EXCLUSIF – Depuis son élection, le plus jeune des présidents a fait de l’Élysée une maison entièrement à sa main. Visite guidée dans le cœur secret du pouvoir avec, en pleine crise sociale, les confidences du chef de l’État au Figaro Magazine.
La table est arrivée dans l’après-midi du 19 décembre à bord d’un camion de transport de pianos à queue. Comme si la maison était vide, les déménageurs ont crié leurs instructions dans la cour de l’Élysée, «À gauche, à gauche!», «Plus haut!», «Attention à la marche». À force d’imprécations, le lourd meuble emmailloté a fini par arriver au premier étage du Palais, pour être assemblé dans le salon vert, pièce stratégique située entre le bureau d’Alexis Kohler, secrétaire général de la présidence, et celui d’Emmanuel Macron. Pendant qu’ils installaient la table rectangulaire de trois mètres cinquante de large, juchée sur quatre pieds galbés et biscornus en résine verte, personne n’a songé à baisser la voix. Au même instant, dans le salon mitoyen, le chef de l’État et son premier ministre faisaient le point sur la négociation en cours avec les syndicats. De l’autre côté, Alexis Kohler ordonnait les sujets par ordre d’urgence (de «TU» à «TTTU») à la veille du déplacement présidentiel en Côte d’Ivoire.
Deux heures plus tard, le chef de l’État est déjà à pied d’œuvre. Il prend place autour de la nouvelle table, caresse son acajou du plat de la main: elle est adoptée. Ainsi va la vie au Palais, du mobilier au système de retraites, tout doit passer sous le regard du président, rien ne saurait lui échapper. Lieu d’apparat, de prestige et de plaisirs il y a trois cents ans, la bâtisse est devenue l’écrin de son ambition. Brigitte Macron a tout de suite voulu y «faire entrer la lumière». Exit les damas rouges, les lourdes tapisseries ou les portraits à taille réelle des prédécesseurs, place aux couleurs gris-beige et biscuit, à l’art moderne et contemporain.
L’impression de vivre sous cloche
Résidence officielle des présidents depuis 1848, le 55, rue du Faubourg-Saint-Honoré ne doit plus être une forteresse, une maison reflétant la permanence de l’esprit français, «un phalanstère, un peu sépulcral, qui donne l’impression de vivre sous cloche», se souvient un hôte du mandat précédent. Sous les Macron, le Palais se veut à l’avant-garde, ruche laborieuse autant que vitrine du savoir-faire hexagonal, un rendez-vous de publics venant au gré des fêtes et des hommages nationaux, comme celui rendu à Jacques Chirac, qu’une bonne partie des personnels de l’Élysée avait côtoyé. Ouvrir cette maison est un pari qu’on penserait voué à l’échec, tant le lieu isole: autrefois exposé à la rue d’où montait le vacarme des moteurs, le Palais sis entre cour et jardin, baigne désormais dans un silence feutré, interrompu de temps à autre par la scie rotative d’un couvreur sur un toit, la relève de la garde républicaine, ou le ballet des voitures de ministres pour le Conseil du mercredi à 10 heures. Devenue bunker à la suite des attentats de Charlie Hebdo, cette maison, autrefois de militaires, paraît retombée entre leurs mains: la sensibilité des services qui assurent la sécurité est à fleur de peau. À peine une manifestation de «gilets jaunes» ou de syndicalistes s’annonce, le périmètre de sécurité s’élargit et les rues avoisinantes plongent en hibernation. Pour conjurer cet enfermement, et par un goût évident du risque, les Macron multiplient les escapades inopinées dans Paris, loin de ces murs épais. «En improvisant parfois, confirme le chef de l’État au Fig Mag, j’essaie de casser la sorte de chape de sécurité qui nous entoure.»
