Comme Wrangler et Levi’s, de plus en plus de firmes sont associées aux républicains ou aux démocrates
Levi Strauss et Wrangler ont tous deux débuté comme des marques de jeans destinés aux cow-boys, aux cheminots et à d’autres pionniers de l’Ouest américain. Aujourd’hui, ils se situent aux antipodes dans un clivage politique qui affecte non seulement la façon dont les gens votent, mais aussi ce qu’ils achètent.
Les données d’une étude de consommation montrent que les démocrates sont devenus plus susceptibles de porter des Levi’s que leurs homologues républicains. Le contraire est vrai pour Wrangler, qui est maintenant beaucoup plus populaire auprès des partisans du Grand Old Party.
Il n’y a pas d’explication simple à ces changements de comportement des consommateurs. Ils sont en partie dus aux prises de position sociales et politiques des entreprises, comme celles de Levi’s en faveur du contrôle des armes à feu. Certains sont liés à des modifications géographiques majeures touchant les partis politiques eux-mêmes, alors que les comtés ruraux deviennent plus républicains et que les zones urbaines penchent davantage du côté des démocrates. Wrangler est populaire dans les comtés de cow-boys de l’Ouest et du Midwest, tandis que Levi’s, dont le siège est à San Francisco, rencontre davantage d’écho favorable en milieu urbain.
Ensemble, ces facteurs se combinent et dessinent une nouvelle carte, plus partisane, de la culture de consommation américaine, où les clivages entre le rouge (la couleur des républicains) et le bleu (celle des démocrates) qui définissent la politique nationale se sont transposés dans le monde des centres commerciaux et des boutiques en ligne.
Rien de tout cela n’a échappé aux grandes marques et aux chaînes de magasins qui tentent d’accroître ou de conserver leur part de marché en montrant qu’elles soutiennent — ou combattent — les mêmes causes que leurs clients.
Depuis les élections de 2016, les entreprises ont commencé à s’intéresser de plus près à des questions qu’elles auraient esquivées il y a dix ans — comme le contrôle des armes à feu, l’immigration et les droits des homosexuels —, en partie pour attirer des consommateurs plus jeunes et plus responsables socialement. Dans le même temps, le pays se polarise de plus en plus sur des lignes partisanes, ce qui a des conséquences pour les marques qui choisissent de rester en dehors de la mêlée politique.
« Les consommateurs ne votent pas seulement lors des élections, ils votent aussi dans les magasins en choisissant des marques qui correspondent à leurs valeurs », assure Richard Edelman, directeur général d’Edelman, une grande firme de relations publiques qui a étudié la question.
Alana Sivin confie avoir commencé, il y a dix ans, à réfléchir plus attentivement à ce qu’elle achète lorsqu’elle est devenue vegan. Désormais, ce choix se traduit dans la sélection des vêtements, des bijoux et des maquillages qu’elle porte. Cette avocate de 31 ans, qui vit à New York, a cessé d’acheter des vêtements dans les chaînes de fast fashion parce qu’elle considère que leurs méthodes de production sont nuisibles à l’environnement. Elle opte plutôt pour des vêtements d’occasion, ne porte pas de maquillage testé sur les animaux, et lorsqu’elle s’est fiancée cette année, elle a demandé à son futur époux de s’assurer qu’il ne lui offrirait pas un diamant provenant d’une zone de conflit. A la place, celui-ci lui a acheté un diamant de synthèse.
« Vous pouvez vraiment faire bouger les choses en choisissant ce que vous achetez », dit-elle.
Levi Strauss a embrassé des causes progressistes comme le contrôle des armes à feu et le soutien aux migrants. Wrangler est resté en dehors de la politique mais a poli son image de marque pour cow-boys en soutenant le rodéo.
De 2004 à 2018, la répartition partisane au sein de la clientèle de Levi’s a évolué en faveur des démocrates de 3 points de pourcentage, tandis que la base de consommateurs de Wrangler compte 13 points de pourcentage de plus de républicains, selon une analyse du Wall Street Journal. The WSJ a passé au crible quinze années d’enquêtes auprès des consommateurs menées par MRI-Simmons, une société d’études du secteur.
