ENQUÊTE | PS, sept ans de trahisons (4/6). Depuis 2012, le Parti socialiste ne cesse de se désintégrer, miné par les haines internes. Dans ce quatrième volet, nos journalistes Gérard Davet et Fabrice Lhomme abordent la trajectoire politique brisée de l’ancien premier ministre.
Mâchoire contractée, regard noir, joues écarlates. Quand Manuel Valls est contrarié, ça se voit immédiatement. Sous les yeux de ses proches, ce 22 octobre 2014, François Hollande lui remet les insignes de grand-croix de l’ordre national du Mérite, pour ses six mois passés à Matignon. Le président a calé dans son discours deux phrases grinçantes : « Une des figures qui vous sert de référence, c’est celle de Clemenceau. Clemenceau n’est pas devenu président, mais on peut aussi réussir son existence sans être président. » Violent.
Car, la même semaine, dans L’Obs, Valls s’en prend à la vieille gauche utopique, et n’épargne pas Hollande au passage : « En 2012, nous avons commis l’erreur de ne pas tendre la main à François Bayrou. Il n’y a rien de pire que le sectarisme au nom d’une prétendue pureté (…). Il faut en finir avec la gauche passéiste. » Il va jusqu’à suggérer de changer le nom du PS, comme s’il préparait déjà la suite. L’élection présidentielle de 2017, par exemple. Les extraits de l’entretien ont fuité juste avant la remise de décoration. Evidemment, François Hollande goûte assez peu la sortie de son premier ministre. D’où la remontrance publique, le jour même, à l’Elysée.
Valls, cinq ans plus tard, se rappelle encore l’humiliation, cuisante. Comment l’avait-il ressentie ? « Très mal. D’abord, il y a ma femme, il y a ma mère… Je me suis exprimé dans L’Obs, le changement du nom du PS… Comme si je faisais peur à Hollande. Je lui en ai parlé après. Je lui dis que je n’ai pas apprécié, il me répond : “Oui, mais L’Obs…”, il tourne ça… »
« Valls, c’est le pouvoir »
L’anecdote dit beaucoup de ce drôle de couple, malgré tout lié par une forme de respect, aujourd’hui, en dépit des embûches, des engueulades et des arrière-pensées. Les attentats de 2015 ont créé, entre eux, une complicité particulière, éternelle. Le sang, parfois, fait ciment. Pourtant, au PS et dans l’entourage de Hollande, on positionnerait volontiers Manuel Valls en bonne place sur le podium des traîtres à la cause socialiste.
« Manuel, c’est un 50 cc : la carrosserie est superbe, mais dedans, il n’y a pas de moteur », lance Pierre Moscovici
« Valls n’a jamais été loyal, il ne faisait même pas semblant, tranche ainsi Pierre Moscovici, commissaire européen et ancien ministre de Hollande. Je le voyais de temps en temps, il passait la moitié du temps à dire du mal de François Hollande, avec un ton, “heureusement que je suis là, il fait n’importe quoi”. Je me suis toujours méfié de lui. J’ai toujours pensé qu’il était surcoté, personnel. Manuel, c’est un 50 cc : la carrosserie est superbe, mais, dedans, il n’y a pas de moteur. » Même le très mesuré Jean-Marc Ayrault, son prédécesseur à Matignon, l’assure : « Beaucoup de gens en veulent à Manuel Valls. » D’après lui, ils étaient même nombreux à « souhaiter qu’il morde la poussière à Barcelone », où il a entamé, depuis 2018, une seconde vie politique. Leurs vœux ont été exaucés : en mai, il a été largement battu, éliminé dès le premier tour (avec 13,2 % des voix) dans la course à la mairie de la capitale catalane, d’où il est originaire.
