Le président sortant a été reconnu sans surprise vainqueur d’un scrutin boycotté par l’opposition. Ses principaux adversaires rejettent les résultats.
A Abidjan, la mégapole ivoirienne, les résultats de l’élection présidentielle sont tombés ce mardi à 5 heures du matin à l’issue d’une nuit de veille interminable, ponctuée de tirs et d’attaques contre les résidences de certains opposants. Dans ce climat délétère, c’est sans surprise, le président sortant, Alassane Ouattara, qui a remporté le scrutin de samedi, recueillant un peu plus de 3 millions de voix sur les 3,2 millions de voix exprimées, soit 94,7% des suffrages.
En réalité, ce n’était pas tant le nom du vainqueur qui pouvait créer le suspense. A l’exception d’un petit candidat indépendant, l’opposition avait en effet décidé de boycotter l’élection, jugeant inconstitutionnelle la candidature du président sortant qui se représentait à un troisième mandat et réclamant également une réforme de la commission électorale soupçonnée d’être inféodée au pouvoir en place. «Dans ce contexte, le seul véritable enjeu, c’est la participation. Si elle est trop basse, l’élection ne sera pas crédible. Si elle est trop haute, l’opposition considérera que c’est une provocation», confiait ainsi lundi un diplomate, alors que les opérations de dépouillement avaient déjà commencé.
Météo des violences
Au vu des résultats annoncés ce mardi à l’aube, la participation s’établit officiellement à 53,9% à l’issue d’une élection émaillée de violences, ayant fait une trentaine de morts avant comme après le vote. Comme cette famille brûlée vive dans sa maison, dimanche, à 200 km d’Abidjan. Depuis la fin de la semaine, c’est en réalité la même litanie d’incidents répercutés chaque jour par des «points sécuritaires» diffusés sur l’application WhatsApp : «Yopougon, Adjame, Abobo, Plateau, Marcory, Treicheville : population terrée chez elle. Bongaounou : population se constituant en comité d’autodéfense. Yamoussoukro [la capitale], les corridors nord et sud ne sont pas praticables, présence de barrage», énumérait ainsi dimanche, au lendemain du vote, l’un de ces listings qui sont désormais la météo quotidienne des violences et des perturbations.
Une situation d’une volatilité inédite depuis dix ans, dans un pays, première puissance économique de l’Afrique de l’Ouest francophone, qui semblait avoir renoué avec la stabilité et le développement économique après avoir connu la guerre civile dans les années 2000. Les vieux démons sont-ils de retour ? C’est ce que redoutent les Ivoiriens alors que l’annonce officielle des résultats a été précédée, lundi soir, d’une déclaration de l’opposition qui affirme ne pas reconnaître le scrutin et considère que «le mandat du président sortant est désormais achevé».
Dans une ambiance moite à la nuit tombante, Pascal Affi Nguessan, le leader du Front populaire ivoirien (FPI), l’un des deux candidats qui rejetaient la tenue même du vote, a ainsi dénoncé «une parodie d’élection», affirmant que «seulement 8% des électeurs ont voté». Il a également annoncé la création d’un «Conseil national de transition» qui préparera la «tenue d’élections justes et transparentes» et formera dans l’immédiat un gouvernement.
Tirs d’armes à feu
Deux gouvernements pour un seul pays ? Le scénario rappelle effectivement la crise issue des élections controversées de 2010, lorsque deux présidents s’étaient déclarés vainqueurs. L’un d’eux s’appelait (déjà) Alassane Ouattara. Il était alors allié à Henri Konan Bédié, inamovible président du Parti démocratique de Côte-d’Ivoire (PDCI), fondé par le père de l’indépendance, Félix Houphouët-Boigny. Aujourd’hui Bédié a rejoint l’opposition au scrutin et devrait présider ce Conseil de transition annoncé lundi soir. C’est d’ailleurs depuis sa résidence dans le quartier chic de Cocody que son nouvel allié, Affi Nguessan, a exprimé la défiance de l’opposition deux jours après le vote.
Quelques heures plus tard, la résidence de Bédié a été la cible de tirs d’armes à feu et de jets de gaz lacrymogènes de la part d’assaillants mystérieux qui ont également attaqué les résidences de deux autres leaders d’opposition. Au même moment, sur la chaîne publique ivoirienne, les représentants de la commission électorale énonçaient un à un les résultats de chaque département. Des interruptions régulières permettaient aux téléspectateurs de se divertir avec «des messages pour la paix» exprimés par différents religieux, suivis d’un documentaire à la gloire des réalisations en faveur du développement et des succès du président sortant.
