Au Sahel comme en Libye, Emmanuel Macron s’est avéré incapable de rompre avec les trajectoires adoptées sous le quinquennat précédent. Même lorsqu’il était clair qu’elles ne conduisaient pas à la solution des crises. Et au Liban, il a fait l’humiliante démonstration d’une arrogance impuissante et d’une coupable ignorance de la géopolitique régionale.
L’Assemblée nationale a voté en première lecture, le 29 octobre, un projet de budget 2021 de la diplomatie française en hausse de 8 % par rapport à la loi de finances 2020. Le document prévoit également une stabilisation des effectifs du ministère des affaires étrangères à 12 105 emplois. C’est la première fois depuis 2017 que les crédits alloués au Quai d’Orsay échappent au « rabot » qui avait imposé un gel du budget et une réduction des effectifs, en baisse de 10 % depuis 2007.
Bien que modeste – elle se traduit par une augmentation de 411 millions d’euros pour un budget global de 5,4 milliards d’euros –, cette progression a été saluée par le ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian. Devant les députés, il a souhaité que cette évolution n’indique pas une simple « pause » dans les mesures d’économies mais annonce « la fin de l’hémorragie ».
Qu’il s’agisse de la première ou de la seconde des hypothèses, une chose est sûre : cette embellie budgétaire ne suffira pas à dissimuler les échecs de la politique étrangère d’Emmanuel Macron. Ni les travers et les ratés de sa pratique très personnelle de la diplomatie. L’enquête de Mediapart auprès de diplomates français et étrangers, en fonction ou à la retraite, et d’experts des relations internationales, livre un bilan qualifié au mieux de « décevant », au pire de « calamiteux » de la politique étrangère du président de la République.
Quant à sa conduite de la diplomatie, elle est jugée à la fois « arrogante » et « naïve », mais aussi « suffisante », « disruptive », « émotionnelle », conditionnée par sa « recherche des coups d’éclat » et son « addiction à la communication ».
« À sa décharge, constate Bertrand Badie, professeur émérite à Sciences-Po, spécialiste des relations internationales, il affrontait, en arrivant au pouvoir, une situation beaucoup plus défavorable que ses trois prédécesseurs. En plus des problèmes propres à l’Union européenne et de la prolifération des dirigeants populistes, indifférents au jeu diplomatique international, il avait des interlocuteurs aussi difficiles que Poutine et surtout Trump, adepte de la diplomatie électorale ou de la diplomatie de posture. Et il arrivait avec une vision des relations internationales qui semblait assez positive. Contrairement à Trump, il plaidait en faveur du multilatéralisme, son diagnostic de l’état de l’Europe était judicieux, et il s’était prononcé, pendant sa campagne électorale en faveur de la diminution des interventions extérieures et contre la dérive néo-con de la diplomatie française.
Il peut expliquer que ses bonnes intentions ont été ruinées par le contexte défavorable. Le problème, c’est que chaque dossier de politique étrangère qu’il a ouvert s’est soldé par un échec. Pour de multiples raisons. Parce qu’il fait preuve de naïveté et de suffisance, comme lorsqu’il a cru qu’en invitant Trump à dîner à la tour Eiffel il pourrait le convaincre de rester dans l’accord sur le climat, ou qu’en recevant Poutine à Versailles il créerait les conditions d’un dialogue fructueux. Parce qu’il manque cruellement d’expérience en politique internationale. Parce qu’il estime qu’il peut tout résoudre tout seul, avec l’unique appui de sa cellule diplomatique et, trop souvent, sans tenir compte du Quai d’Orsay qu’il consulte mais n’écoute pas. En résumé, je dirais qu’il est bon en dissertation mais très mauvais en travaux pratiques… »
Le retour sur les principaux dossiers de politique internationale traités depuis mai 2017 par le président de la République illustre, parfois de manière caricaturale, les écueils de la « méthode Macron » et les limites de sa vision stratégique, voire de sa lucidité géopolitique.
Il montre en tout cas que sur deux des principales situations de crise héritées du quinquennat Hollande – le Sahel et la Libye –, Emmanuel Macron, en dépit de sa volonté constante d’imposer son empreinte, n’a pas pu, ou n’a pas voulu s’affranchir des trajectoires adoptées par son prédécesseur. Alors qu’avec le recul, on ne peut que constater qu’elles ne débouchent pas sur la résolution des crises. C’est-à-dire sur des succès politiques et diplomatiques.
