Malgré une amende de 250 millions d’euros payée l’an dernier, une enquête du PNF est toujours en cours sur d’éventuelles responsabilités individuelles au plus haut niveau de la Société générale dans un vaste système de corruption sous Kadhafi. De nouveaux documents obtenus par Mediapart éclairent l’affaire d’un jour nouveau.
Payer n’aura pas suffi à éteindre l’incendie judiciaire. Malgré le versement l’an dernier par la Société générale d’une amende de 250 millions d’euros au fisc français, en reconnaissance de sa responsabilité dans un vaste système de corruption en Libye, une enquête du Parquet national financier (PNF) est toujours en cours sur d’éventuelles responsabilités individuelles au plus haut niveau du géant bancaire, selon des sources concordantes.
La justice française avait ouvert fin 2016, main dans la main avec le Département de la Justice et le FBI américains, une enquête préliminaire pour « corruption d’agents publics étrangers » visant les pratiques de la Société générale avec le régime Kadhafi. Cette corruption, « établie » selon la justice, avait permis à la banque de décrocher auprès des Libyens des contrats d’investissement dans des produits financiers complexes d’un montant total de deux milliards d’euros.
Les investigations, qui ont mis en lumière le versement entre 2005 et 2009 de plus de 90 millions d’euros de commissions occultes à une société panaméenne gérée en sous-main par un proche de la dictature au pouvoir, ont abouti en mai 2018 à la signature d’une convention judiciaire d’intérêt public (CJIP), née de la loi Sapin 2, entre la banque et le PNF.
En contrepartie du paiement de 250 millions d’euros de sanctions pécuniaires, la Société générale obtenait l’extinction des poursuites contre elle en tant que personne morale. Mais pas contre ses dirigeants qui auraient validé ou fermé les yeux sur cette corruption systémique, que la banque a dû reconnaître après l’avoir longtemps démentie. D’où la poursuite de l’enquête, menée par l’Office anticorruption (OCLCIFF) de la direction centrale de la police judiciaire.
Or, de nouveaux documents internes obtenus par Mediapart indiquent que ce scandale, qui avait déjà coûté en 2017 un milliard d’euros à la Société générale en Angleterre, n’était peut-être pas que la conséquence d’un « manque de prudence » de quelques employés subalternes, pour reprendre les mots du directeur général de la banque, Frédéric Oudéa.
En 2015, visée par les premiers soupçons de la justice britannique, la Société générale avait missionné un grand cabinet international de juristes et d’avocats, Herbert Smith Freehills, afin de mener une enquête interne sur ses aventures libyennes. Classée « confidentielle », cette enquête recèle quelques confidences embarrassantes.
Entendu le 15 juin 2015, Christophe Mianné (chargé de l’investissement), l’une des figures de la Société générale, a ainsi affirmé qu’il devait « obtenir une validation » de la haute hiérarchie de la banque « quand les transactions étaient sensibles, c’est-à-dire quand nous devions payer des commissions à des intermédiaires ». Exactement ce qu’il s’est passé avec la Libye de Kadhafi. Il a même précisé que cette « validation » devait être obtenue auprès d’un certain « PS ». Comprendre : Patrick Suet. Tout sauf un employé de base à la Société générale.
Secrétaire général de la banque à l’époque des faits – il est aujourd’hui le secrétaire du conseil d’administration du groupe –, Patrick Suet est un ancien directeur de cabinet d’Édouard Balladur à Matignon. Après un passage à la tête du groupe Elf-Aquitaine, il est devenu un pilier de la Société générale au début des années 2000, tout en étendant son influence au sein de la puissante Fédération bancaire française (FBF), où il a notamment été en charge des questions de conformité et de… la lutte anti-blanchiment.
Comme Mediapart l’a déjà rapporté, Frédéric Oudéa, l’actuel directeur général de la banque, a lui aussi été informé du système de commissions versées à un proche du clan Kadhafi. Ces mêmes commissions que les justices française, américaine et britannique ont qualifiées à tour de rôle de véhicules de la corruption.
Ancien collaborateur de Nicolas Sarkozy, Frédéric Oudéa s’est même personnellement impliqué dans au moins un deal litigieux avec l’ancienne dictature en se rendant en octobre 2008 à Tripoli, où il a contresigné un marché avec le régime en place. Le contrat en question, baptisé « Opération SEAF » – d’un montant de 500 millions d’euros –, donnera lieu au versement sur un compte suisse de 12,5 millions de dollars de commissions occultes au bénéfice d’une société au Panama, à partir de laquelle près de 3 millions de dollars ont été transférés dans les poches d’un officiel libyen.
Devant les juristes du cabinet Herbert Smith, Frédéric Oudéa avait assuré en 2015 avoir eu une connaissance limitée du dossier libyen, soutenant notamment que ses mails étaient souvent lus non pas par lui mais par un assistant. Il a aussi indiqué ne pas avoir une « forte mémoire » de son voyage à Tripoli, ni ne pourvoir « se rappeler à quel point il a été informé au sujet de l’intermédiaire ou à quel point il a lu le mémorandum dans ses détails » sur le deal frauduleux.
Pourtant, les investigations internes ont montré que le lien entre l’intermédiaire de la banque et le clan Kadhafi – et tout particulièrement avec le fils du dictateur, Saïf al-Islam Kadhafi – était connu. De la même manière, de nombreuses alertes internes ont été méprisées, comme le prouve une série de mails de février et juin 2008 dans lesquels un salarié suisse de la Société générale souligne que la banque s’est mise « en infraction avec [ses] propres règles ».
Au bout du compte, cela donne l’impression que, dans ce type d’affaires et dans ce type de multinationales, plus on est haut dans la hiérarchie, moins l’on en sait – ou l’on fait mine de ne pas savoir –, l’ignorance étant un paravent fort utile face à la responsabilité pénale. Mais plus on est bas dans l’échelle, plus on est susceptible de payer le prix de la corruption, ainsi que le démontre l’histoire d’un employé licencié par la Société générale, Elyes Jebali, devenu un témoin protégé du FBI dans l’enquête contre la banque dans l’affaire libyenne.
D’ailleurs, comme en France, la Société générale a dû reconnaître aux États-Unis sa responsabilité dans ce même dossier en signant un accord d’extinction des poursuites (un « deferred prosecution agreement ») avec le Département de la Justice, en échange du paiement d’une amende de 250 millions d’euros également. « Pendant des années, la Société générale a porté atteinte à l’intégrité des marchés mondiaux et des institutions étrangères en publiant de fausses données financières et en sécurisant frauduleusement des contrats par la corruption », avait commenté un procureur new-yorkais, John Cronan, à la conclusion de l’accord.
Contactée par Mediapart, la Société générale se retranche aujourd’hui derrière les conventions judiciaires qu’elle a signées avec les autorités américaines et françaises. « Nous vous invitons à vous référer à ces accords, qui ont été rendus publics, pour déterminer les rôles et responsabilités de chacun dans ce dossier. Vous constaterez qu’il n’est mentionné nulle part dans ces accords que Monsieur Oudéa, un membre de la direction générale de la banque, ou son secrétaire général adjoint ou le responsable des activités de marché de l’époque, auraient eu connaissance des manquements qui y sont identifiés », explique la banque.
À croire que le PNF et la police anticorruption, qui enquêtent toujours sur d’éventuelles responsabilités individuelles, n’ont vraiment rien compris à l’histoire.