Ken Adams est un fan de Wrangler depuis toujours. Mais ce gérant de magasin à la retraite, âgé de 53 ans, a acheté deux paires de jeans Levi’s cette année, car il a été frappé par la prise de position de la marque en faveur du contrôle des armes à feu.
« Quand je vois des entreprises faire un effort pour aider la société américaine, je pense que cela vaut la peine de les récompenser, explique M. Adams, qui vit à Hobart, dans l’Indiana. Les entreprises qui sont du mauvais côté sur ce problème et d’autres n’auront pas mon argent. »
Près de 60 % des 1 000 Américains interrogés par Edelman l’an dernier ont répondu qu’ils choisiraient, changeraient, éviteraient ou boycotteraient une marque en fonction de sa position sur les questions de société. Il s’agit d’une hausse par rapport à 2017, où ils étaient 47 % dans ce cas.
Cela ne veut pas dire que les consommateurs vont véritablement appliquer ces prises de position dans leurs décisions d’achat. Nombre d’entre eux veulent toujours que les entreprises se tiennent loin des sujets sensibles.
Lori Johnson, d’Oakland en Californie, confie avoir cessé d’acheter des marques qui soutenaient la Fédération américaine des plannings familiaux ces dernières années, même si elle se considère en faveur du droit à l’avortement. « Je ne veux pas porter des vêtements en fonction de ma couleur politique », explique cette assistante de direction âgée de 50 ans.
Lundi, la chaîne de fast-food Chick-fil-A a annoncé que, dès l’an prochain, elle allait orienter ses actions caritatives vers l’éducation, les sans-abri et les personnes souffrant de la faim. Ce virage fait suite aux critiques formulées par des associations progressistes et certains clients relatives à des dons adressés par l’entreprise à des organisations qui s’étaient opposées au mariage homosexuel ou qui étaient critiquées, pour d’autres raisons, comme étant anti-gay.
Selon l’analyse des données de MRI-Simmons effectuée par The WSJ, la montée des considérations partisanes peut être constatée dans les secteurs de l’automobile, de l’alimentation, des sports et des informations.
L’étude, qui portait sur 2 528 marques, articles et magasins, montre que le nombre de produits présentant un biais démocrate par au moins 3 points de pourcentage est passé de 192 en 2004 à 309 en 2018. Entre-temps, ceux à tendance républicaine sont passés de 214 à 153.
Certains des changements les plus importants concernent des marques d’alcools forts — comme Chivas Regal et Courvoisier — et de vins, dont beaucoup sont devenus davantage démocrates à mesure qu’ils devenaient plus populaires auprès des jeunes consommateurs. De 2004 à 2018, le secteur automobile a également connu de grandes fluctuations, les propriétaires de véhicules GMC et Ford étant de plus en plus républicains.
Certaines des marques les plus connues au monde misent sur cette division des consommateurs. Nike, par exemple, a créé un électrochoc l’an dernier lorsqu’il a fait de Colin Kaepernick — l’ancien quarterback de la Ligue américaine de football qui s’est agenouillé sur le terrain pendant l’hymne national pour protester contre le traitement des minorités — la figure de proue de ses publicités. En 2018, 46 % des clients Nike se sont identifiés comme démocrates, tandis que 31 % étaient républicains.
« Peu importe le nombre de personnes qui détestent votre marque tant qu’il y en a assez qui l’aiment, a lancé Phil Knight, cofondateur de Nike, aux étudiants de la Stanford Graduate School of Business plus tôt cette année. Vous devez prendre position, c’est pour ça que la pub avec Kaepernick a marché. »
Procter & Gamble a, lui aussi, créé une agitation cette année avec des publicités de sa marque Gillette qui brocardaient la « masculinité toxique » et montraient un homme transgenre apprenant à se raser auprès de son père.
