REPORTAGE – Le chef de l’État rencontrera son homologue Alassane Ouattara à moins d’un an d’un scrutin présidentiel qui s’annonce agité, avec la possible participation de MM. Gbagbo et Bédié.
La visite d’Emmanuel Macron en Côte d’Ivoire s’annonce avant tout protocolaire et symbolique. Une sorte de passage obligé pour un président français, jusqu’alors sans cesse repoussé, dans le pays d’Afrique le plus proche de Paris, mais avec qui les relations ont été, un temps, orageuses. «Il s’agit avant tout de sceller la réconciliation», dit-on d’ailleurs tant à l’Élysée que dans l’entourage du président ivoirien, Alassane Ouattara. Le programme est donc sans aspérité. Outre une soirée de «Noël», ce vendredi, avec les soldats français basés à Abidjan, Emmanuel Macron consacrera le samedi à la promotion du sport et surtout à la lutte contre les fléaux que sont le sida, le paludisme et la tuberculose, avant de rencontrer son homologue.
Dimanche, à Baouké, seconde ville du pays et «capitale» de la rébellion entre 2002 et 2011, années de la déchirure ivoirienne et de tensions avec la France, les deux présidents tenteront de tourner définitivement la page de cette époque. Ensemble, ils rendront hommage aux neuf militaires français tués en 2004, dans un raid de l’aviation ivoirienne, l’un des épisodes le plus mystérieux de l’histoire récente de la «Françafrique».
Reste à savoir si cette volonté d’aller de l’avant peut, en Côte d’Ivoire, dépasser les simples mots. En France le temps a passé et les hommes aussi. Mais la Côte d’Ivoire semble toujours prisonnière d’une interminable lutte politique entre trois hommes, président et ex-présidents, qui occupent sans partage le devant de la scène depuis 30 ans: Laurent Gbagbo, Henri Konan Bédié et Alassane Ouattara. En 2010, la crise post-électorale et ses 3000 morts s’était nouée dans le combat de ce trio. On pensait qu’il s’agissait là de l’ultime affrontement. L’âge, la Constitution ou la justice allaient faire leur œuvre pour laisser place à une nouvelle génération. Pourtant, à moins d’un an de la présidentielle, prévue en octobre 2020, les acteurs s’apprêtent à redescendre dans l’arène. Aucun ne le dit officiellement, mais tous y pensent.
«La perspective est de plus en plus probable», estime un diplomate. Henri Konan Bédié, à 85 ans, se définissant sans la moindre ironie comme «un jeune comme les autres», s’est presque dévoilé. Ce petit homme rond et taiseux garde un faux suspense. «Il va y aller, c’est sûr. C’est de sa responsabilité», assure Jean-Louis Billon, un responsable de son parti, le PDCI.
Cette annonce en creux a poussé Alassane Ouattara, 77 ans, à s’avancer à son tour, en affirmant curieusement son intention de se présenter «si le président Bédié le faisait». Le changement de Constitution en 2016, vieille astuce africaine pour contourner la limitation à deux mandats, lui permet, légalement, d’en briguer un troisième. «Ce n’est pas interdit et Ouattara veut terminer son travail», explique une source à la présidence, avant d’ajouter: «On ne permettra pas à Bédié de ruiner le redressement du pays», jouant une fois encore sur l’image d’un Ouattara, technocrate compétent et responsable.
Laurent Gbagbo, 74 ans, lui, n’a pas son destin en main. Récemment acquitté par la Cour pénale internationale (CPI), il doit encore attendre le résultat de l’appel interjeté par l’accusation, pour savoir s’il est libre. Il patiente donc en silence, tout en consultant beaucoup. «S’il le peut et s’il le veut, il sera notre candidat», affirme Laurent Akoun, vice-président de son parti, le FPI. «Quoi qu’il arrive, Gbagbo aura une grande influence. Son acquittement le fait passer pour un martyr et l’a remis en selle», regrette Adama Bictogo, un haut responsable du parti au pouvoir, le RHDP. Nul n’ignore l’efficacité en campagne de la faconde de Gbagbo, dans son costume d’homme du peuple parfaitement ajusté.
Entre intrigues, discours et coups bas, une intime relation de haine s’est forgée entre les trois hommes.
L’éventuelle joute entre les trois hommes ne sera pas une revanche, ni même une sorte de troisième tour. Leur histoire commune remonte en fait à l’aube des années 1990, dans la lutte pour hériter du pouvoir de Félix Houphouët-Boigny, père mythifié et alors vieillissant de la nation ivoirienne. Entre intrigues, discours et coups bas, une intime relation de haine s’est forgée. Henri Konan Bédié aura été le premier vainqueur, en s’imposant à la mort de Houphouët, en 1993, non sans avoir écarté les candidatures de ses rivaux. Il dirige jusqu’au coup d’État du général Gueï, qui le renverse en 1999. Laurent Gbagbo, roué, profite ensuite de la naïveté de l’officier putschiste pour prendre le pouvoir lors du scrutin de 2000, puis réprime la contestation dans le sang. Proche d’Alassane Ouattara, la rébellion qui se lève en 2002 et tourne à la guerre, ne fait qu’envenimer les antagonismes. L’élection de 2010, dont les résultats sont violemment contestés, voit, après des affrontements dans les rues d’Abidjan, Alassane Ouattara s’asseoir à son tour sur le trône du défunt Houphouët. Dans ces deux décennies, toutes les combinaisons d’alliances des uns contre les autres, même les plus improbables, ont été tentées. Et aujourd’hui, aucun n’entend lâcher le premier, au risque de céder la place à un rival et de trahir les siens.
Le timing de la visite de Macron est étrange. Elle risque d’être instrumentalisée dans un sens ou dans l’autre
Un diplomate
Autant que les hommes politiques, ces présidents sont des leaders communautaires. Laurent Gbagbo «tient» le Sud, quand Henri Konan Bédié incarne le centre du pays, et Alassane Ouattara le Nord. «Ce sont des icônes communautaires. Or, dans un pays où le respect des aînés est primordial et où afficher une ambition est déjà considéré comme une trahison, la relève ne peut qu’attendre», analyse Francis Akindès, sociologue à l’université de Bouaké, pour expliquer l’invraisemblable emprise des trois hommes sur leurs concitoyens. «Nous sommes prisonniers de ce combat. Nous sommes d’ailleurs l’un des seuls pays de la région à n’avoir jamais connu d’alternance, ni même de succession pacifique, ce qui est assez humiliant», déplore un «jeune» responsable, âgé de 52 ans.
Pour autant, le prochain scrutin ne s’annonce pas aussi dramatique que celui de 2010. «Il y a de grandes différences, et la première est qu’il n’y a plus de troupes armées», souligne un diplomate. L’échec de la réconciliation entre les communautés fait tout de même peser des risques de fortes tensions à l’heure du vote et du décompte des voix.
Pour la France, très impliquée, parfois malgré elle, dans l’histoire agitée des trois ténors politiques ivoiriens, la gestion d’un possible nouveau round va demander du tact. Face à la candidature possible de président sortant, l’Élysée s’est prudemment contentée de «prendre acte de cette ambition», tout en soulignant que la Côte d’Ivoire ne manque pas «d’élites et de ressources humaines». «Le timing de la visite de Macron est étrange. Elle risque d’être instrumentalisée dans un sens ou dans l’autre. Il a lui falloir peser tous ces mots», insiste le diplomate.
Source: Le Figaro.fr