Son silence, le 9 octobre, face à l’otage française, Sophie Pétronin libérée par les djihadistes après quatre ans de détention, lorsqu’elle a tenté de lui expliquer à son arrivée à Villacoublay que la crise au Mali ne pouvait se résumer à un soulèvement djihadiste, a intrigué plusieurs témoins habitués à la loquacité tout-terrain du chef de l’État.
Révélait-il son malaise devant les conditions troubles de cette libération ou un manque d’arguments concrets à lui opposer ? Car l’humanitaire française n’était pas la première – il s’en faut – à faire observer à un responsable de l’exécutif que l’intervention militaire ne peut pas être la seule réponse, et encore moins le véritable remède à l’instabilité du Mali et, plus largement, du Sahel. Et que cette erreur d’analyse persistante explique en grande partie les difficultés actuelles de Paris dans cette région. Difficultés que les succès ponctuels des militaires français sur le terrain ne peuvent dissimuler.
Au Sahel, l’enlisement
Sophie Pétronin lors de son arrivée à Villacoublay avec le président français Emmanuel Macron. © AF
Si l’opération Serval, lancée en janvier 2013 par François Hollande, avait un objectif limité mais réaliste – stopper l’offensive djihadiste qui menaçait Bamako et reprendre le contrôle de Tombouctou et du nord du pays – qui explique sa réussite, l’opération Barkhane – du nom d’une dune en forme de croissant – déclenchée en août 2014 avait un dessein beaucoup plus ambitieux, qui explique sinon son échec, du moins son enlisement actuel.
Il s’agissait pour les 4 500 soldats français et les cinq contingents fournis par le Mali, la Mauritanie, le Burkina Faso, le Tchad et le Niger de « favoriser l’appropriation par les pays du G5-Sahel de la lutte contre les groupes armés terroristes ». Le tout sur l’ensemble de la zone sahélienne, c’est-à-dire sur une étendue aussi vaste que l’Europe.
Dans ces conditions, la « neutralisation » d’un chef djihadiste comme Ba Ag Moussa, révélée le 13 novembre, ou l’affaiblissement des groupes armés djihadistes, liés ou non à Al-Qaïda ou à l’organisation État islamique, ne peuvent régler la question de l’instabilité au Sahel.
Car ce n’est pas ici sur une piété assidue et fanatique que les djihadistes fondent leur présence, mais sur leur aptitude à répondre à certains besoins et à exprimer la révolte de la population. Dans des pays dont l’administration et les services sont défaillants, dont les régimes sont corrompus, incapables et prédateurs, ils fournissent une forme de sécurité et de protection aux villageois.
Selon les travaux du chercheur Roland Marchal, du Centre d’études et de recherches internationales (CERI) de Sciences-Po, « ces groupes djihadistes ne se développent pas pour des raisons idéologiques. Ils proposent des réponses à des situations locales de domination et de dépossession ».
Face à des États aveugles aux aspirations locales, aux exigences de décentralisation du pouvoir et sourds aux révoltes locales contre la brutalité impunie des forces de l’ordre, lorsqu’elles sont présentes, ils exploitent habilement les querelles et les rivalités tribales et ethniques. Il en va ainsi de l’opposition explosive au Mali entre les éleveurs peuls, parmi lesquels recrutent depuis des années les djihadistes, et les agriculteurs dogons, armés par un pouvoir central incompétent, injuste et violent. Pour cette raison, estime Roland Marchal, « les Européens doivent accepter que le centre de la crise n’est pas le djihadisme mais le fonctionnement des États sahéliens ».
Malgré l’avertissement donné en août dernier par le renversement du président malien, Ibrahim Boubacar Keita, chassé du pouvoir par l’armée, l’Élysée, loin de revoir sa stratégie, semble surtout chercher aujourd’hui à partager le fardeau militaire avec ses alliés africains et préparer un plan de retrait d’un conflit ou cinquante soldats français ont trouvé la mort. En négligeant d’engager une nouvelle analyse de la situation sur le terrain. Et un examen sans complaisance du fonctionnement des régimes locaux. Pourtant le temps presse. Selon Vincent Foucher, analyste pour l’Afrique de l’Ouest d’International Crisis Group, « les franchises de l’État islamique progressent partout au sud du Sahara, notamment dans la région du lac Tchad ».
