Les deux plus importants producteurs mondiaux ont suspendu les ventes pour la récolte 2020-2021 afin d’imposer aux acheteurs un minimum de 2 600 dollars la tonne.
Le pari est risqué, non dénué d’arrière-pensées politiques, mais justifiable dans ses intentions. La Côte d’Ivoire et le Ghana ne forment pas encore un cartel à la manière de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP), mais, en unissant leurs forces, les deux voisins d’Afrique de l’Ouest qui assurent près des deux tiers de la production mondiale de cacao ont engagé une épreuve de force avec le reste de la filière.
Le 12 juin, à Accra, les deux pays ont annoncé qu’ils suspendaient les ventes de fèves de la récolte 2020-2021 – les ventes se font essentiellement par anticipation – tant que négociants, transformateurs et chocolatiers n’auront pas accepté de se soumettre à un prix plancher de 2 600 dollars (2 300 euros) la tonne. « Nous avons souhaité que nos producteurs ne vivent plus au gré du marché et vivent décemment de leur travail », justifie Yves Koné, le directeur général du Conseil café-cacao (CCC), la structure publique ivoirienne chargée de réguler ce secteur stratégique. Une réunion est prévue mercredi 3 juillet à Abidjan afin d’instaurer un mécanisme d’application de cette décision « historique », selon les gouvernants des deux pays. « Je ne peux pas imaginer que nos partenaires refusent cette décision, car eux-mêmes répètent qu’il faut améliorer le prix aux planteurs », poursuit M. Koné, soucieux de minimiser les tensions avec le reste du secteur alors que la sanction est tombée sans concertation préalable.
Parents pauvres
En effet, les planteurs, qui cultivent le plus souvent de petites parcelles, demeurent à ce jour les parents pauvres de la filière. Selon l’Organisation internationale du cacao, 5 % à 10 % seulement des 100 milliards de dollars générés chaque année par la vente de chocolat leur reviennent et, en dollars constants, le prix de la fève a été divisé par près de quatre en quarante ans. « Le prix demandé, à peine au-dessus de celui du marché actuel [environ 2 500 dollars la tonne], n’est pas démesuré. La démarche est louable et fait sens, mais je doute de sa pérennité », juge un acheteur, circonspect sur la méthode employée par la nouvelle alliance et dubitatif sur les conséquences de son annonce.
Sous l’impulsion des présidents ivoirien, Alassane Ouattara, et ghanéen, Nana Akufo-Addo, un rapprochement s’est opéré depuis plus d’un an entre les deux Etats. Alors que la différence de prix proposé aux planteurs de part et d’autre de la frontière a fait des années durant le jeu de la contrebande – chacun voulant vendre là où le prix est le plus avantageux –, les deux voisins ont réduit ce différentiel et harmonisé leur système de vente.

Pour les deux nations, la question de la rémunération du travail des planteurs est d’une extrême sensibilité. Selon les estimations, les revenus du cacao font vivre près du tiers de la population en Côte d’Ivoire. « Mais un passage à un prix plancher à 2 600 dollars la tonne ne sortira pas le producteur de la pauvreté, remarque un responsable de la filière. S’il venait à empocher 70 % de ce prix, en produisant au mieux une tonne par an, il n’obtiendra pour lui et sa famille que 150 dollars par mois. Une solution serait de tripler le prix d’achat, même si cette mesure comporte le risque d’aggraver la surproduction. » De l’avis général, la principale mesure que devraient prendre la Côte d’Ivoire et le Ghana pour obtenir de meilleurs revenus de « l’or brun » serait de contrôler leur production. Ainsi, en Côte d’Ivoire, d’où près du quart du cacao sort désormais illégalement de forêts classées, la production a quasiment doublé en une décennie.
Derrière l’annonce faite à Accra apparaissent en filigrane les calendriers électoraux ivoirien et ghanéen. Les deux pays se préparent chacun à une élection présidentielle incertaine à l’automne 2020, au moment où débutera la récolte soumise à ce prix plancher. Selon des experts de la filière, l’objectif à court terme de la mesure serait de faire remonter les cours du cacao, tant pour offrir un prix aux cultivateurs plus conforme aux promesses électorales que pour remplir les caisses de campagne. « Le CCC et le Cocoa Board forment chacun un Etat dans l’Etat qui ne rend compte qu’en très haut lieu. Ces deux structures rapportent beaucoup d’argent, propre et moins propre », euphémise l’acteur de la filière cité précédemment.
« Forces occultes du marché »
Dans les mémoires demeure le souvenir d’un précédent au nom évocateur : « La guerre du cacao », lorsque, entre 1987 et 1988, Félix Houphouët-Boigny, en lutte contre « les forces occultes du marché »,avait bloqué les exportations dans l’espoir de faire remonter les cours. Après avoir stocké pendant seize mois des centaines de milliers de tonnes, le vieux président ivoirien s’était finalement résolu à vendre ses fèves à prix cassé.
Quelque trente ans plus tard, la filière s’interroge sur les conséquences de la nouvelle bataille enclenchée par Abidjan et Accra. Selon des bons connaisseurs, les principales entreprises transformatrices de fèves que sont ADM, Barry Callebaut, Cargill ou Olam seraient plus enclines à accepter le diktat, puisqu’elles répercutent les hausses des cours aux chocolatiers et ne peuvent se tourner vers d’autres pays producteurs… dans un premier temps.
Mais comment réagiront les marchés ? Ne vont-ils pas faire de ce prix plancher également un prix plafond ? « Dans un environnement aussi volatil, les fonds prendront-ils le risque d’un préfinancement et ne joueront-ils pas le cours à la baisse ? », s’interroge une bonne source. Les acheteurs ne seront-ils pas tentés d’acheter au dernier moment ? Enfin, les distributeurs seront-ils intégrés à la solution ? Ces derniers sont encore tenus en dehors de toute discussion alors que ce sont eux qui réalisent les meilleures marges du secteur.