Une étude publiée par l’agence économique Bloomberg prône une industrialisation de l’Afrique afin de créer un marché de l’emploi capable de répondre aux besoins. Cette préconisation peut sembler évidente, mais elle est loin d’être partagée par l’ensemble des observateurs, certains estimant qu’elle n’est pas nécessaire en Afrique.
L’étude publiée dans la rubrique Opinion de Bloomberg, signée par Noah Smith, éditorialiste de l’agence et ancien économiste, s’intitule Le seul espoir de l’Afrique est l’industrialisation. La question de l’industrialisation du continent africain est un débat récurrent entre économistes. Certains estimant que ce n’est pas la solution, quand d’autres affirment qu’il ne peut y avoir de croissance sans cela. Il est vrai que de nombreux exemples d’industrialisation non maîtrisée, souvent étatiques et répondant à des ambitions idéologiques, ont été de véritables échecs sur le continent.
Mais l’analyse de Bloomberg ne met pas en avant les investissements industriels réalisés par les Etats, qui souvent se sont perdus dans les sables de la mauvaise gestion ou de l’inutilité. Elle part du fait que l’Asie – et tout particulièrement la Chine –, devenue l’atelier du monde, a besoin de délocaliser une partie de sa production en raison de l’évolution de son industrie vers des produits à plus forte valeur ajoutée.
« La hausse des coûts de main d’œuvre en Chine et la menace des restrictions commerciales américaines incitent les fabricants à diversifier leurs chaînes d’approvisionnement. Certaines de leurs usines iront au Vietnam et au Bengladesh, deux étoiles montantes du monde en développement. Mais ces pays ne seront pas assez grands pour remplacer la Chine, ce qui signifie que si les fabricants veulent vraiment réduire les coûts, beaucoup devront se tourner vers l’Afrique », écrit Noah Smith.
Les « oies sauvages » se posent-elles sur l’Afrique ?
L’analyse de Bloomberg s’appuie sur des exemples concrets. Les investissements massifs de la Chine dans les grandes infrastructures africaines sont connus et largement commentés. Ce qui l’est moins, d’après lui, c’est l’importance des investissements privés. « En 2017, l’équipe d’Irene Yuan Sun (chercheuse de McKinsey & Co) a estimé qu’il y avait environ 10 000 usines (nées d’investissements chinois) sur le continent, et (que) leur nombre est sans doute plus élevé maintenant. Le Nigeria, la Zambie, la Tanzanie et l’Ethiopie ont les plus fortes concentrations, mais de nombreux autres pays sont concernés. Bien que la Chine investisse moins en Afrique que dans d’autres régions, elle rattrape rapidement son retard« , note-t-elle.
Selon cet article, « la seule chose qui semble pouvoir transformer de manière fiable les pays pauvres en pays riches semble être la théorie dite du vol d’oies sauvages ». Cette analyse, décrite dans les annés 30 par le Japonais Akamatsu, montre comment un pays initie son processus d’industrialisation sur des produits à faible technicité. Après en être devenu producteur, il en devient exportateur, puis l’abandonne pour un produit à plus haute valeur ajoutée. Cet abandon permet à un autre pays d’entamer son propre processus d’industrialisation.
Part de l’Afrique à la valeur ajoutée manufacturière mondiale : 1,6%
Ce phénomène paraît s’être produit en Asie, du Japon à la Chine, en passant par la Corée… L’auteur semble penser que ce processus fonctionne maintenant vers l’Afrique et que malgré les progrès dans l’automatisation, « rien n’indique que celle-ci ait rendu obsolètes les fabrications à forte intensité de main-d’œuvre. En d’autres termes, tout indique que le processus qui a permis à l’Europe et à l’Asie de sortir de la pauvreté commence à porter ses fruits en Afrique. »
Les « oies sauvages » se posent elles pour autant sur l’Afrique ? A voir certains exemples comme l’Ethiopie, où se construit une véritable industrie textile exportatrice initiée par la Chine, la théorie semble devenir réalité.
Pour autant, cette industrialisation reste extrêmement embryonnaire : « La contribution de l’industrie africaine à la valeur ajoutée manufacturière mondiale (VAM) est de 1,6%. C’est dérisoire. Ce qui est une hérésie, compte tenu de l’énorme potentiel du continent« , note Jonathan Le Henry, directeur stratégie de PwC-Conseil en Afrique francophone. Surtout que le continent doit être en mesure de créer des emplois par millions : « La population africaine en âge de travailler devrait passer de 705 millions de personnes en 2018 à près d’un milliard d’ici 2030« , note la Banque africaine de Développement (BAD), selon qui « les économies africaines se sont prématurément désindustrialisées, car la réallocation de la main-d’œuvre s’est orientée vers des services à faible niveau de productivité, limitant le potentiel de croissance du secteur manufacturier ». Une façon de critiquer ceux qui voient le développement des services (même à travers la hightech) comme solution pour la croissance sur le continent.
Dans cette phase d’investissement, l’Afrique doit jouer sur ses capacités « à exploiter son avantage comparatif et à protéger ses frontières« , estime Adama Wade, directeur de publication de Financial Afrik. Il n’est pas sûr que cela soit dans l’air du temps, même si l’ouverture à tout crin du marché mondial a du plomb dans l’aile depuis l’élection de Donald Trump.
Dans un précédent rapport, la BAD notait le manque d’infrastructures (réseaux électriques, transports…) comme principale entrave au développement de l’industrie en Afrique. Il n’est pas sûr que la théorie du « vol d’oies sauvages » suffise, malgré l’enthousiasme de Bloomberg : « L’industrialisation africaine achèvera la grande transformation, amorcée il y a plus de deux siècles en Grande-Bretagne : le mouvement de l’humanité allant de l’indigence à la sécurité matérielle. C’est la dernière frontière de la réduction de la pauvreté. »