En 120 ans, cette boulangerie de Beyrouth avait survécu à une guerre civile, une crise financière et la pandémie de Covid-19. Ce sont peut-être les combats en Ukraine, et les perturbations qu’ils entraînent sur les marchés mondiaux des denrées alimentaires et de l’énergie, qui finiront par avoir raison d’elle.
Dans la vitrine du magasin de Zouhair Khafiyeh, les pâtisseries et galettes à la viande qu’il vendait depuis des années et qui avaient financé les études de ses enfants ont disparu. Sur le marché noir libanais, depuis le 24 février et l’invasion russe, le coût d’un sac de farine s’est envolé de plus de 1 000%. Le boulanger a, lui, augmenté ses tarifs de 50% et ne produit que sur commande, payable à l’avance.
« On ne peut pas continuer comme ça », soupire cet homme de 54 ans, qui redoute de devoir fermer boutique dans le mois qui arrive.
De fait, l’invasion russe a provoqué une onde de choc dans le monde émergent : les prix ont flambé à des niveaux qu’ils n’avaient plus atteints depuis des décennies et les importations de matières premières sont à la peine, ce qui engendre des pénuries (en particulier dans les pays les plus défavorisés qui avaient déjà du mal à se remettre de la pandémie).
« Si le conflit se poursuit, les répercussions seront vraisemblablement plus importantes que la crise du coronavirus »
Dans certaines régions du Kenya, le prix du pain a augmenté de 40%. En Indonésie, le gouvernement a plafonné ceux de l’huile. Au Brésil, le géant public de l’énergie Petrobras a annoncé début mars qu’il ne pouvait plus contenir les tensions inflationnistes et augmenté les tarifs de l’essence vendue aux distributeurs de 19%.
En Turquie, l’explosion du prix de l’huile de tournesol a poussé les clients à se ruer dans les magasins pour en stocker autant que possible, des clients grimpant sur les rayons et piétinant les autres pour tenter d’obtenir les dernières bouteilles. En Irak, des manifestations ont réuni des citoyens mécontents de la hausse des prix de l’alimentation qui ont baptisé leur mouvement « la révolution de la famine ».
Une cinquantaine de pays, essentiellement défavorisés, achètent au moins 30% de leur blé à la Russie et à l’Ukraine. Selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), à elles deux, elles fournissent un tiers des exportations mondiales de céréales et 52% du marché de l’huile de tournesol.
« Si le conflit se poursuit, les répercussions seront vraisemblablement plus importantes que la crise du coronavirus, estime Indermit Gill, vice-président de la Banque mondiale en charge de la politique économique. Les confinements étaient le résultat d’une décision politique qui pouvait être inversée ; ici, il ne sera pas facile d’inverser les choses. »
Selon lui, en fin d’année, l’activité économique de la plupart des économies avancées sera revenue à son niveau d’avant-crise sanitaire. A l’inverse, fin 2023, le PIB des pays en développement sera encore inférieur de 4% à cette prévision. En outre, l’endettement de ces pays étant à son plus haut niveau depuis un demi-siècle, l’envolée des prix pourrait décourager les investisseurs, ajoute Indermit Gill.
Goldman Sachs affirme que l’attaque russe contre l’Ukraine a provoqué la plus forte déflagration sur le marché mondial des céréales depuis la crise soviétique de 1973 et pourrait avoir, sur les marchés pétroliers, un impact comparable à l’invasion du Koweït par l’Irak en 1990. La banque estime que le baril de pétrole devrait osciller autour de 130 dollars en moyenne d’ici à la fin de l’année, soit près du double de son cours moyen de 2021, à 71 dollars.
Deuxième exportateur mondial de brut après l’Arabie saoudite, la Russie représente 12% de l’offre mondiale, selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE). C’est aussi le premier exportateur mondial de gaz naturel et le plus gros producteur d’engrais. Si les prix des engrais augmentent, les agriculteurs en utiliseront moins, donc le rendement des récoltes va baisser et les prix vont augmenter, et ce sont les pays qui ont le moins de moyens qui seront les plus touchés.
« Les gens ne vont plus y arriver »
Certaines régions du monde, notamment en Afrique, étaient confrontées au problème de l’inflation avant même le déclenchement du conflit en Ukraine. En 2021, l’Ouganda avait ainsi vu sa facture de blé importé bondir de 62% sur un an, à 391 millions de dollars.
