En quelques années, la France a généralisé la délégation à des entreprises privées de ses services de délivrance des visas. Difficultés à obtenir un rendez-vous, bugs informatiques, surcoût : les demandeurs se plaignent de nombreux dysfonctionnements résultant de cette nouvelle donne, qui, par ailleurs, pose de sérieuses questions en matière de protection des données personnelles.
Depuis une quinzaine d’années, la France privatise à tour de bras les services de délivrance de visas de ses consulats. Selon le ministère de l’intérieur, 38 pays étaient concernés fin 2018 par ce type de sous-traitance, représentant plus de 89 % des demandes de visas pour la France. Les plaintes des demandeurs sont nombreuses : difficultés à obtenir un rendez-vous, bugs informatiques, surcoût de 30 à 50 % par rapport au tarif pratiqué auparavant, rejet des demandes considéré comme incompréhensible, et souvent vécu comme injuste. Beaucoup se sentent démunis, face à des sociétés privées qui reportent la responsabilité d’un refus sur le consulat, à qui appartient toujours la décision finale.
Avec cette politique, les représentations françaises à l’étranger se sont affranchies des demandeurs mécontents. « Ça permet de faire le ménage devant l’ambassade », confie un ambassadeur sous le couvert de l’anonymat. L’Afrique est particulièrement touchée : en 2018, sur les 4 millions de demandes de visas « court séjour » pour la France, 1,5 million provenaient du continent africain. Et une demande sur trois y a été rejetée en moyenne. À titre de comparaison, moins de 6 % des 816 000 visas sollicités depuis la Chine ont été refusés. À ce jour, les principaux « marchés » africains ont été privatisés, dont l’Algérie, le Maroc, la Tunisie, la Côte d’Ivoire, le Sénégal et, depuis janvier, le Togo, le Bénin, le Mali, le Burkina Faso et la Guinée.
À Dakar, l’accueil des demandeurs sénégalais, la réception et la gestion des dossiers, le relevé des données biométriques et, enfin, le paiement des frais de visa pour la France ont été confiés en 2014 au leader mondial de ce nouveau business, l’entreprise indienne VFS Global. La société occupe 1 200 mètres carrés au rez-de-chaussée d’un immeuble moderne, dans un quartier périphérique du centre de la capitale sénégalaise.
Le centre ouvre à 8 h 30, mais de nombreux Sénégalais font la queue depuis une bonne heure déjà. Abdoulaye* (les personnes dont le prénom est suivi d’un astérisque ont requis l’anonymat) patiente sous un soleil déjà ardent. Il accompagne sa sœur, Awa*, qui a enfin obtenu un rendez-vous. « Désormais, tout se passe sur internet, explique-t-il. Or beaucoup de familles n’ont pas d’accès chez eux. Il y a le cybercafé, mais encore faut-il être formé au web. Au mieux, un membre de la famille peut aider, sinon il faut s’adresser à des gens qui monnayent leurs services. » Ces services, proposés de manière informelle autour du centre, coûtent entre 1 000 et 4 000 FCFA (1,5 et 6 euros).
Après s’être enregistrée sur le site internet « France Visas » (basé à Nantes et mis en place en 2018), Awa a été redirigée vers celui de VFS Global, où lui a été immédiatement proposé un rendez-vous une semaine plus tard. Des « clients » assurent avoir dû attendre jusqu’à trois mois. Le nombre de places disponibles, de 150 à 300 par jour, dépend du consulat, qui attribue ces lots à VFS Global. Pour valider cette première étape, la sœur d’Abdoulaye a dû payer 13 500 FCFA (20,50 euros). Le jour J, Awa est arrivée munie d’une fiche indiquant la date et l’heure, ainsi que de son dossier complet, comprenant notamment son passeport, des relevés bancaires prouvant qu’elle dispose des ressources nécessaires pour la durée de son séjour, ses billets aller et retour. Après avoir passé un premier contrôle, une hôtesse a scanné sa fiche et lui a remis un ticket numéroté. Direction la salle d’attente.