Ses contempteurs socialistes lui reprochent d’avoir voulu jouer sa carte, dès le début, en durcissant et « droitisant » le quinquennat, puis d’avoir précipité Hollande au cimetière des éléphants politiques, et, enfin, d’avoir préparé, bien involontairement cette fois, l’avènement de Macron. Cela fait beaucoup de péchés pour un seul homme ? Certes, mais l’ex-premier ministre a beaucoup d’ennemis… « Valls, c’est le pouvoir, accuse ainsi Stéphane Le Foll, ancien ministre de l’agriculture et proche de Hollande. Il nous a fait, “la République, la République”, et il va en Espagne pour défendre la monarchie ! Il considérait que Hollande était un incapable et il voulait être candidat. »
La fin de l’innocence
Valls n’est dupe de rien. Trois heures passées avec lui dans son exil catalan, au début de l’été 2019, lors d’un déjeuner à l’espagnole, permettent de mieux saisir l’enchevêtrement des destins, des embuscades et des ambitions. L’amorce de ses soucis ? Son accession à Matignon, en avril 2014. La fin de l’innocence, en quelque sorte. Ministre de l’intérieur (ses fonctions précédentes), il pouvait s’exprimer sans trop mettre à mal la geste hollandienne. A Matignon, il est le chef de la majorité. « Valls va prendre beaucoup trop de place dans l’émission des messages politiques à partir du moment où il est premier ministre », estime Le Foll en revenant sur cette période.
L’une de ses grandes fautes, aux yeux de ses détracteurs : avoir propulsé Emmanuel Macron au ministère de l’économie. Nous sommes alors en septembre 2014. Arnaud Montebourg vient de se saborder en quittant le gouvernement. Valls n’attendait que ça. Il a un projet : insuffler de la modernité. Et incarner, du coup, ce vent nouveau susceptible de souffler dans les voiles du navire socialiste avant qu’il ne se transforme en radeau de la Méduse. Voilà l’ambition ; Macron, ex-conseiller de Hollande à l’Elysée, en sera l’instrument.
Déjà, en avril 2014, à son arrivée à Matignon, Valls avait voulu l’imposer comme secrétaire d’Etat, de même qu’Aquilino Morelle, autre ex-conseiller élyséen. « Je les considérais comme des amis et des gens brillants, précise Valls. Et Hollande ne veut pas. Il dit : “Non, je ne prends pas les collaborateurs.” Et Macron ne le ressent pas bien. »
Le tournant de « Charlie »
Cinq mois plus tard, la place de Montebourg se libère à Bercy, le premier ministre revient donc à la charge. Louis Gallois, premier pressenti, est en Chine, injoignable. Pascal Lamy, trop estampillé commerce international. Valls propose ensuite Gérard Collomb, Hollande refuse. Trop à droite, argue-t-il. Le nom de Macron resurgit alors dans la conversation. Le jeune loup est fortement poussé, en coulisse, par Jean-Pierre Jouyet, Alain Minc et Jacques Attali…
Valls plaide encore une fois, dans le bureau du président. Ce dernier opine finalement, avec réticence. « Oui, je vais l’appeler… Mais il me pose des conditions ! » L’insolent Macron, revendicatif, exige une totale indépendance, ne veut pas de ministre de tutelle. En secret, il mûrit déjà son projet présidentiel. Prétextant une envie pressante, Valls sort du bureau de Hollande et téléphone à Macron : « Ecoute, tu ne peux pas faire ça, saisis l’occasion. » Il le convainc. Et voici Macron intronisé. Valls installe donc un « jeunot » au plus beau des postes d’action et d’observation. A Bercy, celui-ci pourra agir à sa guise. Il ne s’en privera pas.