Au 3e étage du palais, dans un bureau donnant sur les jardins, le chef de cabinet, un préfet de 38 ans qui en fait dix de moins, garde la haute main sur le Graal que constitue l’agenda minuté du PR – acronyme couramment usité dans le sérail. Rompu aux subtilités de terrain et soucieux de ne pas «couper» le président des Français, François-Xavier Lauch fait de chaque déplacement un petit miracle d’improvisations à l’envergure républicaine. 75 départements ont déjà été parcourus, un record. Aucun accident majeur à déplorer, sauf lorsqu’une caméra «ne capture que quelques secondes d’un échange qui dure vingt minutes, restituant une réalité faussée», regrette-t-il. Amateur d’étapes impromptues, de visites surprises et de contacts directs, Emmanuel Macron refuse de détourner le regard lorsque des gens l’invectivent sur son parcours. «Il n’envisage jamais le pire», affirme l’un de ses conseillers qui l’a entendu se dire «toujours prêt à enfourcher le tigre ou à lui tendre la main».
Il a barre sur ses conseillers
Moins disert sur l’habitude qu’a prise le couple Macron de dîner dehors en tête à tête une fois par semaine, le chef de cabinet ne s’étend pas sur le paradoxe d’un couple qui tente de garder une vie «normale» dans la fonction qui l’est le moins du monde. L’escapade présidentielle dans le plus grand secret, le matin du 10 décembre, pour saluer Pierre Soulages et son épouse au pré-vernissage du Louvre «était programmée un an à l’avance». Les grèves massives de ce jour-là n’y ont rien changé. Les retrouvailles avec le peintre aveyronnais de 100 ans, déjà rencontré à Sète en mars 2018, et la visite de l’exposition ont duré 1h30. Tandis que François-Xavier Lauch nous explique le casse-tête de sa mission, la pénombre progresse dans son bureau. Soudain, dépliant son long corps, il effectue deux ou trois étonnants gestes en direction du luminaire: la pièce, équipée d’une ampoule à reconnaissance de mouvement, s’éclaire.
Dans la garde rapprochée du président, chacun est convaincu de participer à un épisode clé de l’histoire de France. Et cet exemple, évidemment, vient de haut: «Je crois que sur la santé, les retraites ou sur l’éducation, nous sommes en train de refonder quelque chose, de retrouver un sens nouveau, une grammaire» assure Emmanuel Macron. Dans un quasi murmure, il augure que 2019 restera pour lui l’année d’entrée dans le siècle: «C’est la première fois qu’une refondation aussi profonde a lieu en dehors d’un temps de guerre ou de reconstruction.» Rien que ça! «Ce qui fascine chez Emmanuel, analyse un proche, c’est que le réel compte moins pour lui que le récit qu’il s’en fait.» Grâce à ce subterfuge mental, il est à distance et entend tenir ferme le cap.
Pas question pour le cabinet de pérorer sur la page d’histoire en train de s’écrire. Tandis qu’il fait surgir la modernité dans le palais en inspirant son nouveau décor, le chef de l’État surveille comme aucun de ses prédécesseurs la communication de son entourage. «Le président ne veut pas que ses collaborateurs sortent de la mine», ose l’un d’entre eux. Il garde barre sur ses conseillers et les dissuade de toute confidence à la presse. Le dernier portrait de Philippe Grangeon, membre de son cabinet, dans le magazine M du 29 novembre, l’aurait contrarié.
Mais il n’est pas du genre à se mettre en colère: «En deux ans et demi, je ne l’ai jamais vu piquer une crise ou sortir de ses gonds. En toutes circonstances, il garde son calme et veut d’abord comprendre», confie-t-on dans le premier cercle. La loyauté est une qualité essentielle à ses yeux, tout comme l’horreur du laisser-aller. Et chacun reste à sa place: «Il me tutoie, je le vouvoie», nous ont précisé à peu près tous nos interlocuteurs. Pourtant, une vingtaine de serviteurs a déjà quitté le Palais depuis le début du mandat. «J’étais lessivé», nous lâche l’un d’eux, «soulagé de ce choix difficile» avoue un autre. «Ils composent dorénavant la diaspora de LREM, analyse Anton Molina, qui dirige l’agence Plead, spin-off de Havas, qui employait Ismaël Émelien. Tels les apôtres, ils ont quitté le maître pour commencer l’Évangélisation.»
