Dans le pays, plus de trois habitants sur dix n’ont pas accès à de l’eau salubre.
Abidjan
Dans la minuscule cour bétonnée bordée de trois chambres qu’elle partage avec deux autres familles, Awa Bamba, 37 ans et trois enfants, claironne à qui veut l’entendre: «On veut l’eau à la maison!» Dans le quartier de Gbamnan Didjan 1, planté dans la commune de Yopougon, à l’ouest d’Abidjan, il est 9 heures tapantes et la voilà déjà affairée à organiser ses bassines, entre le réchaud et le linge humide qui pend au-dessus de sa tête. Il faut aller ravitailler la maisonnée. Une grappe d’enfants accrochés à son pagne rose, elle part, un vieux bidon d’huile sous le bras et tenant sa grande fille de l’autre main.
Dans son rapport publié en juin 2019, l’Unicef estimait qu’une personne sur trois dans le monde n’a pas accès à de l’eau salubre. En Côte d’Ivoire, on estime ce chiffre à plus de trois habitants sur dix. Ici, on ne parle même pas de l’eau courante qui arrive dans les robinetteries des foyers mais simplement d’un point d’eau de qualité à une distance raisonnable du lieu de vie.
Les chiffres officiels, aberrants pour un pays qui fanfaronne avec une croissance économique à 7 %, sont donc bien supérieurs en réalité. Et alors que le pays est désormais le plus touché par le Covid-19 en Afrique de l’Ouest, avec 847 cas enregistrés et 9 décès, trouver de l’eau n’est plus seulement une gageure, c’est une nécessité non négociable.
Sur la place défoncée, une longue file de femmes avec leurs bassines en plastique s’est déjà formée, à la queue leu leu devant le petit robinet. Un soleil métallique fouette les visages. Les «tanties» du quartier se sont réfugiées à l’ombre d’un porche. «On attend notre tour…», lance une vieille dame. Devant la source précieuse, Cynthia, assignée au remplissage, fatigue déjà. «Je fais peut-être trois cents bidons, deux fois par jour, des fois au-delà, mais en ce moment, l’eau est plus importante que jamais», dit-elle. Un peu de papote et c’est au tour d’Awa. «Toujours charger l’eau, c’est fatiguant, se plaint-elle. Mais bon, avant, il fallait monter jusqu’à la Croix-Rouge, à presque 2 kilomètres d’ici.» Au moins, ici, la mère de famille peut remplir douze bidons de 50 litres, nécessaires à la cuisine, la lessive et le «débarbouillage», pour 100 francs CFA, un prix divisé par deux depuis le début de la crise. La quantité est rationnée pour que tout le monde ait accès à l’eau. Ce n’est pas grand-chose, mais c’est déjà bien, et accessible.
Bon j’ai dit quoi ?! Un mètre entre vous ! Vous êtes trop près les uns des autres !
Le clapotis rafraîchissant autour duquel le groupe de femmes se rassemble a été mis en place par l’ONG Eau et Vie. Présente en Côte d’Ivoire depuis 2015, l’organisation milite pour améliorer les conditions de vie des populations précaires en procédant à des sensibilisations sur l’hygiène, en organisant des travaux d’assainissements et en développant le réseau d’eau. Sur 720 foyers que compte Gbamnan Didjan 1, 95 ont déjà bénéficié d’un raccordement au réseau de distribution d’eau ivoirien, la Sodeci. Avec l’arrivée du Covid-19, les travaux ont dû être suspendus, l’ONG a donc monté en urgence deux points d’eau comme celui-là. «La situation nous inquiète mais on n’est ni des urgentistes ni une ONG de santé, donc c’est difficile pour nous d’intervenir dans ce contexte, on fait le maximum», explique Salomé Monclaire, chargée des partenariats.
Dans le quartier, les allers-retours au point d’eau sont incessants. Chez les Bamba, on écope d’une bassine à l’autre alors que les petits, hilares, sèment la pagaille. «Bon j’ai dit quoi?! Un mètre entre vous! Vous êtes trop près les uns des autres!», peste Awa, qui repart déjà.
Réseau parallèle
Sidiki Coulibaly, 22 ans, est né dans le quartier, où il tient le rôle d’«habitant modèle». Dans ces circonstances exceptionnelles, il s’est assuré que sa communauté connaisse bien les gestes barrières. Avec son masque, on ne le voit pas bien mais, à la plissure de ses yeux, on devine qu’il sourit devant cette scène. «Il y a peu, on avait organisé une journée sur les bonnes règles d’hygiène. La situation vient mettre en éveil tout ce qu’on a fait», dit-il, visiblement fier.
Mais à quelques encablures de là, Astrid Kouamé, régnant telle une matriarche sur son propre stock de bidons, regarde passer le petit groupe avec un peu de mépris. Jusqu’à l’arrivée des «Blancs», elle tenait dans le coin un business intéressant… Pendant longtemps, c’est exclusivement un réseau parallèle de revendeurs illégaux qui permettait l’accès à l’eau: en se connectant aux branchements de la Sodeci en amont du quartier, ils pompent l’eau puis revendent trois fois à quatre fois le prix de base. «Ce piratage des réseaux génère des inégalités, des tensions et des risques sanitaires importants pour les habitants. En plus d’un prix très élevé, les branchements n’assurent pas un bon contrôle de l’approvisionnement et de la qualité de l’eau. Pour le bien de toute la communauté, eux y compris, on travaille à ce que ces pratiques cessent», explique-t-on à Eau et Vie.
«Moi, ça m’énerve! Je fais les deux bidons à 100 francs et eux font 100 francs les six, et maintenant les douze! C’est pas bon pour moi!», peste la dame. La demande reste toutefois importante. Entre la chaleur écrasante, les nécessités du quotidien et la menace de la pandémie qui plane, une ligne de femmes et de bassines attend déjà.