« Mon discours à l’Assemblée, ç’a été le début de mes problèmes : je fais un discours trop fort, trop imposant »
Mais, très vite, le premier ministre est accaparé par un autre sujet, bien plus préoccupant. « Il y a un événement qui change tout, confirme-t-il. C’est Charlie. » Le 7 janvier 2015, la rédaction de Charlie Hebdo est massacrée. Le 13 janvier 2015, le chef du gouvernement prononce un discours vibrant à l’Assemblée nationale. Standing-ovation. Le moment est resté dans les mémoires. « Sans les juifs de France, la France ne serait plus la France », exhorte Valls, avant d’ajouter : « Je ne veux pas qu’il y ait des musulmans qui aient honte, car la République est généreuse et elle est là pour accueillir chacun. » « Je pense que mon discours à l’Assemblée, ç’a été le début de mes problèmes : je fais un discours trop fort, trop imposant. C’est le moment dont je suis le plus fier de ma vie politique, mais qui m’a signalé comme quelqu’un qui était trop dangereux », estime Valls aujourd’hui, paradoxalement.
« Si t’as pas compris, tu vas voir »
En enfilant le costume d’homme d’Etat, Valls devient une cible d’autant plus évidente qu’il ne fait rien pour se dissimuler. Toute l’année 2015, il ferraille. Notamment avec Macron. Car la créature s’est vite émancipée de ses maîtres, Hollande et Valls. Toujours plus populaire, plus médiatique, Macron fascine, Macron fait vendre. La presse adore la nouveauté. Le Foll observe le phénomène. « Un jour, Valls vient me voir, en 2015, à l’été, et me dit : “Mais comment t’expliques Macron ?” Je lui réponds : “Ecoute, Manuel, toi, c’est : terrorisme, salafisme, République… C’est anxiogène. Qu’est-ce que c’est que Macron ? C’est : ‘Je m’adresse à l’optimisme, les jeunes peuvent devenir milliardaires’…” Je lui dis : “T’as pas compris ? Si t’as pas compris, tu vas voir.” Voilà. »
Les passes d’armes se multiplient, jusqu’au 13 novembre 2015. Nouvelle situation de crise. Encore des attentats, toujours plus meurtriers, cette fois au Bataclan, au Stade de France et dans des cafés parisiens. « L’ambiance n’est plus la même, rapporte Valls. Quand il y a les attentats du Bataclan, on sent vraiment que le pays peut basculer… Hollande et moi, on a été, avec Cazeneuve [ministre de l’intérieur], témoins de deux personnes qui nous crient dessus, et qui nous insultent : “Vous ne nous avez pas protégés !” C’était à côté du Bataclan… »
Toute cette période, Valls la revisite, à regret. Trop d’occasions manquées, d’errances idéologiques. « Hollande aurait dû renverser la table à ce moment-là. Y compris changer de premier ministre. Peut-être provoquer une dissolution, proposer à Bayrou… Raffarin était dispo pour un truc… » Rien de tout cela. Plutôt un discours martial du chef de l’Etat au Congrès de Versailles, où la déchéance de nationalité fait son apparition.
« Hollande se laisse bouffer »
Voilà une autre croix que porte Valls. C’est lui, tout à sa conviction républicaine intransigeante, qui a défendu cette mesure empruntée à la droite. « On sent qu’on est à un moment de basculement, poursuit-il, on a les régionales quatre semaines après, et Hollande nous dit : “Cherchez des choses qui puissent me permettre de faire l’unité nationale.” D’où la réforme constitutionnelle qu’on propose, plus la déchéance de nationalité… La déchéance de nationalité, elle existe déjà dans le droit ; pour moi, elle n’est pas un problème. » Pour Christiane Taubira, si. La ministre de la justice, icône de la gauche morale, renâcle, met sa démission dans la balance.