Un organigramme en écailles inversé
La lumière du bureau présidentiel s’éteint tard au premier étage du palais, côté jardin. Tout en nuances de gris et crème, le bureau d’angle où Emmanuel Macron travaille est structuré autour d’une table rectangulaire en béton signée Francesco Passaniti, prouesse technique de l’an 2000, métaphore inversée de son usager qui a longtemps privilégié la vie des idées à l’enracinement dans le territoire rural français. Lesté par deux pieds massifs en forme de parallélépipède, ancrés dans le sol, le double plateau est aérien. Ces derniers temps, on voit souvent le président installé dans le plus connu Salon doré, où se déroulent notamment les tête-à-tête bi-hebdomadaires avec le premier ministre.
C’est là qu’il consulte, sonde, interroge depuis l’un de ses deux portables toute personne pouvant nourrir sa réflexion et «détecter pour lui les signaux faibles», avant-coureurs de la prochaine crise. Pour ses collaborateurs, ce n’est pas de tout repos: «En fait, il t’écrit quand il sort de son évènement ou de son dîner, vers minuit, une heure du matin. Son message envoyé via Telegram ou WhatsApp est souvent une instruction accompagnée d’une formule courtoise du genre merci de faire ceci ou cela. Il sait que le lendemain, pris par mille autres sujets, il n’y pensera plus. Toi tu lui réponds dans la foulée et tu te couches, content. Et lui, s’amuse-t-il, il te réécrit à 3 ou 4 heures du matin!» Un autre: «Le drame avec ces messageries qui indiquent l’heure de la dernière consultation, c’est que le président sait lorsqu’on n’a pas voulu lui répondre délibérément. On est donc obligé d’obtempérer.»
Les 44 conseillers forment «une équipe», selon l’expression convenue, n’en déplaise aux héritiers de la doctrine mitterrandienne selon laquelle il faut diviser pour régner. Le dispositif actuel est inverse à l’«organigramme en écailles» décrit par Hubert Védrine dans son livre les mondes de François Mitterrand où «chaque collaborateur dispose de quelques compétences propres, déborde en même temps sur celles de deux ou trois autres, tandis que deux ou trois autres empiètent sur les siennes». Mitterrand aimait faire travailler plusieurs conseillers sur un même sujet sans que ceux-ci ne le sachent, interdisant les «rassemblements». Macron, lui, en manager contemporain, a une conception délibérative de la décision politique. Même si la géographie de l’Élysée, avec ses couloirs interminables et ses ailes lointaines, ne l’y aide pas. Le maillage invisible que forment les milliers de messages qui fusent via Telegram, WhatsApp ou par e-mails, et les réunions quasi quotidiennes sous la houlette de l’inoxydable secrétaire général, fluidifient les relations. Emmanuel Macron, qui a travaillé dans le privé, concède que l’Élysée n’est pas adapté au décloisonnement qu’il encourage entre ses collaborateurs, même s’il reconnaît que mettre en place des «open spaces» serait absurde. Plantant son regard dans celui de son secrétaire général, installé en face de lui et apparemment épuisé, il analyse: «Avec le quinquennat et la pression médiatique, la présidence est plus sollicitée qu’avant. Le temps s’est accéléré. On demande plus à ces maisons qu’autrefois.» À la fois dedans et dehors, capable de théoriser l’instant présent comme s’il constituait déjà l’une des étapes de la grande frise du XXIe siècle dont il arbitre la progression, le locataire de l’Élysée se prête joyeusement au jeu des questions sur un lieu dont il apprécie la force symbolique.
C’est la première fois que je vois des conseillers travailler autant. On s’ennuie ferme à l’Élysée. Plus personne ne baise !
