Ils habitent loin de leur lieu de travail, ne peuvent pas recourir au télétravail et n’ont aucun espoir de négocier avec leur patron. Dans les secteurs du nettoyage et de la santé, les salariés subissent de plein fouet le mouvement social et risquent de perdre du salaire. Mais tous ne se plaignent pas.
Qu’ils soutiennent ou non le mouvement social contre la réforme des retraites, la question ne s’est même pas posée pour eux. La grève, ils ne la font pas, parce qu’ils ne peuvent pas se le permettre financièrement. Et pourtant, les travailleurs les plus précaires sont parmi ceux qui subissent le plus la grève des transports lancée le 5 décembre, particulièrement en Île-de-France. Ces salariés habitent généralement loin de leur lieu de travail sans pouvoir recourir au télétravail, jonglent parfois entre de multiples employeurs, gagnent peu et ne sont pas en position de négocier avec leur patron.
Depuis une dizaine de jours, ils passent donc des heures dans les transports, recourent au « système D » pour arriver au boulot, et quand ils n’y parviennent pas, risquent de perdre leur salaire. Pourtant, tous ne sont pas opposés au mouvement social en cours. Pour le raconter, Mediapart a échangé ces derniers jours avec des représentants des secteurs du nettoyage et de la santé, où les contraintes sont immenses en ces jours de grève.
« Je suis pour la grève, bien sûr. Mais oui, les salariés précaires sont impactés, reconnaît sans barguigner Kedir Abbes, délégué syndical FO au sein de la fédération regroupant les employés du ménage. Dans notre secteur, on travaille à temps partiel, souvent pour plusieurs employeurs tous les jours. En temps normal, certains peuvent mettent deux heures et demie à trois heures pour arriver sur leur lieu de travail, et autant pour repartir. Donc plus longtemps encore en période de grève. Mais bien souvent, l’employeur n’en a rien à faire. Pour lui, un travailleur qui galère ou pas, c’est pareil. »
Le syndicat de Kedir Abbes a récemment rappelé que « pour un demi-million de salariés du nettoyage, dont 80 % sont des femmes, le salaire moyen mensuel est de 600 euros ». Les conséquences sont donc dévastatrices lorsque l’employeur, qui envoie ses salariés nettoyer des immeubles de bureau ou des logements de particuliers, apprend que le travailleur ne s’est pas présenté. Si la loi n’autorise pas à sanctionner ceux qui ne sont pas arrivés au travail en raison de la grève, il est tout à fait légal de ne pas payer les heures non effectuées.
C’est ce qui risque d’arriver à Mathieu, qui travaille pour l’un des plus grands groupes de nettoyage français, tous les jours à la Défense (Hauts-de-Seine), de 17 h 30 à 20 h 30. « J’attends de voir ma feuille de paie pour savoir ce qu’ils vont m’enlever », confie-t-il. Il n’a en fait raté qu’un jour de travail. Sa voiture, qu’il utilise parce que toute la ligne de métro desservant son domicile du sud de Paris est fermée, était tombée en panne : « J’ai tout fait pour venir ce jour-là, c’était impossible. » Mais au bout de la première semaine de grève, une très mauvaise surprise l’attendait : « Ils m’ont envoyé un courrier pour me dire que j’avais été absent cinq jours ! », s’indigne-t-il.
Sur les conseils du collectif parisien du nettoyage CGT, Mathieu a immédiatement contesté par écrit la lettre d’avertissement. Sans réponse. Il reste donc dans l’incertitude. « À chaque grève, nous expliquons aux entreprises que ce n’est pas la faute des salariés, qu’ils sont tributaires des transports, c’est tout. Mais beaucoup d’employeurs décomptent les jours d’absence des feuilles de paie », regrette Souleymane Soumarou, représentant du collectif. Il rappelle l’évidence : « Les salariés du nettoyage n’ont pas les moyens d’habiter à Paris, sauf les quelques étrangers qui logent dans des foyers de travailleurs. En général, ils habitent en grande banlieue, loin des quartiers d’affaires. »
Pour autant, souligne le responsable syndical, « il y a des patrons qui sont compréhensifs et nous arrivons à trouver des accords » : prise concertée des jours de congés, accord sur le fait que les salariés font ce qu’ils peuvent pour venir au travail mais n’y arrivent pas toujours, tentatives d’apaisement les clients mécontents… Car les employeurs sont aussi sous la pression de leurs clients, ces entreprises chez qui la prestation n’est pas faite pendant la grève des transports.
En théorie, les salariés précaires ont droit comme les autres à un avantage lorsque les transports sont bloqués. « S’ils arrivent à prendre un taxi et à avancer l’argent, l’employeur doit normalement leur rembourser, sur notes de frais, rappelle Kedir Abbes. Mais on parle de gens qui gagnent parfois 500 euros par mois. Il ne faut pas se mentir : la plupart ne peuvent pas sortir 40 euros pour chaque trajet. »
La problématique est la même pour les soignantes des Ehpad et des hôpitaux, qui ne peuvent guère quitter leurs patients. « Le taxi, à coups de 50, 60, 70 euros, ce n’est pas toujours possible financièrement », indique Marie-France, infirmière dans un service de gériatrie situé sur une ligne de métro totalement fermée.