«A l’appel du devoir, ventre à terre»
Dimanche comme lundi, quelques cafouillages dans l’annonce de certains résultats ont provoqué d’innombrables moqueries sur les réseaux sociaux, alors que les chiffres annoncés totalisaient parfois plus de votants que d’inscrits. Des «bugs» qui faisaient rire mais alimentaient également les soupçons de bourrages d’urnes dénoncés dès vendredi, veille du scrutin, par les vidéos de certains internautes.
Dans le communiqué annonçant les résultats définitifs mardi matin, le président de la commission électorale s’est pourtant fendu d’un véritable cri du cœur, plutôt inhabituel : «A l’appel du devoir, ventre à terre, coudes au corps, talons aux fesses, genoux poitrine, nous pensons avoir répondu présents», s’exclame-t-il ainsi dans ce texte officiel, assurant que la commission électorale, avait tout mis en œuvre pour que «chacun de nos compatriotes qui le souhaitait prenne part librement au vote». Avant de conclure que malgré quelques perturbations, «globalement, le vote s’est bien passé». Ce que conteste l’opposition.
Conclusions aux antipodes
Ces divergences d’analyses ne concernent pas seulement la classe politique ivoirienne. Pendant toute la journée de lundi, les différentes missions d’observateurs présents dans le pays pour suivre cette élection, ont rendu leurs «remarques préliminaires» sur la campagne électorale et le déroulement du scrutin. Or leurs conclusions étaient parfois aux antipodes les unes par rapport aux autres. Une «mission internationale d’observation» affiliée à l’Internationale libérale, une fédération mondiale de partis politiques, a ainsi délivré un satisfecit total, estimant que «la compétition électorale a été transparente, ouverte et démocratique». Problème, l’un des représentants de cette mission a posté sur Twitter un selfie en compagnie d’Alassane Ouattara, deux jours avant le scrutin, accompagné d’un éloquent «mon champion» à l’adresse du président en place.
Au cours de la même après-midi, dans le cadre majestueux de l’Hôtel Ivoire, posé sur la lagune, les missions d’observateurs de l’Union africaine (UA) et de la Cédéao, la principale organisation régionale, ont émis timidement quelques nuances et réserves. Rappelant que la campagne «s’est déroulée dans un climat tendu» selon la Cédéao, tout en estimant que le vote a eu lieu «dans une atmosphère calme, sereine», selon l’UA.
Jugement le plus sévère
Autre son de cloche en ce qui concerne l’ONG Indigo Côte-d’Ivoire qui note que «23% des bureaux de vote à l’échelle nationale sont restés fermés» et évoque également des «soupçons de bourrages d’urnes». Mais le jugement le plus sévère est venu de la Mission internationale d’observation électorale (MIOE), déployée par l’Institut électoral pour une démocratie durable en Afrique (EISA) et le Centre Carter. Dont le rapport préliminaire dénonce sans détour, un «contexte politique et sécuritaire» qui n’aurait pas permis «d’organiser une élection présidentielle compétitive et crédible», rappelant que «la décision du Président sortant, de présenter sa candidature à un troisième mandat, après s’être engagé à ne pas être candidat à sa propre succession, a suscité une forte crispation au sein de la classe politique et suscité des fortes tensions au sein de la population» et déplorant le fait que suite au boycott de l’opposition, seules 41,15% des cartes d’électeurs ont été distribuées.
Pour parer au boycott, le gouvernement avait autorisé les électeurs à se présenter avec une simple carte d’identité dans leur bureau de vote. Ce qui a pu limiter l’impact de l’abstention. Mais au final, les résultats officiels annoncés mardi sèment encore un léger trouble. Le fichier électoral actualisé en 2020 contient en principe 7,4 millions d’électeurs. Mais dans son communiqué final, la commission électorale ne parle plus que de 6 millions d’électeurs. N’a-t-elle comptabilisé que la population électorale ayant accès aux bureaux de vote ouverts, 17 000 sur 22 000 selon elle ? Ce calcul fait également remonter la participation, enjeu du scrutin.
Pour sa part, l’Union européenne a constaté mardi que «l’absence de consensus sur le cadre électoral a fracturé le pays», exprimant sa «vive préoccupation concernant les tensions, les provocations et les incitations à la haine qui ont prévalu et continuent de subsister dans le pays» avant d’inviter les parties prenantes «à un apaisement du climat» et «une reprise du dialogue».
Mais est-ce encore possible ? «Aujourd’hui, la question est de savoir dans quel pays on est», constate un expatrié d’Abidjan. «Est-on encore dans ce merveilleux pays, favorable au business, offrant l’image rassurante d’une certaine modernité ? Ou bien est-on de basculer vers une situation imprévisible qui casse cette image idyllique ?» s’inquiète-t-il. En attendant, le gouvernement a annoncé à la mi-journée avoir saisi le procureur pour traduire devant la justice, «les auteurs des troubles».