Un maître d’hôtel travaillant au Palais depuis quarante ans
Cœur battant du mandat sous 5,82 m de hauteur sous plafond, le bureau d’Alexis Kohler est dépourvu de décoration, d’une blancheur monacale. Depuis son arrivée il y a deux ans et demi, le secrétaire général reconnaît n’avoir pas trouvé deux heures pour aller choisir tapisseries et tableaux à la manufacture des Gobelins ou au Mobilier national. Rythmées par le tic-tac de sa pendule d’officier, ses journées à l’amplitude horaire record ne souffrent aucune improvisation. Ses consignes sont strictes: les notes destinées au PR doivent être visées, complétées, revues et cosignées par au moins deux conseillers. Dans cette bande, pas question de se faire valoir sur le dos des autres ou de travailler en solo: «Une bonne idée, qu’elle vienne d’un conseiller ou d’un employé, est une bonne idée», explique une attachée aux services de l’Élysée, signataire d’une note directe au chef de l’État. «On lui fait des notes dans lesquelles il aime qu’on donne un avis. En général, il ne le suit pas, désespère un conseiller. Et quand, parfois, on essaie d’écrire une recommandation inverse, il le détecte!»
«Le week-end, à cause de Brigitte, Macron coupe parfois son téléphone et décante. Mais Alexis est souvent là, au travail, sans relâche», commente un membre de la ruche. En chemise blanche impeccable, les cheveux poivre et sel coupés en casque, le secrétaire général sourit à peine lorsqu’on lui rapporte ce propos flatteur: «Ici, vous devez être très en amont, voir loin, déployer une vision pour le pays, à l’horizon du mandat et au-delà. Le rôle de cette maison, complète-t-il en attrapant sa tasse de thé au citron, est aussi d’être très très en aval, de s’assurer que les engagements pris devant les Français, sont effectivement assurés, exécutés. Ça, c’est notre rôle: veiller à la bonne exécution des politiques publiques, la promesse que les changements sont concrétisés.» Un huissier entre dans son bureau et lui tend un papier. Après une lecture rapide, reprenant péniblement le fil de son propos, il conclut: «La meilleure façon de contrecarrer la crise de la confiance de la parole politique, c’est de faire en sorte que celle-ci se matérialise sur le terrain.»
«L’Élysée est schizophrène»
Dans les couloirs des conseillers, une odeur de machine à café jamais éteinte, flotte. Les portes capitonnées s’ouvrent et se ferment sur des pièces surchauffées, basses de plafond, sortes d’alvéoles allumées jusque tard le soir. La décoration vieillotte rivalise avec quelques tableaux d’art moderne, suspendus dans des salles d’attente grisâtres sur des murs jaunis par l’effet combiné de la poussière et du stress ambiant. Une moquette bleue tachée interminable amortit les pas dans le couloir. Un vieux maître d’hôtel travaillant au Palais depuis quarante ans glissait récemment en confidence à un visiteur familier des lieux: «C’est la première fois que je vois des conseillers travailler autant. On s’ennuie ferme à l’Élysée. Plus personne ne baise! Avant, il fallait frapper deux ou trois fois aux portes avant d’être certain de ne pas en déranger un en délicate posture.» L’équipe de Macron est au travail. Un témoin note contre promesse d’anonymat: «Avec ce cabinet, toute la libido du pouvoir est passée dans la rédaction de notes techniques. L’Élysée est schizophrène: d’un côté la machine bureaucratique fonctionne à plein régime tandis que, dans une solitude extrême, de l’autre, le président vaticine», lui qui aime retarder le plus possible le moment de sa décision.