David Taylor, PDG de P&G, a défendu ses publicités lors de l’assemblée des actionnaires de l’entreprise en octobre, lorsqu’il a été interpellé à ce sujet par Justin Danhof, le directeur juridique du National Center for Public Policy Research — un think tank conservateur dont l’objectif affiché est de préserver les libertés individuelles. « Comment comptez-vous reconquérir la base de consommateurs que vous avez passé la majeure partie de l’année à offenser ? », a demandé M. Danhof. « Les gens de tous âges, en particulier les jeunes consommateurs, s’attendent à ce qu’une marque prenne position », a répondu M. Taylor, ajoutant que les ventes de Gillette avaient augmenté au cours du trimestre ayant suivi cette publicité. « Notre intention est de nous faire l’écho de valeurs positives, a ajouté le PDG. Personne n’aimera toutes nos pubs. »
Walmart, Dick’s Sporting Goods et d’autres distributeurs ayant restreint la vente d’armes à feu et de munitions ont, eux, été pris à partie par des défenseurs du port d’armes.
« Vous ne pouvez pas complètement correspondre aux attentes d’un groupe donné dans ce monde de plus en plus polarisé, sans accepter que votre message ne soit pas celui que d’autres catégories de la population veulent entendre », a indiqué Alan Jope, directeur général d’Unilever, propriétaire du savon Dove et de la glace Breyers, dans une interview. « Je suis intimement convaincu que chercher un consensus mou n’est plus adapté au monde d’aujourd’hui. »
Levi’s s’est lancé dans le débat sur les armes à feu en 2016, après qu’un client s’est tiré une balle dans le pied alors qu’il essayait un jean dans un magasin à Atlanta. Cela a incité le PDG Chip Bergh à écrire une lettre ouverte aux clients leur demandant de ne pas apporter d’armes à feu dans ses magasins. En 2018, Levi’s a commencé à orienter 1 million de dollars de dons à des ONG et à des militants travaillant pour mettre fin à la violence par arme à feu. En septembre, M. Bergh, 62 ans, a participé à la rédaction d’une lettre — qui a été signée par plus de 200 PDG — demandant aux membres du Sénat américain d’adopter des lois sur le contrôle des armes à feu.
En 2017, Levi’s s’était élevé contre une loi promulguée par Donald Trump qui interdisait aux citoyens de plusieurs pays à majorité musulmane de voyager et d’entrer aux Etats-Unis. « Cela paraissait antiaméricain », a déclaré M. Bergh à propos de la mesure, rappelant que Levi’s avait été fondé par un immigré.
Cela étant, M. Bergh explique que l’entreprise ne cible pas les républicains ou les démocrates, mais qu’elle adopte plutôt une position morale sur des questions où elle estime qu’elle sera du bon côté de l’histoire — comme ce fut le cas, en 1960 en Virginie, lorsque Levi’s a ouvert une usine où la pratique de la ségrégation était interdite, et cela quatre ans avant l’adoption de la loi sur les droits civiques.
« Il faut avoir le cuir solide quand on prend position sur ce genre de sujet », assure M. Bergh, un ancien dirigeant de P&G devenu PDG de Levi’s en 2011, en précisant avoir reçu des menaces de mort. Pour lui, les consommateurs veulent des marques qui ont une mission dépassant le seul profit.
Le National Center for Public Policy, le groupe conservateur, a fait valoir, lors de l’assemblée annuelle de Levi’s en juillet, que la courbe de popularité de l’entreprise avait chuté lorsque les consommateurs avaient pris connaissance de sa position sur les armes à feu. « Nous voulons qu’ils se retirent de ces guerres culturelles », a lancé M. Danhof.
M. Bergh a répondu que Levi’s savait qu’il risquait de perdre des clients à cause de sa position sur les armes à feu, mais que l’entreprise était aujourd’hui plus forte qu’elle ne l’avait jamais été depuis des décennies. « Ils ne doivent pas détenir nos actions s’ils n’aiment pas notre positionnement », a-t-il dit.
Les parts de marché dans le secteur du jean sont demeurées relativement stables aux Etats-Unis lors des cinq dernières années, Levi’s occupant la première place avec 12 % des ventes en 2018. Selon Euromonitor International, une société d’études de marché, Wrangler occupe la deuxième place avec 4,8 %.