Selon Walid Chamaki, le patron de VFS Sénégal, le temps d’attente pour le « guichet France » varie de 12 à 45 minutes. L’un des quatorze « conseillers de clientèle » a saisi les informations d’Awa sur une base reliée au consulat français, dont ses empreintes digitales et sa photo. Les employés ont des objectifs, et une prime au rendement. Car, une fois appelé au guichet, le « client » est censé passer moins de 15 minutes dans les locaux. Un rythme particulièrement intense en période de pic – de juin à septembre –, qui oblige bien souvent la soixantaine d’employés à rester bien au-delà de leurs horaires. Un travail à la chaîne, rémunéré 300 000 FCFA (460 euros) par mois, hors primes. Employés comme demandeurs sont filmés par plus de cent caméras.
Une fois son dossier vérifié, Awa s’est acquittée des frais de visa dus à l’ambassade, soit 40 000 FCFA (60 euros), prix fixé par l’Union européenne pour l’espace Schengen. Elle a par ailleurs choisi l’option « SMS », qui lui permet d’être tenue informée en temps réel de l’avancée de son dossier. Ce service lui a coûté 650 FCFA (environ 1 euro). D’autres options sont proposées. L’envoi du passeport par courrier varie de 10 000 à 40 000 FCFA (entre 15 et 60 euros), selon la destination. Pour les plus fortunés, une offre « VIP », avec salon privé, boisson et une écoute personnalisée, est facturée 13 200 FCFA (20 euros). Au total, un Sénégalais doit débourser au minimum 80,50 euros, 164 euros s’il prend toutes les options. Une somme non remboursable, même si le visa est refusé.
Avec 60 000 demandes par an pour la France (court et long séjour), auxquels s’ajoutent 35 000 visas étudiants et 50 000 dossiers pour ses neuf autres « marchés » (dont la Chine), le centre VFS Sénégal tourne à plein régime. Dans le monde, une demande de visa sur deux traitée par des entreprises privées l’est par VFS Global, qui dispose de 3 100 centres et 11 000 employés répartis dans 144 pays. L’entreprise, fondée à Mumbaï en 2001 par l’Indien Zubin Karkaria, pèserait aujourd’hui quelque 2,5 milliards de dollars.
VFS GLobal, qui était à l’origine une filiale du voyagiste suisse Kuoni et qui a fusionné avec cette entité en 2018, travaille avec la France et 61 autres gouvernements, dont la Grande-Bretagne, pour qui elle gère 70 % des demandes de visas britanniques. À la différence de Paris, qui signe les contrats ambassade par ambassade, Londres a choisi de recourir à un appel d’offres gouvernemental. Le 17 août 2019, le journal anglais The Independant a révélé l’existence de filiales de VFS Global domiciliées dans des paradis fiscaux, dont les îles Caïmans, Jersey, et au Luxembourg, ainsi que des flux financiers significatifs vers ces sociétés. Le contrat britannique a lui été passé avec VF Worldwide Holdings, enregistrée à Maurice. Contacté par mail par Mediapart sur différents points, VFS Global n’a pas souhaité s’exprimer sur ces révélations précises, ni sur ses revenus exacts, précisant seulement que « Kuoni Travel Holding Ltd a fusionné ses activités dans VFS Global Investments Ltd en juin 2018 et est basé en Suisse ».
« Des pratiques jugées non conformes aux exigences légales »
TLS Contact, l’autre leader travaillant pour la France, a également refusé de répondre à nos questions. Racheté en 2010 par l’empire français des centres d’appels Teleperformance, il a vu son chiffre d’affaires bondir prodigieusement en quelques années, passant de 4 millions d’euros en 2008 à 150 millions d’euros en 2018. Si la firme reste muette quant à la domiciliation fiscale de TLS, une entité apparaît cependant au Luxembourg sous le nom de TLS Group S.A. Domiciliée au 32, rue Jean-Pierre-Brasseur, à Luxembourg, cette société n’est pas un centre de traitement, comme Mediapart a pu le constater lors d’un appel téléphonique. Selon le rapport annuel 2018 de Teleperformance, la société luxembourgeoise lui appartient à 100 %. Cette dernière contrôle au moins une filiale homonyme basée à Bruxelles et une autre, TLS Contact Limited, à Londres.