Batailles sur des microdétails
En dehors des escapades surprises, le chef de l’État a sanctuarisé quelques soupapes de décompression: «Il boxe», nous confie une conseillère. L’intéressé confirme que c’est l’un de ses précieux défouloirs. L’entraînement a lieu sur le petit dojo qui sert aux équipes de gendarmes chargés de sa sécurité, au sous-sol de l’Élysée, avec Karim, le plus confirmé des boxeurs du GSPR. La course à pied fait aussi partie de son programme, surtout le week-end, dans les bois près de la Lanterne. Et puis, il y a le rire: «Macron se marre beaucoup, confie un membre de son cabinet. Il imite les uns et les autres, nous donne des surnoms, raconte des blagues. Le soir, après les déplacements officiels, il aime faire un tour en ville. Et là, les plaisanteries, qui vont du potache au sophistiqué, fusent.» Une conseillère nous raconte qu’à la fin d’un déplacement marathon lors d’un Conseil européen à Bruxelles, Emmanuel Macron a lancé à son équipe éreintée, vers 1 heure du matin: «Allez, on va prendre un dernier verre?» C’est aussi l’occasion d’en savoir plus sur les uns et les autres: «J’ai déjà vu le président interroger précisément et sans ambages une personne sur la nature de ses relations sexuelles, amoureuses ou autre, avec tel ou tel journaliste», certifie un témoin. Il se passionne pour les petites histoires car elles fabriquent ou secrètent la grande, la seule qui lui importe. Soucieux de s’inscrire dans le temps long «mais se battant sans arrêt sur de microdétails», ce président court-circuite à la moindre occasion l’administration et les services qui parfois lui résistent. En nommant Jean-Louis Georgelin sur le chantier de Notre-Dame ou Stéphane Bern sur le loto du Patrimoine, il tente de briser l’inertie ronronnante dans laquelle le pays s’est peu à peu complu.
L’Élysée est une maison de cocottes et de militaires, et Macron n’est familier d’aucune de ces deux catégories
Un ami d’Emmanuel Macron
Le bruit sourd d’une masse résonne dans le bureau qui donne sur le jardin. On assemble la table d’acajou aux pieds verts dans la pièce d’à-côté, celle qui accueillera la prochaine réunion stratégique. L’hôtel d’Évreux (du nom du premier propriétaire de l’Élysée), classé monument historique des caves au grenier, est en mue, dans un chantier permanent. «François Hollande avait renoncé à grever son budget en conduisant ces travaux mais tout le monde sait qu’ils sont urgents. Plus ils sont faits tôt, moins ils sont onéreux», explique la cheville ouvrière de cette modernisation à marche forcée. Après la salle des fêtes intégralement ripolinée et redécorée à Noël dernier, le Salon des ambassadeurs, le Napoléon III, celui des tapisseries, des aides de camp, des portraits et le salon Cléopâtre, tous situés au rez-de-chaussée, ont été repeints et réaménagés.
Relativement protégée du barnum des étages, la cuisine constitue le cœur battant de la maison. Dans le vaisselier exigu en bois verni dont les armoires vitrées grimpent jusqu’au plafond, une femme essuie des plats avec sa blouse. Ici, c’est l’image de la France que l’on astique et fait reluire. Et le président veille encore sur cet aspect. Dans l’escalier qui mène à la grande cuisine, suspendu à une porte blanche, un panneau rouge indique: «Merci de bien vouloir patienter, les filles se changent.» Réparties sur 500 mètres carrés au sous-sol de l’aile ouest, les cuisines n’ont pas changé depuis deux décennies mais devraient, elles aussi, être restaurées en 2021.
Deux cents repas servis chaque jour
«La difficulté, assure le coordinateur des travaux, est de choisir le bon moment pour ne pas pénaliser l’intendance le temps du chantier.» Dans une pièce reculée et quelque peu vétuste, le chef cuisinier du Palais prend son goûter – une tablette de chocolat glissée dans un morceau de pain – en devisant avec un collègue. Lorsqu’il nous aperçoit, Guillaume Gomez se lève d’un bond. «Comment avez-vous réussi à venir jusque-là? Personne ne vous a retenus?» Perdurer sous cinq mandats sans commettre d’impair réclame d’évidentes qualités de discrétion. «N’attendez pas de moi que je vous décrive les goûts et les habitudes du président et de sa femme, tranche-t-il. Je n’aimerais pas qu’on ébruite les miens.»