« C’est trop sympa de mettre ça sur mon dos, c’est quand même lui le président ! C’est lui qui nous demande des mesures qui viennent de la droite »
« J’appelle Hollande, raconte Valls, en lui disant : “Ecoute, franchement, tu ne peux pas renoncer à cette mesure, tu l’as annoncée…” Cazeneuve, lui, aimerait qu’on renonce. Par ailleurs, moi, j’ai les sondages, qui sont hyperfavorables… Mais, à la fin, c’est Hollande qui décide. C’est trop sympa de mettre ça sur mon dos, c’est quand même lui le président ! C’est lui qui nous demande des mesures qui viennent de la droite, c’est ça l’idée. »
Tout cela sent l’affaire mal embarquée, tant une grande partie de la gauche est vent debout. Le fidèle Le Foll en veut encore à Valls : « Il se plante complètement, et il plante Hollande, il va jusqu’au bout en pensant que la droite allait lâcher au Sénat… Ou alors… je ne veux pas faire de procès d’intention, mais est-ce qu’il a fait ça pour planter Hollande ? » Le Foll est alors aux premières loges pour constater l’état de fatigue avancé du chef de l’Etat. « Hollande ne prend pas les choses en main, il se laisse bouffer. Complètement inhibé… Hollande s’est complètement trompé. »
« Je ne regrette pas la déchéance »
Acculé, le président de la République enterre la déchéance de nationalité, et accélère la sienne sur le plan politique. Le Foll est à l’Elysée ce 30 mars 2016, jour de capitulation. Il lâche au secrétaire général, Jean-Pierre Jouyet : « Tu vois, quel gâchis, quelle bêtise ! C’est fini pour la présidentielle, c’est terminé. » Le fluide politique a déserté l’exécutif. Hollande ne contrôle plus rien. Et Valls contemple aujourd’hui les ruines de la gauche. « Je ne regrette pas la déchéance, assure-t-il néanmoins. Si c’était à refaire, je le referais. Ça a divisé le PS, pas le pays. » Peut-être. Mais comment gouverner contre une partie significative de sa propre majorité ? D’autant qu’après la déchéance voici que s’avance la loi travail, fortement désirée par Valls, qui veut en faire un totem.
« [Macron] et moi, on est dans la rivalité pour savoir qui est le plus moderne, notamment sur les réformes »
Cette loi, il la vit comme une prise de guerre à celui qui est devenu son pire cauchemar : Macron. « Lui et moi, on est dans la rivalité pour savoir qui est le plus moderne, notamment sur les réformes. Ça, c’est vrai », admet Valls avec franchise. Le cas Macron pollue l’ambiance au sein de l’exécutif. « J’ai géré jusqu’au début 2016, dit Valls. Après, Macron m’a foutu le bordel dans le gouvernement. Najat [Vallaud-Belkacem], Le Foll, Cazeneuve ne supportaient pas l’ambiance. Macron était libre, et pas les autres. » En tout cas, grâce au 49.3, la loi travail est votée au forceps. Et Valls, consacré ennemi numéro un de la gauche du PS.
Au printemps 2016, le premier ministre n’est plus qu’un bloc d’agressivité. « Le pouvoir, quand même, c’est une machine à broyer. Et je sens que j’ai du mal à sortir autre chose que de la tension », concède-t-il en évoquant cette période. Mais n’a-t-il pas nourri aussi quelques pensées coupables ? L’échéance de 2017 approche… « Valls a été tenté, oui, révèle son plus proche soldat, Jean-Marie Le Guen. Début 2016, on est politiquement très forts. Valls a renoncé complètement à l’élection présidentielle à partir du mois de juillet 2016. »
« Il faut que tu le vires demain ! »
14 juillet 2016. C’est le carnage de la promenade des Anglais, à Nice. Valls s’y rend. « Je suis sifflé. Il y avait de la haine dans la foule. S’ils avaient pu lyncher un Arabe, ils l’auraient fait. » L’heure est à l’unité, il faut serrer les rangs. Et gérer le cas Macron, aussi. Valls tente d’alerter Hollande sur les velléités d’indépendance du ministre de l’économie : « Je disais au président durant toute l’année 2016 : “Vous me le mettez dans les pattes. Dans l’entourage, on souhaiterait qu’il soit premier ministre, c’est normal ; mais toi, tu me dis que ce n’est pas le cas. Je te fais confiance, mais ce n’est pas moi qui suis visé, c’est toi.” Mais il le nie. Il le nie. »
Deux jours plus tôt, le 12 juillet, soir de dîner à l’Elysée. Macron vient de s’émanciper, lors d’un meeting géant à la Mutualité, lançant, à propos de son mouvement, En marche ! : « Ce mouvement, personne ne l’arrêtera, nous le porterons ensemble jusqu’en 2017 et jusqu’à la victoire. » Une énième provocation, et pas la moindre. Valls apostrophe Hollande. Il restitue l’échange.
