Élu avec plus de 70 % des voix, Kaïs Saïed, un enseignant en droit constitutionnel à la retraite de 61 ans, est le nouveau président de la Tunisie depuis ce dimanche. Pour de nombreux Tunisiens, sa victoire atypique illustre un tournant dans la transition démocratique.
Huit ans après la révolution, et malgré des fondations qui restent précaires, la démocratie est bien vivante en Tunisie. Le peuple tunisien a confié dimanche 13 octobre les clés du pays à un homme ordinaire, antithèse de l’homme politique. Une claque qui achève la classe politique traditionnelle bien mal en point. Kaïs Saïed, 61 ans, qui professe le droit constitutionnel à l’université, a été élu président de la République tunisienne en menant une campagne a minima, sans parti, ni affiches, ni moyens réels.
Les résultats définitifs seront annoncés dans la journée par l’instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE) mais d’ores et déjà, on peut parler d’une victoire écrasante, incontestable, avec plus de 70 % des voix, selon les premières estimations (72,5 % selon l’institut Emrhod, 76,9 % selon l’institut Sigma).
Une foule en liesse, dans les rangs de laquelle se trouvaient de nombreux jeunes qui croient en Saïed pour raviver la flamme révolutionnaire de 2011, concrétiser les espoirs brisés de cette époque et en finir avec la gangrène de la corruption, a célébré jusque tard dans la nuit ce triomphe. Environ 90 % des électeurs de 18 à 25 ans ont voté pour lui, selon l’institut de sondage Sigma, contre seulement 49,2 % des plus de 60 ans. C’est d’ailleurs à eux que Saïed a adressé ses premiers mots, remerciant cette jeunesse qui ouvre « une nouvelle page de l’Histoire ».
Rami Khalfi, 22 ans, un jeune issu du quartier populaire de Ezzouhour à Tunis, qui vivote dans le circuit de la fripe, confiait dimanche, alors qu’il était parmi les derniers à venir voter dans son bureau de vote : « Je comptais ne pas voter, je n’ai jamais voté. Je déteste les politiques qui viennent avec leurs flyers juste le temps de l’élection. Mais quand j’ai regardé le débat de vendredi soir entre les deux candidats et que j’ai entendu mes amis parler de Kaïs Saïed au café, j’ai changé d’avis. Je pense que cet homme peut nous donner de l’espoir. »
Kaïs Saïed a eu aussi ces mots dimanche soir lors d’une conférence de presse donnée à l’issue des premiers résultats des sondages : « Aujourd’hui, vous avez donné une leçon au monde entier. C’est une révolution sous une nouvelle forme : il s’agit d’une révolution dans un cadre constitutionnel, avec la légitimité constitutionnelle. »
L’universitaire, qui n’a aucune expérience du pouvoir, devance très largement son rival, le sulfureux homme d’affaires, fondateur de la chaîne de télévision Nessma, Nabil Karoui, qui a passé la quasi-totalité de la campagne présidentielle en prison avant d’être libéré à quatre jours du scrutin. C’est le grand micmac de cette campagne hors du commun au milieu de laquelle s’est joué un autre scrutin majeur : les élections législatives.
Karoui avait été placé en prison dix jours avant le début de la campagne pour blanchiment d’argent et fraude fiscale, un coup monté selon lui par le chef de gouvernement Youssef Chahed, également candidat, et le parti d’inspiration islamiste Ennahda pour l’empêcher d’être élu président alors qu’il était haut dans les sondages. Sa détention est la tache qui ternit ce processus démocratique exemplaire qui s’est déroulé dans la paix et sans troubles malgré la situation inédite et kafkaïenne d’un candidat emprisonné.
Karoui déplore d’ailleurs un « déni de justice ». Il estime avoir été pénalisé par son incarcération et n’exclut pas de faire un recours pour « inégalité des chances entre les candidats » devant la justice. « C’est comme faire les Jeux olympiques et se casser un genou avant de faire le 100 mètres […]. On veut se défendre. » Si elle reste importante, l’abstention pour ce troisième scrutin en un mois s’annonce bien moins élevée qu’au premier tour et aux législatives. La participation a été nettement en hausse, 57,6 % sur le territoire tunisien contre 45 % au premier tour.
Kaïs Saïed prêtera serment le 30 octobre. Conservateur sur les questions de société (il est pour la peine de mort, contre l’égalité femme-homme devant l’héritage, contre la dépénalisation de l’homosexualité) mais appelant à modifier radicalement les institutions, cet homme qui parle en fossha (arabe littéraire) – y compris durant le débat où il a été confronté à son rival – se veut le chantre de la démocratie directe, participative.
Il ambitionne « une révolution légale », son slogan de campagne, par le droit. Sa principale proposition (il refuse de parler de promesse) consiste en un nouveau système électoral pour choisir les députés, basé sur une élection locale de représentants devant ensuite élire des représentants régionaux et nationaux, avec une possibilité pour les électeurs de les révoquer s’ils ne développent pas les projets promis.
« Nous proposerons des projets de lois qu’ils [les députés] vont probablement refuser. Ce n’est pas grave, on aura au moins posé là le problème. Si vous suivez l’actualité en Tunisie, vous verrez que tous les partis, toutes les organisations comme l’UGTT et l’UTICA [les forces syndicales et patronales – ndlr] commencent à dire “il faut changer la loi électorale” et à accepter sur le principe le projet de Kaïs Saïed », a déclaré l’un des chargés de la campagne de Kaïs Saïed avant l’élection. Lequel Kais Saied a d’ailleurs rencontré ces entités, la semaine précédant le scrutin.