Sous les papiers et trophées de son bureau, retentit la sonnerie d’un téléphone: «Cuisines, bonjour», répond-il, toujours sur le même ton. Des fournisseurs, des commandes, des consignes, des régimes sans gluten, convergent dans le combiné. Deux cents repas sortent chaque jour de son imagination et des fourneaux, sans compter ceux qui sont servis lors des invitations officielles. En dehors du PR, personne ne choisit son menu. Guillaume Gomez a l’art d’ouvrir grand sa porte sans rien dire de la façon dont il relève son principal défi: celui qui consiste à nourrir un président qui dort peu et dont l’épouse confesse, au micro de RTL, qu’elle tient à garder «cette parole qui amorce et qui clôt la journée» en petit-déjeunant et dînant avec lui parfois à 23 heures.
Obsédé par sa place dans l’Histoire
«L’Élysée est une maison de cocottes et de militaires, et Macron n’est familier d’aucune de ces deux catégories, affirme un de ses amis. Pourtant, il a pris ses marques au Palais dès le premier jour. Je l’y sens à l’aise.» Chargée d’histoire, la maison garde un caractère romanesque qui ne doit pas déplaire à ses actuels occupants. Connaissant la difficulté d’être heureux dans un logement de fonction, a fortiori quand celui-ci se trouve sur son lieu de travail, ils ont choisi de plier la maison à leur goût. Conscients que ce dernier n’est pas partagé de tous, ils ont veillé à ce que dans la salle des fêtes, la décoration soit réversible: «Les tentures anciennes ont été gardées, les tringles à rideaux cachées dans des coffrages. Si le prochain occupant veut retrouver le rouge d’avant, cela ne lui sera pas difficile», explique le chef des travaux.
On dit le président narcissique et plein de lui-même? Il a recouvert les miroirs des salons des ambassadeurs et Pompadour de deux tableaux, un Picasso et un Geneviève Asse. «On n’a pas besoin de miroir physique quand on en a un dans la tête en permanence, relativise un visiteur qui le connaît bien. Sans parler du phénomène de cour qui vous reflète sans arrêt.» D’emblée, le couple Macron a en tout cas décroché les grands portraits, «à restaurer» semble-t-il, des anciens présidents à taille réelle, qui jalonnaient le parcours des hôtes de marque au premier étage vers le bureau présidentiel. En même temps, obsédé par sa place dans l’histoire et nourri de figures du passé avec lesquelles rivaliser, Emmanuel Macron a choisi d’ajouter la croix de Lorraine à l’emblème de la présidence. L’année 2020 devrait entériner cet héritage héroïque avec les commémorations du 130e anniversaire de la naissance du général de Gaulle, le 50e de sa mort et le 80e de l’appel du 18 juin 1940.
Dans ce palais qui ne vit que pour le travail, la sphère privée n’a guère sa place. L’épouse du chef de l’État a reconnu au micro de RTL ses nombreuses tentatives avortées de faire des dîners amicaux. L’un des proches amis d’Emmanuel Macron à Sciences-Po et à l’ENA se souvient avoir reçu une invitation informelle par un courriel à en-tête de la présidence de la République… il y a 14 mois. Annulée la veille par le même truchement, le dîner n’a jamais été reprogrammé: «Ce n’est pas grave, conclut l’invité dépité, on a quand même passé la soirée avec Manu, devant la télé où il faisait ses annonces sur les gilets jaunes.» C’était le lundi 10 décembre 2018. «À mon avis, il ne lui reste du temps que pour sa femme en dehors de son agenda, devine-t-il. Notre amitié est un peu entre parenthèses.» Le locataire de l’Élysée affirme avoir renoncé à construire des amitiés dans les fonctions qui sont les siennes. Ainsi, le président Macron garde-t-il toujours un œil sur Emmanuel.