L’absence de transparence de ces sociétés qui ont accès à des données extrêmement sensibles (empreintes digitales, comptes bancaires, numéros de téléphone, informations personnelles, images de vidéosurveillance…) pose question. VFS Global assure avoir déjà recueilli pas moins de 89 millions de données biométriques depuis 2007 ! Une manne qui intéresse beaucoup de monde, depuis des sociétés d’aviation – qui, selon nos informations, ont déjà approché certains centres –, en passant par des États peu scrupuleux.
D’ailleurs, certains d’entre eux contrôlent déjà partiellement les centres installés sur leur territoire. C’est le cas de la Chine, de la Russie et de l’Arabie saoudite, pays où les filiales de VFS ou de TLS sont associées à des sociétés contrôlées par des ressortissants locaux. En 2017, la Cour des comptes s’en est inquiétée : « Cette situation doit conduire les consulats à effectuer des contrôles portant sur la destruction systématique des données personnelles et biométriques enregistrées et des dossiers des demandeurs. Ce contrôle exige du temps et une expertise technologique dont peu de consulats disposent. »
« VFS Global ne conserve aucune donnée plus longtemps que nécessaire au transfert des datas à notre client final [les consulats – ndlr] », nous a répondu par mail le service communication de VFS Global. Quant à leurs éventuels partenaires locaux, et leurs prestataires, qui vont de l’entreprise de nettoyage à la maintenance informatique, en passant par la sécurité, la firme assure les contrôler « une fois par an ».
Selon le ministère de l’intérieur français, « les services des visas [des consulats – ndlr] doivent effectuer au minimum deux fois par an des visites de contrôle poussées afin de dresser un procès-verbal de conformité ». Sur ce point encore, la Cour des comptes relevait des manquements dès 2017 : « Ces contrôles ne sont pas systématiquement menés […] et le procès-verbal correspondant n’est en réalité jamais rédigé. » Dans un rapport de janvier 2019, l’Office national d’audit de Malte rappelait les conclusions d’un audit effectué par la commission européenne à son consulat d’Alger, et au centre de son prestataire, VFS Global. Les experts européens, intervenus en septembre 2016, expliquaient que « certaines pratiques adoptées par VFS, notamment en matière de protection des données, ont été jugées non conformes aux exigences légales ». Peu rassurant.
Que disent les politiques de confidentialité, disponibles sur les sites internet de ces sociétés ? Du côté de VFS, elles varient selon les pays. Sur les plateformes pour la France, il est indiqué que « les données biométriques ne sont pas enregistrées […] mais transférées immédiatement sur les serveurs des autorités consulaires françaises ». En revanche, sur le site de VFS au Congo Kinshasa, pour une demande de visa chinois, « les renseignements personnels […] peuvent être collectés pour une utilisation ultérieure […] ».
« TLS Contact peut collecter vos données à caractère personnel pour son propre compte en vue de l’exécution de services particuliers (sans lien avec les services susdits), pour les besoins de son activité », lit-on sur le site internet de ce prestataire. Et ces données pourraient être partagées avec des « tiers », dont des « forces de l’ordre », ou « en cas de fusion, vente, restructuration, acquisition, co-entreprise, cession, transfert ou autre acte de cession de tout ou partie de notre activité, de nos actifs ou de notre capital ».
Malgré de nombreux échanges et demandes d’interview, le ministère des affaires étrangères français n’a pas répondu à nos questions concernant l’opacité de cette gestion financière, le manque de protection des données, la quasi-absence de contrôles… Dans le même temps, les inaugurations de ces centres se multiplient, comme à Singapour, le 8 juillet dernier. De quoi satisfaire les appétits de Zubin Karkaria, ami de la France décoré de l’Ordre national du mérite, à Mumbaï, en 2016.