« Il faut que tu le vires demain ! Avant le 14-Juillet !
– Non, je ne veux pas, je passerai mon 14-Juillet à ne parler que de ça », tranche le président.
Septembre 2016. Valls passe une tête à l’Elysée, alors que Macron vient tout juste de donner sa démission. Hollande est décontenancé. « Macron l’a embrassé en partant, raconte Valls, Donc il est touché. J’appelle Macron devant lui, je dis à Emmanuel – quel con je suis : “Tu n’as aucune chance parce qu’il y aura toujours un socialiste qui t’empêchera, il y aura la droite…” » L’ex-premier ministre le jure ; à cette date, il est encore « dans l’idée que Hollande va être candidat, qu’il faut l’aider. Et le livre arrive ».
« Le livre »
Entre eux, députés, ministres ou sénateurs socialistes, tous en parlent ainsi : « le livre ». Publié le 12 octobre 2016, « Un président ne devrait pas dire ça… » (Stock), signé par les auteurs de ces lignes, décrypte la présidence en cours, révèle nombre de faits en coulisse et, surtout, donne la parole, longuement, au président Hollande. Qui en use, sans filtre. « Valls devient fou comme tout le monde à la sortie du bouquin, se rappelle Le Guen. Une révolte absolue. Il n’y a plus un député “hollandais” qui soutient Hollande ! » Valls, en route pour le Canada, dévore l’ouvrage dans l’avion. Et s’étrangle plus d’une fois. « J’ai lu le bouquin, et là… vous le tuez ! », lance-t-il, avant d’évoquer la réaction du président de l’Assemblée nationale, égratigné par Hollande dans le livre : « Bartolone, fou furieux, rompt les relations avec Hollande le jour même ! Il m’a dit : “Plus jamais il ne sera candidat”… Le livre est un événement majeur, c’est une bombe à fragmentation. »
Hollande voit Valls à son retour à Paris, tente de se justifier. Son premier ministre s’épanche, sans fard : « Je lui dis : “François, vraiment, ce livre est une faute. Tu parles trop.” Je pense qu’il voit dans ma critique une manière de rompre, ou de préparer autre chose. Ce qui n’est pas du tout le cas. Pas à ce moment-là. Je pense que je lui dis, là : “Mais avec ça, en plus, tu risques de ne pas pouvoir être candidat, avec ce livre…” Peut-être que je n’aurais pas dû le dire, mais… Et là, c’est vrai qu’à partir de ce moment-là, je me dis : “Il ne va pas pouvoir être candidat.” Et moi, je sens Hollande pas bien du tout. Et ça monte, ça monte, ça monte… »
Jean-Christophe Cambadélis s’agace encore aujourd’hui : « C’est vous qui foutez le bordel, je vous ai maudits. Le livre catalyse tout »
Il faut mesurer l’état de panique dans lequel se trouve alors le pouvoir socialiste, pris dans un tsunami qui menace de tout emporter. « On était tous tellement estomaqués », se souvient Ségolène Royal. Alors patron du PS, Jean-Christophe Cambadélis s’agace encore aujourd’hui : « C’est vous qui foutez le bordel, je vous ai maudits. Je vois la furie de Bartolone, qui me lance : “C’est foutu, il ne sera jamais élu, foi de Bartolone.” Le livre catalyse tout. » La polémique ne semble jamais devoir s’arrêter. Michel Sapin, ex-ministre des finances, se remémore : « Valls et Le Drian [ministre de la défense], lorsqu’ils lisent le livre, ils ont sincèrement le sentiment du “ce n’est plus possible”… »