Observation confirmée par le général Bernard Barrera qui commandait, en 2013, l’opération Serval. Au moment de quitter le service actif, il a dressé, le 20 octobre, devant ses invités un constat inquiétant. « Nous avions tué la moitié des djihadistes au Mali. Finalement, sept ans après, des métastases de ces mouvements ont pris partout dans la région. Et même si tactiquement nous continuons à avoir des victoires militaires, la situation générale n’est pas bonne. »
« Le choix de Macron au Sahel, qui s’est résumé à poursuivre la stratégie adoptée sous Hollande, n’a pas été très éclairé, commente un ancien directeur d’Afrique du Nord-Moyen-Orient (ANMO) au Quai d’Orsay. En termes de stratégie et d’imagination diplomatique, il témoigne d’une réelle indigence. Mais en Libye, c’est pire : nous avons tout faux. En choisissant de continuer à soutenir Haftar, l’Élysée a rendu la politique française dans ce conflit équivoque, voire illisible. Ce qui nous prive de toute crédibilité, c’est-à-dire de toute capacité d’action diplomatique. D’ailleurs, nous n’avons joué aucun rôle dans le cessez-le-feu conclu le 23 octobre à Genève, sous le patronage de l’ONU. »
Dans ce pays plongé dans la guerre en 2011 par la révolte contre le dictateur Kadhafi, puis l’intervention militaire française décidée par Sarkozy et relayée par l’OTAN, Paris a reconnu en 2015 le régime issu du processus de paix, installé à Tripoli. Tout en apportant à partir du début 2016 un appui militaire discret à son ennemi principal, la rébellion basée en Cyrénaïque, dirigée par le général – autoproclamé maréchal – Khalifa Haftar, ancien officier kadhafiste, en exil aux États-Unis depuis 1990.
À l’origine, c’est en raison de l’efficacité de son « armée » contre les djihadistes que François Hollande, sur les conseils du dictateur égyptien Abdel Fatah al-Sissi, ordonne à la DGSE d’apporter une aide discrète au « maréchal ». Il se trouve que Haftar est soutenu militairement, financièrement et diplomatiquement par l’Égypte, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, tous partenaires stratégiques et clients des industriels français de l’armement. L’ami de nos amis est donc notre ami.
Et lorsque Emmanuel Macron succède à François Hollande, emmenant avec lui Jean-Yves Le Drian – qui a conclu, comme ministre de la Défense, les principaux contrats de vente d’armes avec les monarchies du Golfe – pour en faire son ministre des Affaires étrangères, il adopte du même coup la stratégie libyenne de son prédécesseur. C’est-à-dire la reconnaissance officielle du régime de Tripoli et, simultanément, l’appui à son ennemi, Khalifa Haftar, en dépit de son autoritarisme et de ses méthodes brutales.
Et comme à son habitude, le président ne supporte pas qu’on n’approuve pas son choix. En août 2018, l’ambassadrice française en Libye Brigitte Curmi doit quitter son poste, après seulement deux ans de présence, car l’Élysée lui reproche de ne pas être suffisamment « Haftar compatible ».
« Par inexpérience internationale et méconnaissance de la scène géopolitique, Macron a raté l’occasion d’imprimer sa marque sur ce dossier et de donner à la France un rôle plus conforme à ses ambitions diplomatiques, explique un diplomate familier de la région. Il aurait dû éviter de marginaliser l’Italie, qui a une longue histoire libyenne, et surtout prendre le parti de soutenir clairement l’envoyé spécial de l’ONU, Ghassan Salamé, que les divisions du Conseil de sécurité et la duplicité de certains pays ont contraint à la démission en mars 2020. D’autant qu’il s’agissait d’un ami de la France où il a exercé des responsabilités universitaires au CNRS et à Sciences-Po. »
Entre-temps, l’ONU a repris la main et remis en octobre sur les rails un processus de négociation que les principaux alliés des deux camps – Ankara pour le régime de Tripoli, Moscou pour Haftar – ont soutenu avec l’aide du Caire. La France, qui était hors-jeu, a appelé au « retrait de tous les mercenaires étrangers et au démantèlement des milices ». Mercenaires et milices dont Haftar fait un usage massif : illustration supplémentaire des incohérences et contradictions de la position française. Et des bévues présidentielles.
Au Liban, arrogance et humiliation
Selon les diplomates et experts interrogés par Mediapart, peu de crises ont révélé aussi clairement les errements et les travers de la diplomatie macronienne que celle qui a éclaté au Liban après l’explosion d’un stock de nitrate d’ammonium le 4 août, dans le port de Beyrouth, provoquant plus de 190 morts, des milliers de blessés et d’énormes dégâts matériels.
