Des rumeurs traversent régulièrement l’Afrique subsaharienne, relatives notamment à des prélèvements sauvages d’organes. Elles sont le reflet d’angoisses liées à une Afrique exploitée ou, plus récemment, de l’inquiétude de jeunes Africains pressurés par la hausse des droits universitaires français. The Conversation fait le point sur cet imaginaire.
Le caractère viral d’un article parodique du site LerPesse, expliquant que les étudiants africains devraient désormais vendre un rein pour étudier en France – et dont il était question dans un premier article – ne s’explique pas uniquement par son contenu visuel et narratif.
S’il est pertinent pour les étudiants ouest-africains au point que nombre d’entre eux considèrent plausible sinon vrai son contenu et contribuent à sa diffusion en le transférant ou en le répétant, c’est qu’il prend sens sur fond d’un double imaginaire du corps confronté au capitalisme et à la globalisation.
Le premier est étroitement lié à l’émergence d’un processus conjoint, décrit il y a déjà deux décennies par l’anthropologue Nancy Scheper‐Hughes, de marchandisation des organes humains et de transnationalisation de la chirurgie transplantatoire. Le développement d’un marché des greffons officiel, mais aussi clandestin a conduit à l’apparition de nombreuses rumeurs concernant leur prélèvement.
Des rumeurs liées au trafic d’organes
Au-delà des dons d’organes, proposés comme un modèle de démarche gratuite et bénévole, a surgi le spectre d’un marché noir et de pratiques mafieuses ou criminelles orchestrant le vol et le recel d’organes humains. Les nombreuses rumeurs ayant circulé à partir de la fin des années 1980 au sujet d’enlèvements d’enfants par des gangs en Amérique latine afin de prélever leurs cornées ou l’un de leur rein ne doivent pas occulter le fait que, dans d’autres récits, les victimes peuvent également être occidentales.
Depuis les années 1990, une autre rumeur récurrente rapporte en effet qu’un touriste ou un homme d’affaires aurait été drogué dans son hôtel lors d’un déplacement dans un pays du Sud, avant de se réveiller avec un rein en moins. Dans les deux cas cependant, ces récits signalent les rapports de pouvoir locaux ou transnationaux, ainsi que la violence issue du creusement des inégalités et de la globalisation des formes de prédation capitaliste.
Les rumeurs de vols d’organes sont nombreuses dans les sociétés d’Afrique subsaharienne, depuis la période coloniale, comme l’a bien montré Louise White au sujet de l’Afrique orientale (où les prélèvements de sang et les vols d’organes seraient le fait des agents du colonialisme, la biomédecine se retrouvant soupçonnée de vampirisme), jusqu’aux interprétations récentes de l’épidémie d’Ebola, qui faisaient d’elle une manigance gouvernementale et biomédicale visant à alimenter les trafics transnationaux de sang et d’organes, sans que des faits avérés ne viennent confirmer de telles accusations.
Dans le contexte des sociétés d’Afrique subsaharienne, de telles rumeurs prennent cependant un autre sens : le sang, les parties du corps, les organes ne sont pas tant prélevés en vue d’interventions chirurgicales qu’à des fins de sorcellerie.
La sorcellerie en arrière-plan
Tel est sans doute l’autre imaginaire, occulte et vampirique, qu’active la diffusion de l’article parodique concernant Campus France. Devenue rumorale, cette histoire de dépôt de rein a sans doute d’autant plus intéressé (et scandalisé) les étudiantes et étudiants africains que de nombreuses rumeurs concernant les vols d’organes ne cessent de circuler. C’est notamment le cas de celle dite des « voleurs de sexe », étudiée par Julien Bonhomme.
Apparue au début des années 1970 au Nigéria, elle surgit depuis, de manière chronique, dans de nombreux pays d’Afrique subsaharienne, provoquant alors panique morale et lynchage de suspects.
Les rumeurs récurrentes d’enlèvements d’enfants (mais aussi, parfois, de lycéennes ou d’étudiantes) associés à des crimes rituels et d’autant plus crédibles que certains faits avérés défraient régulièrement la chronique, fournissent un arrière-plan maléfique à cette histoire virale.
Au Sénégal, en 2010, le succès rapide quoique localisé de la rumeur de « l’offrande de la mort » consistait en une variation sur les thèmes du don religieux, du cadeau empoisonné et du sacrifice humain, et s’expliquait en grande partie par son branchement sur d’autres récits horrifiques ou faits-divers macabres.
Autre exemple, au Burkina Faso, la réputation des sorciers béninois est telle qu’elle permet d’expliquer que la réussite aux concours soit garantie pour tous les Béninois ayant recours à leurs services : « Il n’y a pas de liste d’attente au Bénin », m’expliquait un jeune Burkinabè avant de me rapporter le cas d’un étudiant béninois ayant échoué à un concours et qui aurait alors sacrifié l’un de ses concurrents retenus (en provoquant un accident de la route) afin de prendre sa place.
