Pour contrôler les riches eaux du Sahara occidental, les Forces armées royales du Maroc utilisent des avions de chasse et patrouilleurs livrés par la France. Cette situation illustre les relations incestueuses entre Paris et Rabat, qui contribuent à bloquer la résolution de cet interminable conflit.
Allié indéfectible du royaume chérifien, la France est l’un des fournisseurs d’armes historiques des Forces armées royales du Maroc. Y compris pour les aider dans leur occupation militaire du Sahara occidental. Plusieurs navires et avions de chasse livrés par la France opèrent dans ce « territoire non autonome sur lequel le Maroc n’a pas de souveraineté reconnue », selon l’ONU.
C’est ce que montre le second volet de notre enquête « FrenchArms », projet initié par le média néerlandais Lighthouse Reports en coopération avec Disclose et avec le soutien de Bellingcat, Mediapart, Arte et Radio France (voir notre Boîte noire).
L’analyse de plusieurs vidéos et images satellites montrent trois Mirage F1 (fabriqués par l’entreprise Dassault) stationnant à plusieurs reprises courant 2017 sur le tarmac de l’aéroport de Laayoune, la « capitale » du Sahara occidental.
De même, trois navires sortis des chantiers du constructeur Piriou et vendus à la marine nationale marocaine ont été localisés en 2018 et 2019 à Dakhla et Laayoune, deux des principaux ports sahraouis d’où partent les bateaux de pêche à la sardine, au poulpe, au calamar et autres seiches. Les patrouilleurs français ont pour mission de surveiller le trafic maritime et de contrôler les zones de pêche au profit du Maroc.
Sollicitées par Mediapart, les entreprises concernées n’ont pas souhaité répondre à nos questions précises. Dans une réponse globale (à retrouver en intégralité sous l’onglet Prolonger), le Conseil des industries de défense françaises (Cidef), qui représente les professionnels du secteur, rappelle que le matériel n’est pas vendu sans « autorisation préalable délivrée par une commission interministérielle placée auprès du Premier Ministre ».
Le gouvernement indique quant à lui qu’il exerce un « contrôle des exportations des matériels de guerre strict, transparent et responsable », notamment après un « examen interministériel poussé » en amont des autorisations.
Pourtant, les conditions de l’utilisation par l’armée marocaine des avions de chasse et navires français pour le contrôle de la façade maritime du Sahara occidental interrogent, alors même que la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a contesté à plusieurs reprises, dont une dernière fois en janvier 2018, la validité des accords commerciaux entre l’Union européenne et le Maroc.
Deux patrouilleurs OPV-64 à Dakhla en juin 2019. © FrenchArms
La Cour a estimé à cette occasion que le Royaume s’appropriait de manière « unilatérale » le territoire du Sahara occidental et ses immenses ressources naturelles (dont celles tirées de la pêche). L’enjeu est énorme : selon les indépendantistes, plus de 90% de la pêche marocaine se fait dans les eaux sahraouies.
Or cette appropriation, dont profitent plusieurs industriels espagnols ou français, se fait sans le consentement de la population locale. « Le peuple sahraoui n’a pas librement disposé de ses ressources naturelles, comme l’impose pourtant le droit à l’autodétermination », a souligné l’avocat général de la CJUE Melchior Wathelet en janvier 2018.
Le constructeur naval Piriou et le gouvernement français savaient-ils que les vaisseaux livrés à la marine marocaine seraient utilisés pour contrôler des zones de pêche sahraouies ? La question n’est pas que morale mais aussi juridique, puisque le Traité sur le commerce des armes (TCA), ratifié par la France en 2014, interdit le transfert de matériel qui permettrait des « attaques dirigées contre des civils ou des biens de caractère civil » ou qui « pourraient servir à [les] commettre ».
« Le Maroc n’a pas de souveraineté reconnue sur les territoires sahraouis », a encore rappelé en février 2019 l’ONG Human Right Watch (HRW), enjoignant au Parlement européen, sur la base de la décision de la Cour de justice européenne, de rejeter l’accord de pêche UE-Maroc.
Dans son rapport mondial 2019, HRW relève par ailleurs que « les autorités marocaines ont systématiquement empêché les rassemblements en faveur de l’autodétermination, et ont fait obstruction au travail de certaines ONG locales des droits humains, notamment en bloquant leur enregistrement légal ». Les forces de sécurité sont aussi accusées d’avoir « battu des activistes et des journalistes, en détention ou dans les rues ».
Malgré les protestations de militants des droits de l’homme, le Parlement européen a adopté, en février 2019, l’accord de pêche UE-Maroc incluant les eaux bénies du Sahara occidental. Une preuve supplémentaire que l’Union européenne, dans la roue de la diplomatie française, fait bien peu de cas du respect des droits du peuple sahraoui qui attend, depuis le début de l’occupation en 1975 au lendemain de la décolonisation espagnole, d’exercer son droit à disposer de lui-même.