Scott Baxter, directeur général de Kontoor Brands — la société mère de Wrangler —, affirme que l’entreprise passe peu de temps à penser aux questions politiques.
« Nos marques n’ont pas et n’utiliseront pas de stratégies commerciales ou de marketing basées sur les affiliations des consommateurs à des partis politiques, et nous ne pensons pas que ces appartenances nous regardent », déclare-t-il.
Wrangler fait des dons pour la recherche contre le cancer du sein, fournit de l’assistance aux vétérans de l’armée et essaie de rendre son mode de fabrication moins nocif pour l’environnement. Mais son marketing reste axé sur la valorisation de son héritage lié aux cow-boys — ce qui signifie toucher une clientèle plus rurale et souvent davantage républicaine. La marque a d’ailleurs lancé une nouvelle campagne publicitaire en septembre qui compare le rodéo à d’autres activités faisant monter le taux d’adrénaline, comme la moto.
En 2004, 41 % des personnes qui portaient des Levi’s étaient des démocrates autodéclarés — contre 37 % de républicains —, ce qui signifie que les démocrates l’emportaient de 4 points de pourcentage, selon les données de MRI-Simmons. En 2018, cet écart s’était creusé : 39 % étaient démocrates et seulement 32 % étaient républicains, soit un écart de 7 points.
Pour les jeans Wrangler, on assiste à une sorte d’effet-miroir. En 2004, 36 % des clients de Wrangler s’identifiaient comme républicains et 44 % comme démocrates, soit une différence de 8 points. En 2018, 39 % étaient républicains et seulement 34 % étaient démocrates, selon les données, ce qui représente un écart de 5 points de pourcentage avec les clients républicains, soit une variation totale de 13 points.
Derrière certains de ces changements se cachent des bouleversements plus importants au sein de l’électorat qui suggèrent une séparation plus nette entre les électeurs sur le plan politique. Les recherches du Pew Research Center révèlent que moins d’Américains affichent un mix d’opinions progressistes et conservatrices. Cela signifie qu’il y a moins de démocrates conservateurs et de républicains progressistes que par le passé.
Les démocrates vivent de plus en plus dans et autour des grandes zones urbaines, où les individus ont tendance à être plus favorables aux questions portées par la gauche telles que le contrôle des armes à feu, et les républicains sont plus nombreux dans les zones rurales.
Un élément clé des racines républicaines de Wrangler est la force de la marque dans les communautés rurales. L’impact de l’entreprise est clair lorsque l’on se penche sur les ventes en ligne de son site Web, comme le montrent les données collectées par Connexity, une agence de publicité en ligne.
Dans les Etats fortement républicains comme le Montana, le Wyoming, l’Oklahoma et l’Idaho, les ventes en ligne par habitant de produits Wrangler sont beaucoup plus élevées que dans les Etats plus urbains, comme New York et la Californie — deux bastions de Levi’s, selon Connexity.
Dans la boutique Murdoch’s Ranch and Home Supply à Livingston, dans le Montana, Wrangler se taille la part du lion dans la « pile de jeans » — un mur de milliers de paires de pantalon, une tradition du magasin. Environ 90 % de la pile est constituée de produits Wrangler, explique ShayLee Shoell, qui travaille dans la boutique. « Le client très cow-boy qui entre va choisir Wrangler, dit-elle. Si vous préférez les jeans décontractés, vous achetez des Levi’s. »
Terance Eichhorn, dompteur en chef du ranch West Creek à Emigrant, dans le Montana, confie que son attachement à Wrangler est profondément enraciné dans son passé familial. « J’ai toujours porté Wrangler parce que c’est avec les produits de cette marque que ma mère nous habillait. Et c’est ce que mon père et mon grand-père portaient. »
« Une des raisons pour lesquelles j’aime bien Wrangler, c’est que c’est un grand sponsor des rodéos, ajoute M. Eichhorn. Ils sont présents à ces événements et je veux les soutenir en raison des causes qu’ils embrassent. »
Et Levi’s ? « Honnêtement, confie le jeune homme de 36 ans, je n’ai jamais enfilé de jeans de cette marque. »