Dans ces rumeurs transnationales ou localisées, le brouillage entre urgence chirurgicale et prélèvement sorcellaire affleure parfois, comme dans ces pseudo-confidences d’un policier ivoirien, largement dupliquées sur les sites d’actualité ivoiriens ou les blogs diasporiques depuis 2015 :
« L’organe saignant est utilisé dans des cas d’intervention d’urgence. Les ravisseurs tranchent la tête de leurs victimes lorsque ces personnes ne sont pas encore mortes. La tête coupée reste vivante pendant un bon moment. Le sacrificateur peut donc parler à cette tête qui l’entend, pour lui soumettre sa requête et avoir l’effet escompté. »
Une recrudescence des inquiétudes
Or, l’année 2018 a été l’occasion d’observer une recrudescence des inquiétudes liées à la diffusion de ces récits dans au moins deux pays ouest-africains, parmi ceux qui envoient le plus d’étudiants en France, d’abord en Côte d’Ivoire en début d’année, puis au Sénégal au printemps (ces crises trouvant une part d’explication dans l’agitation politique provoquée par l’approche des élections).
En Côte d’Ivoire, les personnes accusées d’avoir enlevé des enfants ou des jeunes pour prélever organes ou parties du corps à des fins sorcellaires sont par ailleurs, depuis plusieurs années maintenant, les délinquants spécialisés dans les arnaques sur Internet, appelés « brouteurs » par les Ivoiriens (ils sont nommés « Gayman » au Bénin et « Yahoo boys » au Nigeria, et visés par des accusations similaires).
https://www.youtube.com/watch?v=iM957SEnJsc
Un lien est établi entre pratiques occultes et cybercriminalité. Pour nombre de jeunes ouest africains, le darknet n’est donc pas seulement l’Internet des pratiques criminelles et du marché noir : il est aussi connecté aux activités occultes et à la magie maléfique des cyberdélinquants.
Mais prélever des organes sur d’innocentes victimes ou organiser un sacrifice humain n’est pas réputé être le seul moyen d’accroître ses richesses ou son pouvoir. Dans les sociétés d’Afrique subsaharienne, des récits presque aussi nombreux circulent au sujet d’individus s’étant enrichis après avoir sacrifié l’un de leurs proches (leur propre enfant le plus souvent) ou l’un de leurs propres membres (un doigt, un pied, une main…). On raconte parfois que le membre ainsi amputé est donné en offrande.
Au Burkina Faso, par exemple, deux récits en partie similaires ont circulé, il y a une bonne dizaine d’années, à propos de ces deux formes de sacrifice que sont le prélèvement d’organes sur autrui et l’auto-amputation. Dans un cas, on racontait que, sur le marché d’une petite ville, des gens en voiture se seraient arrêtés et auraient déposé un sac en expliquant avoir percuté un cochon, avant d’offrir un billet de 5 000 FCFA au récepteur de l’encombrant paquet. Ce dernier aurait alors ouvert le sac et découvert le cadavre d’une jeune femme dont les yeux, les seins et le sexe avaient été prélevés. Dans l’autre, c’est un petit mendiant stationné à un carrefour qui aurait reçu en aumône un doigt coupé enroulé dans un billet de 5 000 FCFA.
Jusqu’où aller pour faire des études en France ?
Ainsi, si nombre d’étudiantes et étudiants ouest-africains ont « éreinté » (si l’on se permet de pointer ici la réversibilité de la métaphore, signifiant alors le fait de critiquer violemment) la hausse des frais d’inscription décidée par le gouvernement français, si plusieurs d’entre eux ont accordé du crédit au canular du site parodique tunisien, c’est sans doute pour deux raisons principales.
La première est à rechercher dans les sacrifices que nombre d’entre eux sont déjà prêts à consentir pour accéder à l’université française, afin d’obtenir une formation de qualité et un diplôme reconnu au niveau international, mais aussi un capital d’expérience et de prestige susceptible de favoriser l’obtention de postes lucratifs ou de positions de pouvoir une fois retournés dans leur pays d’origine.
La seconde raison (qui n’est, en un sens, que le revers de cette vision sacrificielle de la réussite) réside dans la familiarité de ces nombreux récits qui circulent et qui constituent autant de variations sur le vol d’organes, sur fond de sacrifice humain.
Sans doute cette invention de l’étudiant en pièces détachées ne suffit-elle pas pour ajouter à ce que Peter Geschiere a proposé de nommer une « sorcellerie de la richesse » ou une « sorcellerie du pouvoir », une sorcellerie de l’université française.
Mais son succès viral témoigne de la vision d’un monde où certains sont prêts à sacrifier autrui pour accroître leur pouvoir personnel ou leurs propres richesses, où d’autres peuvent aller jusqu’à s’amputer d’une partie d’eux-mêmes pour atteindre leur objectif. Une telle vision n’est, au final, pas aussi caricaturale qu’il n’y paraît : ce monde est peut-être le nôtre, celui du darknet, de la marchandisation des corps et de la sorcellerie du capitalisme.
Cet article a été publié en collaboration avec le blog de la revue Terrain.Julien Bondaz
, maître de conférences en anthropologie à l’Université Lyon 2, Université Lumière Lyon 2
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.