En 1991, des accords ont été signés entre les autorités marocaines et les indépendantistes du Polisario pour l’organisation d’un référendum d’autodétermination. Mais la perspective d’une telle échéance s’est éloignée inexorablement. Aujourd’hui, selon les estimations, de 100 000 à 200 000 réfugiés sahraouis vivent enfermés dans des camps.
Le Maroc, qui craint l’issue d’un vote référendaire, rejette toute solution autre qu’une autonomie sous sa souveraineté. De 1980 à 1987, il a bâti le « mur des Sables », soit « un mur de défense » que les Sahraouis qualifient de « mur de la honte », l’un des murs les plus longs (2 700 kilomètres) et les plus sécurisés au monde, qui va de la frontière algérienne au nord-est jusqu’à la Mauritanie au sud, cerné par les militaires et truffé de mines antipersonnel.
Ce blocage politique, incarné par une surmilitarisation de la région, est notamment le résultat des relations incestueuses entre la France et le Maroc, qui contribuent à empêcher la résolution de cet interminable conflit. Abcès qui pourrit depuis des décennies les liens entre le Maroc et son frère ennemi, l’Algérie, soutien et fournisseur d’armes du Polisario au nom du droit des peuples à l’autodétermination.
« L’Algérie nous reproche notre absence de position neutre sur le Sahara. C’est vrai. Le problème, en France, c’est qu’on n’assume pas notre politique étrangère. Il faut dire que l’on est pour un Sahara marocain pour des raisons évidentes d’intérêts nationaux et sécuritaires », s’emportait auprès de Mediapart un diplomate français, vieux routier de ce dossier encalminé, en novembre 2018 lors de l’inauguration de la LGV Tanger-Casablanca, la dernière vitrine de l’axe Paris-Rabat.
Derrière une neutralité de façade, la France appuie sans faille et en coulisses le Maroc et ce, quels que soient les changements à l’Élysée et à Matignon. Un lien magique attache depuis toujours les présidents français à la monarchie chérifienne, qu’ils soient de droite ou de gauche, et Emmanuel Macron n’a pas dérogé à cette vieille tradition.
Acculé à l’ONU à négocier directement avec les irrédentistes sahraouis, le Maroc a toujours trouvé auprès de la France un fidèle allié. En novembre 2017, lors de la visite à Paris de Saâdeddine el-Othmani, le chef du gouvernement marocain, le premier ministre français Édouard Philippe avait déclaré que la France « soutenait le plan d’autonomie [du Maroc – ndlr] qui est sérieux et crédible ».
Lorsque le roi Mohammed VI a surpris les chancelleries en invitant le pouvoir algérien à un « dialogue franc et direct » lors de son discours à la nation l’an dernier, à l’occasion de l’anniversaire de l’annexion en 1975 du territoire contesté et de la grande Marche verte, sommet de propagande nationaliste, c’est encore une fois la République française qui a applaudi son initiative, pourtant boudée par Alger.
La France appuie avec ardeur le Maroc dans les discussions et les couloirs des Nations unies comme à Bruxelles, où le lobby marocain est très puissant. Elle a d’ailleurs milité en première ligne pour la signature de l’accord de pêche UE-Maroc.
À cette grande victoire diplomatique marocaine, il faut en ajouter une autre, non sans la diplomatie française : le soutien des Américains, finalement sans faille.
À sa nomination en 2018, John Bolton, l’ancien conseiller à la sécurité nationale de Donald Trump, fraîchement démissionné, avait donné des sueurs froides à Rabat. Cet ancien bras droit de James Baker dans le dossier du Sahara occidental, quand celui-ci était envoyé personnel de l’ONU de 1997 à 2000, chargé d’organiser un référendum d’autodétermination au Sahara occidental, était pro-Polisario.
Il prônait l’application d’un référendum par la contrainte. Le Maroc s’est retrouvé encore plus sous pression à l’ONU, où l’on préparait la reprise d’un dialogue gelé depuis six ans entre les quatre grands acteurs du conflit : le Maroc, le front Polisario, l’Algérie et la Mauritanie.
Les discussions ont fini par reprendre en décembre 2018. Ce qui en soi est un succès, car le Maroc refusait de revenir à la table des négociations si l’Algérie n’était pas présente, ce qu’Alger balayait en bloc, estimant que le Sahara est une affaire entre Marocains et Sahraouis.
À la baguette de cette avancée : Horst Köhler, l’ancien président allemand, devenu le médiateur de l’ONU sur ce dossier. En mai dernier, il a dû démissionner pour raisons de santé. Si son départ offre un répit aux Marocains qui se contenteraient bien du statu quo, reste l’angoisse de la nomination d’un successeur, cette fois africain, et sensible au sort des Sahraouis.