La primaire, « un chemin de croix »
Une indignation parfois surjouée, aussi. Le livre, abonde Sapin, « est révélateur de failles, il y a des colères qui viennent nourrir une ambition ». Celle de Macron, bien sûr, qui annonce sa candidature à la présidentielle le 16 novembre. Celle de Valls, également. Le 27 novembre, il explique au Journal du dimanche (JDD) qu’il pourrait bien se présenter à la primaire socialiste. Un tabou est brisé. Valls : « Bon, est-ce que j’aurais dû le faire comme ça ? Non, sans doute, mais de fait, c’est l’idée que le livre, et l’image que ça donne du préside, abaisse la fonction : il va perdre la primaire, et il faut gagner la primaire. » Valls l’assure : « Oui, je pense que sans le livre il aurait été candidat. Et j’aurais été loyal, bien sûr. » Tout a basculé, d’un coup, alors que les proches de Hollande, quelques semaines plus tôt, avaient déjà choisi une agence de communication canadienne pour préparer la campagne de réélection du président sortant.
Lundi 28 novembre 2016, lendemain de la sortie de Valls dans le JDD, le président et son premier ministre déjeunent à l’Elysée. Les chaînes d’information suivent en direct chaque étape du psychodrame. « Lui n’est pas bien, raconte Valls. Et là, je me rends compte que, physiquement, il a pris la décision de ne pas y aller. Il me dit : “Il faut faire un communiqué où tu dis que tu ne seras pas candidat contre moi.” Il est triste, vraiment touché. Je lui dis OK, parce que je vois qu’il va renoncer. Vous dire qu’il me l’a dit, c’est faux. Mais je l’ai compris. Ce n’est pas moi qui le fais renoncer en tout cas. Le vrai problème, c’est le livre plus Macron. Le bouquin l’affaiblit terriblement, c’est un élément que je crois décisif, mais le vrai choc, c’est la double annonce de Macron, le départ de septembre et l’annonce de sa candidature, alors que Macron lui aurait dit qu’il ne serait pas candidat tant que lui, Hollande, ne se serait pas lui-même prononcé. C’est ce que Hollande nous a toujours dit… »
On connaît la suite. L’annonce par Macron de sa candidature, le 16 novembre, le renoncement de François Hollande, le 1er décembre, puis Valls en route pour la primaire socialiste. Un fiasco. « C’est un chemin de croix. La primaire est mal organisée. Et moi, je ne suis pas prêt, je sors trop de Matignon, je ne peux pas changer d’image. Je suis lessivé. »
Humilié par les macronistes
Vainqueur surprise, Benoît Hamon est désigné comme candidat socialiste. Valls s’interroge. Pas très longtemps. Il annonce son soutien à Macron, dont il avait pourtant fait sa cible. « Il m’a fait les poches, mais c’est comme ça. Macron n’est pas encore dans l’idée de tout bouffer », relativise Valls. En tout cas, son refus de soutenir le candidat investi par le parti et son ralliement à Macron, élu le 7 mai 2017, alimentent un peu plus le procès en traîtrise instruit contre lui.