«La révolution a eu lieu pour construire une démocratie participative»
Pour parvenir à ses desseins, Saïed devra passer par le Parlement et obtenir l’assentiment de deux tiers de l’assemblée pour réformer la constitution, une tâche peu aisée, voire inapplicable dans un parlement morcelé où l’opposition risque d’être plus forte si Au cœur de la Tunisie, le parti de Nabil Karoui, s’impose contre Ennahda, le premier parti du Parlement. Les représentants d’Au cœur de la Tunisie avaient dit que le parti serait dans l’opposition si Nabil Karoui n’était pas élu.
« Nous ne sommes pas contre le Parlement, bien au contraire, nous voulons un parlement fort mais élu différemment. On obtient un parlement élu au niveau local avec chaque membre du Parlement qui représente la localité et avec des électeurs qui peuvent exercer un retrait de confiance. Mais ce qui est le plus intéressant, c’est que toutes ces petites structures vont contrôler le gouvernement, et l’exécutif au niveau local, régional et national, donc ils ne pourront plus faire n’importe quoi [les députés] », ajoute un des proches de campagne de Kaïs Saïed.
Kaïs Saïed, qui martèle ne vouloir s’encombrer ni d’alliances politiques ni de partis politiques, fait quand même l’objet d’un regroupement de soutiens qui peuvent le desservir. Le parti Ennahda lui a déclaré officiellement son soutien, ainsi que la coalition d’El Karama, de l’avocat Seifeddine Makhlouf, une coalition de 16 sièges, agrégeant des islamistes déçus et des personnalités conservatrices.
Le leader d’Ennahda Rached Ghannouchi s’est entretenu dimanche avec Kaïs Saïed, et a déclaré que le nouveau président était prêt à collaborer avec son parti pour la formation du gouvernement. La constitution oblige le président à charger le parti ayant eu le plus de sièges au Parlement de former un gouvernement, une semaine après la proclamation des résultats définitifs.
Enseignant en droit, qui n’aurait jamais fini sa thèse ou dont la thèse terminée aurait disparu (selon les différentes versions de ses proches), Kaïs Saïed a mené une carrière dans l’enseignement du droit constitutionnel, notamment à la faculté des sciences juridiques de Tunis où il a fédéré une partie de son vivier électoral.
Originaire de Béni Khiar dans le cap Bon, il a passé la majorité de sa vie dans le grand Tunis. Pour comprendre son ascension, il faut remonter huit ans plus tôt, aux premiers jours qui ont suivi le 14 janvier 2011 et le départ du dictateur Ben Ali, lorsque Kaïs Saïed et ceux qui font sa campagne aujourd’hui militaient dans les sit-in historiques d’El Massir et Kasbah 1 et 2, contre le pouvoir transitoire alors mis en place.
« C’était très clair, nous ne voulions pas de la loi électorale telle qu’elle avait été décidée à l’époque avec une démocratie représentative, nous pensions que c’était un modèle dépassé et que la révolution avait eu lieu pour construire une démocratie participative », déclare l’un des acteurs de sa campagne.
Les discussions idéalistes des sit-in révolutionnaires se traduisent progressivement en un projet qui évoluera pour devenir la feuille de route de Kaïs Saïed à la présidentielle, à défaut d’un programme puisque le candidat dit ne pas en avoir, pas plus qu’il n’a de soutien politique.
De groupes Facebook en réseaux universitaires et estudiantins, le juriste bâtit lentement mais sûrement une communauté disparate mais fidèle, jusqu’à même envisager de se présenter à la présidentielle de 2014, fort de sa popularité déjà importante à l’époque. Ses proches disent qu’il a préféré attendre 2019, car la précédente présidentielle était trop bipolarisée autour du clivage « modernistes versus islamistes ». Son score à la présidentielle de 2019 a estomaqué une grande partie de la classe politique traditionnelle.
Kaïs Saïed est connu des activistes de gauche, des cercles révolutionnaires et des groupes Facebook pour ses positions favorables à la révolution bien qu’il n’ait jamais appartenu à un courant idéologique selon ses proches.
L’image la plus marquante de celui que ses étudiants surnomment « Robocop » à cause de son manque d’expressivité réside dans cette séquence très symbolique pendant la campagne : à l’annonce de sa qualification pour le second tour, Kaïs Saïed avait embrassé sobrement le drapeau tunisien derrière son bureau, entouré de quelques proches fêtant son succès avec des bouteilles de soda dans une pièce dénuée de tout artifice.
Aujourd’hui, il est élu président. Le monde arabe le salue. Le nouveau président entretient avec lui une position commune sur la Palestine. Il a évoqué d’ailleurs cette question dès sa première conférence de presse après les résultats : « Sur les questions qui sont actuellement en suspens, et principalement la question palestinienne […]. J’espère également que nous construirons de nouvelles relations avec l’ensemble des États et des peuples, parce que la dimension de la révolution tunisienne est d’abord humaniste. […] Nous nous mettrons d’accord sur un ensemble de valeurs parce qu’en réalité nous sommes unis par ces mêmes valeurs. »
Sur le plan diplomatique où il reste une énigme en Occident, il reste ouvert et se dit conscient que « chaque pas que nous ferons sera observé et jugé par notre Dieu, notre peuple et par l’histoire ». Vendredi soir, lors du débat télévisé qui avait réuni plus de 6 millions de téléspectateurs, une première dans le monde arabe, retransmis également par des chaînes satellitaires, il avait déclaré que la normalisation avec Israël était « un crime de haute trahison », jetant un froid, mais ajoutant ensuite que son père avait protégé l’avocate Gisèle Halimi durant l’occupation nazie en Tunisie en 1943, en l’accompagnant à l’école. Il a évoqué cet épisode familial pour marquer la différence entre antisionisme et antisémitisme.