Alors que les sauveteurs sont au travail dans les décombres et que la colère des Libanais contre l’incurie et la corruption de leurs dirigeants déferle dans les rues, le président français débarque à Beyrouth dans une posture de sauveur d’un pays à la dérive. « Comme s’il en avait l’autorité, relève un politologue libanais, il annonce qu’il proposera un nouveau pacte politique national, appelle à la nomination immédiate d’un nouveau Premier ministre et à la formation d’un gouvernement de mission. Oubliant apparemment le rôle de la France dans l’adoption en 1943 de ce pacte, révisé en 1989. »
Moins d’un mois plus tard, Emmanuel Macron est de retour à Beyrouth, « pour assurer, affirme-t-il, le suivi de son initiative ». Un nouveau Premier ministre, Moustapha Adib, ancien ambassadeur à Berlin, vient d’être désigné. Après s’être entretenu avec les chefs des principales factions politiques, Macron annonce qu’ils se sont engagés à faciliter la formation du gouvernement de mission qu’il a proposé dans un délai de quinze jours. Sans prendre garde au fait qu’aucun de ses interlocuteurs n’a confirmé publiquement ou par écrit son engagement.
« Il se lance alors dans une opération de micro-gestion du dossier, raconte un diplomate qui a suivi de près cet épisode. En multipliant les appels téléphoniques tous azimuts pour tenter de faire accepter le choix d’Adib, répétant que c‘est la dernière chance pour le système libanais. »
Et la task force qu’il a réunie ne ménage pas ses efforts pour lui assurer le succès diplomatique qu’il croit à portée de la main. Elle comprend son conseiller diplomatique, Emmanuel Bonne, ambassadeur au Liban de 2015 à 2017, le directeur de la DGSE, Bernard Emié, ambassadeur au Liban de 2004 à 2008, et Bruno Foucher, l’ambassadeur en poste à Beyrouth que vient de remplacer, en octobre, Anne Grillo, en provenance de Mexico.
Peine perdue. Au bout de trois semaines de tractation, Adib renonce à former un gouvernement. Les deux partis chiites, Amal et le Hezbollah, refusent que le ministre des Finances ne soit pas issu de leurs rangs, comme le proposait Adib. Dépité et furieux, Emmanuel Macron convoque une conférence de presse au cours de laquelle il laisse libre cours à une colère peu diplomatique, affirmant avoir « honte » pour les dirigeants libanais, accusés de « trahison collective » et d’entretenir un « système de corruption ». « L’échec ne sera pas le mien, explose-t-il, mais celui des forces libanaises. »
« Son emportement montre qu’il n’avait rien compris au Liban, constate Yves Aubin de la Messuzière, ancien directeur d’ANMO, arabisant érudit et excellent connaisseur du Moyen-Orient après avoir été en poste dans une demi-douzaine de capitales arabes. Beyrouth n’est pas une capitale de la Françafrique où Paris peut imposer son choix en quelques coups de fil. La politique libanaise est beaucoup plus compliquée, surtout lorsqu’on a peu de moyens de pression sur les protagonistes. Et qu’on succombe, comme beaucoup de responsables politiques français au vieux tropisme en faveur de la communauté chrétienne. Le pays est ancré dans une histoire spécifique et la géopolitique est au cœur de son identité depuis sa création. Méconnaître cette réalité ne peut conduire qu’à de graves déconvenues. »
Emmanuel Macron a donné une autre preuve de sa méconnaissance de la région et du contexte géopolitique libanais dans le message adressé le 29 août au forum Moyen-Orient-Méditerranée, réuni en Suisse à Lugano.
Lors de son intervention, il a appelé à « extraire le Liban de toutes les grandes tensions des puissances de la région » et désigné les pays « menaçants » : l’Iran, la Turquie et la Russie, « aux visées impériales ». En oubliant Israël qui a fait en quarante ans trois guerres au Liban (en 1978, 1982 et 2006), et la Syrie qui a occupé le Liban pendant trente ans et dont 1,5 million de citoyens sont actuellement réfugiés au pays du Cèdre. Légèreté ? Excès de précipitation ? Choix délibéré ? Les explications varient selon les sources.
Il y a moins d’un mois, l’initiative libanaise d’Emmanuel Macron au Liban a connu une conclusion, peut-être provisoire, qui a ajouté à l’échec l’humiliation. C’est Saad Hariri, premier ministre démissionnaire en octobre 2019, sous la pression des manifestations contre le système, et incarnation caricaturale de la corruption, qui est revenu à la tête du gouvernement.
Soulignant cruellement le caractère dérisoire et vain des gesticulations de Paris. Une semaine plus tôt, véritable pied de nez à l’impuissance française, la diplomatie américaine remportait une victoire spectaculaire en obtenant du Liban et d’Israël, techniquement toujours en état de guerre, l’ouverture de négociations sur le tracé de leurs frontières maritimes.