« Ils me font un quiz, je dis : “Arrêtez… je suis candidat, vous me prenez ou vous ne me prenez pas.” Ils m’ont castagné, quand même… »
Traité comme un pestiféré par le PS, bizuté par En marche !, il décide crânement de se présenter aux législatives. « Je suis candidat, car je ne veux pas être viré par mes électeurs, dit-il. Une sorte d’orgueil personnel. Et je veux choisir mon destin. Je n’imagine pas que ce sera aussi violent de la part des macronistes. Ils font une erreur. En m’humiliant, ils suscitent une toute petite sympathie à mon égard. Je suis quand même un ancien premier ministre, on ne peut pas me traiter comme ça. » De fait, la Macronie triomphante se moque ouvertement de Valls, le rabaisse, annonce qu’il devra, comme le plus anonyme des postulants, passer sous les fourches caudines de la commission d’investiture d’En marche ! Tout juste si on ne lui demande pas d’envoyer son CV… « Ils me font un quiz, je dis : “Arrêtez… je suis candidat, vous me prenez ou vous ne me prenez pas.” Ils m’ont castagné, quand même… »
De justesse, il l’emporte, dans l’Essonne, son fief. Mais sa position est intenable. Répudié par sa famille d’origine, humilié par sa famille d’accueil, Valls est en perte de repères. L’appel de Barcelone, sa terre natale, tombe à point nommé. « Je suis venu ici, j’ai senti des vibrations, confie-t-il. J’ai vu ça comme une formidable opportunité. Sinon, je serais désespéré, là… Qu’est-ce que j’allais faire ? J’allais attendre que Macron m’appelle, que je remplace Collomb, Castaner ? Faire un BFM, balancer une saloperie pour qu’on m’entende ? J’ai envie de vivre, passer une année quasi sabbatique. »
Un parfait bouc émissaire
Avec Hollande, le fil n’est pas rompu, ils se textotent, s’appellent parfois. Il leur reste beaucoup en commun, finalement. Surtout des regrets. « On a perdu notre lucidité après les attentats, admet-il. Ça nous est arrivé, à tous. Pas que lui, je me mets dans le lot. C’était plus important que tout et on ne comprenait pas que, pour les autres, ce ne le soit pas. A la fin, peut-être qu’on ne se supportait plus à cause du bouquin, aussi. »
« Valls m’a juré dix fois qu’il ne visait pas 2017. Je l’ai cru quelques fois, pas dix fois ! », confie François Rebsamen
Il sait que, désormais loin de Paris, du pouvoir, de ses intrigues et de ses ragots, il fait figure de bouc émissaire parfait pour la gauche, toutes tendances confondues. Pour l’ancien premier ministre Jean-Marc Ayrault, par exemple : « Valls était toujours dans le calcul. » Ségolène Royal en remet une couche : « Valls a trahi, oui, je pense, plus que Macron. Pourquoi Valls monte au front, aveuglé et aussi hargneux ? C’est parce qu’il a senti l’ascendant intellectuel de Macron, qui est réel. A un moment, Valls a disjoncté. C’était trop haut, Matignon, par rapport à son expérience. » Les proches de Hollande estiment quant à eux, à l’image de Michel Sapin, que « Manuel Valls a tracé le chemin, et Macron l’a utilisé, ce chemin ». François Rebsamen, ancien ministre du travail, y va de sa philippique : « Valls m’a juré dix fois qu’il ne visait pas 2017. Je l’ai cru quelques fois, pas dix fois ! Macron, s’il avait été traité convenablement, je ne suis pas sûr qu’il aurait trahi Hollande. Valls, je suis sûr que oui. »
En 2019, Valls ne s’énerve plus. Moins, en tout cas. Calmement, il balaie ces accusations. « Elles sont dégueulasses. En quoi je suis traître ? A la fin, parce qu’il y a le bouquin qui sort, parce que Macron est déjà candidat ? Ça ne tient pas la route deux minutes. C’est une thèse que l’entourage de Hollande accrédite après son renoncement », dit-il. Et à laquelle ne souscrit pas complètement Hollande lui-même, apparemment. « Il a saisi une occasion politique qui s’est retournée contre lui, nous confiait, en février 2018, l’ancien président à propos de Valls. Je lui ai dit : “Si tu avais été intelligent, tu m’aurais laissé y aller. Tu as pris la place du mort…” » Et Macron, celle du conducteur. Sans permis.