, agendas, écoutes judiciaires…). « Je connais M. Hortefeux mais il ne m’aurait jamais passé un document Interpol », a démenti Gaubert.
Le nom de Brice Hortefeux, actuellement placé sous le statut de témoin assisté dans l’affaire, revient avec insistance dans le dossier libyen pour une autre raison. Le virement libyen en faveur de Gaubert est intervenu un mois seulement après une rencontre secrète, à Tripoli, entre Brice Hortefeux, alors ministre des collectivités territoriales auprès de Nicolas Sarkozy, et un dignitaire libyen du nom d’Abdallah Senoussi. Ce dernier était alors le chef des services secrets militaires de Libye, mais aussi un homme condamné et activement recherché par la justice française pour avoir organisé l’attentat contre l’avion de ligne DC-10 d’UTA, qui a fait 170 morts en 1989.
Le rendez-vous libyen entre Hortefeux et Senoussi, daté du 21 décembre 2005, avait été caché aux autorités françaises sur place et s’était déroulé – fait totalement exceptionnel – sans ambassadeur, sans diplomate, sans officier de sécurité et sans traducteur. La seule personne à y avoir assisté fut… Ziad Takieddine. Celui-ci, tout comme Abdallah Senoussi, a indiqué à la justice française qu’il fut question ce jour-là de négociations financières occultes – ce que dément Brice Hortefeux.
Un première rencontre cachée avec Senoussi avait déjà eu lieu, fin septembre 2005, avec le directeur de cabinet de Nicolas Sarkozy (mis en examen), Claude Guéant (mis en examen lui aussi). Or, Senoussi apparaît aujourd’hui dans l’enquête libyenne comme le donneur d’ordre des virements d’argent libyen récupéré par Takieddine (mis en examen) et redistribué ensuite, notamment à Gaubert (désormais mis en examen).
Interrogé sur l’entrevue secrète de son ami Hortefeux avec Senoussi, Gaubert a répondu : « Je n’en pense rien. » Relancé sur la question pour savoir ce qu’en tant qu’ancien membre de cabinet ministériel il pense du fait qu’un ministre français rencontre un terroriste d’État recherché par la France, il a simplement suggéré : « Il y a pu avoir un imprévu. »
Pour Hortefeux, ce déplacement de 2005 à Tripoli est en train de devenir un sparadrap judiciaire. Pour cause : son ancien directeur de cabinet, Thierry Coudert, a récemment assuré aux policiers que « ce voyage a été organisé en dehors du cabinet que je dirigeais ». Il a ajouté : « Comme cela portait sur la coopération décentralisée, j’aurais dû en être informé. »
Interrogé par Mediapart, Brice Hortefeux a expliqué qu’il est « logique que Thierry Coudert ne se souvienne pas. Il ne s’occupait pas des activités internationales, qui relevaient de la cellule diplomatique du ministre de l’intérieur ».
L’ambassadeur de France à Tripoli, Jean-Luc Sibiude, a lui aussi livré un témoignage très embarrassant pour Hortefeux, en indiquant que sa virée libyenne en tant que ministre des collectivités territoriales… françaises n’avait « pas grand sens » et qu’il n’avait jamais été informé d’une rencontre avec Senoussi et Takieddine.
Les enquêteurs ont par ailleurs remarqué que le compte de la société Rossfield de Takieddine, par lequel ont transité les fonds libyens, avait été ouvert le 15 novembre 2005 au Liban, soit exactement le même jour que l’envoi par Brice Hortefeux d’un courrier aux autorités libyennes au sujet de son déplacement qui n’avait « pas grand sens ».
Autre « coïncidence » de date relevée par les policiers : le 20 novembre 2006, les agendas de Brice Hortefeux portent la trace d’un tête-à-tête avec Gaubert, dont ce dernier dit ne pas se souvenir de la teneur. Le même jour, Senoussi faisait envoyer 2 millions d’argent libyen sur le compte Rossfield. « Je n’ai aucune explication », a dit Gaubert.
Et trois jours plus tôt, le 17 novembre, Takieddine était à Tripoli. Les enquêteurs soupçonnent que Hortefeux ait pu se rendre discrètement au même moment là-bas, le ministre ayant soudainement annulé ce jour-là tous ses rendez-vous. Brice Hortefeux assure être resté à Paris pour préparer une interview à venir avec Jean-Pierre Elkabbach, qui, selon son avocat, ménage rarement ses invités.