Weziwe Mzandisi en a eu marre d’attendre. Avec d’autres habitants de son quartier de Soweto, près de Johannesburg, cette femme de ménage a tout simplement envahi la maison qu’elle occupe actuellement. Et tant pis si sa nouvelle demeure est loin d’être terminée. Il n’y a pas de toit, pas de toilettes, pas d’eau courante. L’intérieur, tout propret, se limite à un grand lit et à quelques éléments de cuisine. Les parpaings apparents donnent au tout un style presque moderne. « C’est tellement mieux que le trou dans lequel j’étais avant. Même si je dois aller frapper chez les voisins pour pouvoir faire pipi », explique la mère de famille, mi-enjouée, mi-résignée.
Weziwe a fait sienne une « maison RDP », un terme passé dans le langage courant en Afrique du Sud. Le RDP, pour Programme de reconstruction et de développement, est un projet phare de l’après-apartheid. Lorsque le Congrès national africain (ANC) de Nelson Mandela prend le pouvoir en 1994, les besoins sont immenses : le pays est certes doté d’infrastructures et d’une industrie aussi développée qu’en Europe, mais dans les townships et les zones rurales, tout reste à faire. Il faut électrifier, amener l’eau potable, bâtir des écoles, des hôpitaux, et loger convenablement des millions de personnes qui s’entassent dans des structures précaires et qui, des décennies durant, ont été maintenues dans la pauvreté.
Ambitieux, le programme entendait s’attaquer à tous ces défis à la fois. « Le RDP est un cadre de politiques socio-économiques intégré et cohérent. Il vise à mobiliser toute la population et les ressources du pays en vue de l’éradication finale de l’apartheid et la construction d’un avenir démocratique racial et non sexiste », peut-on lire sur le bulletin officiel de 1994. Vingt-cinq ans plus tard, la construction de logements pour les plus démunis est le résultat le plus visible : des quartiers entiers de petites maisons bien alignées, reconnaissables à distance, ont bourgeonné un peu partout dans les townships.
Une crise perpétuelle
A ce jour, d’après les chiffres du gouvernement, près de 3 millions de logements de ce type ont été construits. Les heureux élus deviennent propriétaires sans débourser un sou et peuvent revendre leur bien au bout de huit ans. Sont éligibles les foyers qui gagnent moins de 3 500 rands par mois (environ 200 euros). « C’est peut-être le plus grand programme au monde de construction de logements sociaux donnés gratuitement aux plus pauvres et aux plus marginalisés », estime le chercheur Edward Molopi, de l’Institut sud-africain des droits socio-économiques (SERI).
Mais encore faut-il être choisi. Depuis la fin de l’apartheid, la croissance de la population, l’accélération de l’exode rural et l’arrivée de migrants de toute la sous-région ont fait bondir les demandes, créant une crise du logement perpétuelle. Le contexte économique morose, marqué par une croissance atone et un taux de chômage galopant (plus de 27 %), fait basculer toujours plus de gens dans la pauvreté. Plus de 2 millions de foyers sont toujours en attente d’un logement, de sorte que les maisons RDP sont aujourd’hui devenues synonymes d’une grande frustration.
Weziwe Mzandisi est restée vingt ans sur la liste d’attente avant de se résoudre à prendre son destin en main. Et dans son ancien quartier de Freedom Charter, ils sont encore des centaines à attendre l’appel de l’office du logement qui leur permettra de quitter leur baraque en tôles. « Certaines grands-mères sont mortes sans jamais rien voir venir », explique Sandile Mqhaya, 46 ans, devant sa bicoque peinte en jaune et rouge. Ironiquement, le bidonville est situé à quelques mètres de la place Walter-Sisulu, à Soweto, où trône le monument de la Charte de la liberté, document fondateur de l’ANC qui, dès 1955, proclamait le droit à un logement décent pour tous.
Avec un groupe d’habitants de son quartier, Sandile a fini par traîner l’Etat en justice. « Des maisons RDP qui étaient censées être pour nous ont été attribuées à d’autres sans justification », explique ce père de famille au chômage en sortant une épaisse liasse de documents d’avocats. Selon lui, la corruption des agents locaux chargés de l’attribution des maisons a complètement grippé le système, « lorsque ce ne sont pas les entreprises de construction qui font n’importe quoi et imposent des retards inexpliqués », détaille-t-il.
Discrimination spatiale
Dans le nouveau quartier de Weziwe, le chantier est resté à l’arrêt durant plusieurs mois à cause d’une querelle de promoteurs. « Des loubards en ont profité pour venir et ont dépouillé les maisons. Ils ont tout pris : les portes, les fenêtres, les câbles électriques… Tout ça parce qu’on a laissé le chantier sans surveillance, explique-t-elle. Ils venaient se droguer, commettre des viols, tout ce qu’on peut faire de pire, sans même vivre ici. » Lorsqu’elle est arrivée pour « prendre » sa maison, des ronces avaient envahi les allées, aujourd’hui dégagées. « Il a fallu tout débroussailler, tout couper. Dans cette maison, il y avait des excréments partout, j’ai mis des jours à tout nettoyer », dit-elle.
Mais au-delà des ratés de gestion et des détournements, si le modèle RDP déçoit, c’est qu’il n’est pas parvenu à corriger la discrimination spatiale héritée de l’apartheid, qui garde les plus pauvres loin des opportunités d’emploi. « Les municipalités ont construit là où étaient déjà les gens, cherchant souvent les terrains les moins chers », indique Edward Molopi. Ces dernières années, le gouvernement favorise d’autres approches. « L’Etat a lancé un programme de réhabilitation des bidonvilles et de développement des logements sociaux locatifs, notamment pour élargir les critères d’accès, car beaucoup de foyers qui gagnent plus de 3 500 rands par mois n’ont quand même pas de quoi se payer un logement », poursuit le chercheur.
« La mairie de Johannesburg conduit depuis peu une politique innovante de mise en vente de bâtiments abandonnés dans le centre-ville, ce qui permet au secteur privé de rénover des bâtiments existants au cœur des bassins d’emploi », ajoute Bruno Deprince, de l’Agence française de développement (AFD). L’institution française s’est associée à un bailleur locatif privé pour réhabiliter deux bâtiments en plein centre de Johannesburg. Les loyers commencent à 2 000 rands par mois.
Malgré son maigre salaire de femme de ménage qui peine à atteindre les 3 000 rands par mois, Weziwe se force à économiser. D’ici deux ans, elle espère pouvoir enfin se faire construire un toit.