« Certains de mes collègues sont donc coincés chez eux, d’autres partent à 4 heures du matin pour arriver à 8 heures ou à 9 heures au travail. D’autres encore dorment sur place, dans des chambres vacantes ou sur des lits mis à disposition là où c’est possible », décrit-elle, précisant que certains restent trois ou quatre jours de suite sur leur lieu de travail.
Charlotte, aide-soignante en Ehpad public, a choisi cette option. Elle a dormi les nuits des vendredi, samedi et dimanche, du 6 au 8 décembre, sur place, restant à l’Ehpad quatre jours d’affilée. « J’habite à une petite heure de transport d’habitude. Avec la grève, c’est inenvisageable. Et certains de mes collègues mettent plusieurs heures pour venir déjà en temps normal… », relate-t-elle.
« Nous sentons un soutien assez fort des salariés »
Dans l’établissement de Charlotte, la direction, qui gère environ 400 salariés, a pris très sérieusement les choses en main. « On nous propose des chambres ou des lits pour dormir sur place, mais la direction a aussi mis à disposition le chauffeur de l’établissement pour qu’il fasse des rondes de transport, et elle a précommandé des taxis avec une compagnie, les trajets nous étant remboursés immédiatement sur présentation de la facture, détaille l’aide-soignante. À partir du premier samedi de grève, elle a aussi dirigé les salariés un par un dans leurs trajets, en leur indiquant quels transports étaient libres selon les applications spécialisées. »
Une attention qui est loin d’être la règle. « Comment ça se passe chez nous ? Difficilement. La direction essaye de mobiliser les gens habitant le plus près, et ce sont surtout des vacataires qui travaillent, mais nous sommes parfois seulement une ou deux pour une vingtaine de résidents », explique Patricia, aide-soignante dans un autre Ehpad. Cela fait deux jours qu’elle n’est pas venue travailler. « Je pose des jours de congés, et je peux anticiper des récupérations pour les prochains jours fériés où je travaillerai. Mais cela va devenir compliqué si la grève continue », s’inquiète-t-elle.
Et dans le secteur de la santé, l’absence au travail à un corollaire particulièrement difficile à assumer. « Normalement, nous démarrons à 7 heures, mais là, il n’y a personne avant 8 heures, 8 h 30. Les résidents sont donc laissés à eux-mêmes », regrette Patricia. « Nous sommes maltraitants à cause de la grève, confirme Marie-France. On est en sous-effectif : au lieu d’être six agents le matin pour les 40 patients du service, nous sommes deux ou trois. Les soins sont donc malheureusement faits très rapidement, les patients restent au lit au lieu d’être installés dans leurs fauteuils. Et s’il est en général déjà très compliqué de faire les douches, là on abandonne totalement. »
Pour autant, la plupart des soignants interrogés sur la grève ne contestent pas le bien-fondé de ce mouvement social. « On fait un travail très difficile, peu reconnu et où le salaire ne suit pas. La retraite ne suivra pas non plus, estime Patricia. Nous sommes des travailleurs pauvres, nous sommes esquintés par notre travail. À 64 ans je ne pourrai jamais faire les transferts », où il faut porter les personnes âgées pour les sortir ou les déposer sur leur lit ou sur les toilettes.
« D’habitude, quand il y a des grèves, on entend des choses désagréables sur les “fainéants”, mais cette fois, nous sentons un soutien assez fort des salariés, assure Malika Belarbi, responsable CGT du secteur. Ils nous disent qu’ils galèrent mais qu’on doit continuer, qu’ils nous soutiennent. Même ceux qui n’aiment pas trop les syndicats. Ce soutien, j’en suis fière. » Marie-France ajoute que même « certains patients, ou leurs familles, [les] soutiennent et disent comprendre la grève ». Elle raconte qu’« il y a des parents qui viennent pour donner un coup de main aux heures de repas ».
Dans le secteur du nettoyage, les choses sont évidemment contrastées. « Le sujet n’est pas tabou à la CGT, on en discute, on est conscients de ce problème », indique Souleymane Soumarou. Il sait bien que « les salariés qui gagnent très peu sont souvent en colère contre les grévistes ». « Nous, on essaye de leur faire comprendre que le sujet des retraites concerne tout le monde, et en particulier notre secteur, explique le syndicaliste. Quand une personne a travaillé dans le nettoyage pendant 30 ou 35 ans, elle s’est levée tôt et couchée tard tous les jours, elle a avalé des produits toxiques. Après 60 ans, elle est complètement cassée. Et elle n’a pas droit au système de pénibilité qui pourrait la faire partir plus tôt à la retraite. »
Les mots de Rachel Keke sont très proches. En grève avec ses collègues de l’hôtel Ibis Batignolles (XVIIe arrondissement de Paris) depuis plus de 150 jours, la militante CGT expliquait la veille du déclenchement du mouvement contre les retraites, sur le plateau de MediapartLive, que « pour gagner, il faut bloquer » et « se mettre ensemble ». Message reçu pour Mathieu, malgré ses difficultés, et la menace de jours de salaire en moins. « La grève, c’est un combat pour tout le monde, dit-il. On soutient. »