Dans la capitale Kampala, Everest Tagobya, 44 ans, a du mal à maintenir sa supérette à flot. Depuis quelques mois, des pâtes aux légumes en passant par l’huile et le blé, tout lui coûte plus cher. Avec la guerre en Ukraine, le prix de l’huile a doublé et le sachet de blé a pris plus de 25%.
« J’ai beaucoup de mal à refaire les stocks parce que les prix augmentent tous les jours », soupire-t-il en montrant les rayons vides.
Le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord sont particulièrement dépendants des importations russes et ukrainiennes de blé. L’Egypte, premier importateur au monde, achète près de 70% de sa consommation à ces deux pays. Idem pour le Liban. Pour la Turquie, c’est plus de 80%. En 2011, l’envolée du prix du pain a joué un rôle dans le déclenchement du Printemps arabe.
En 2008, l’explosion des prix de l’alimentation avait provoqué des émeutes dans 48 pays
Le gouvernement égyptien a déclaré que la crise ukrainienne lui coûterait environ un milliard de dollars en subvention du pain et qu’il se mettait en quête de nouveaux fournisseurs. Il a également introduit un contrôle des prix du pain non subventionné pour enrayer la flambée des tarifs.
« La hausse des prix me terrifie, raconte Sara Ali, 38 ans, traductrice au Caire. Parce qu’elle touche aux produits de base, pas au superflu, dont j’avais déjà appris à me passer. »
Selon Timothy Kaldas, expert en politique économique égyptienne du Tahrir Institute for Middle East Policy, un think tank de Washington, cette envolée des prix accroît le risque d’un soulèvement populaire en Egypte, des années d’austérité ayant déjà fortement érodé le pouvoir d’achat de la population.
Le Liban, lui, n’a plus qu’un mois de stock de blé, a indiqué Amin Salam, son ministre de l’Economie. En raison de la crise économique qui frappe le pays, un quart des ménages ne sont pas certains de pouvoir manger à leur faim. « Nous nous sommes rapprochés des pays amis pour voir comment trouver du blé à des conditions raisonnables », a-t-il déclaré.
En 2008, l’explosion des prix de l’alimentation avait provoqué des émeutes dans 48 pays. Depuis, avec la crise sanitaire et les conflits en Syrie, au Yémen, en Ethiopie et ailleurs, il est devenu plus compliqué encore d’aider les personnes dans le besoin, souligne Arif Husain, économiste en chef du Programme alimentaire mondial (PAM) des Nations unies.
En Ukraine, le manque d’essence, d’engrais et de main-d’œuvre plombe la culture du maïs et le début de la saison des moissons, ce qui fait craindre des pénuries alimentaires à plus long terme.
L’augmentation des coûts pèse aussi sur la capacité du PAM à aider les populations menacées par la famine, dont plus de trois millions de personnes en Ukraine. En effet, selon Arif Husain, la guerre a fait augmenter de 29 millions de dollars par mois une facture mensuelle de denrées et de carburant qui a déjà bondi de 44% depuis 2019, portant le surcoût annuel à 852 millions de dollars.
Dans ce contexte d’augmentation des prix et de budget limité, le PAM a dû réduire les rations qu’il distribue en Afrique de l’Est et au Moyen-Orient, notamment aux réfugiés.
Confrontée à la sécheresse, aux violences et aux difficultés politiques, la Somalie frôlait la famine avant même que Moscou ne s’en prenne à Kiev. Dans le sud du pays, le Kismayo General Hospital a soigné en février 207 enfants de moins de cinq ans souffrant de malnutrition aiguë avec complications, soit deux fois plus qu’il y a un an.
« Les pays comme la Somalie sont extrêmement vulnérables parce qu’ils sont touchés par des conflits armés prolongés et des chocs climatiques de plus en plus forts, donc la moindre fluctuation des prix alimentaires peut avoir un impact colossal, déplore Alyona Synenko, porte-parole pour l’Afrique du Comité international de la Croix-Rouge (CICR). Les gens ne vont plus y arriver. »
Réduire la voilure
Les économies qui sont très dépendantes des importations d’énergie sont particulièrement menacées, estime S&P, qui évoque notamment l’Inde, la Thaïlande, la Turquie, le Chili et les Philippines. L’Inde importe par exemple près de 85% du pétrole qu’elle consomme, tandis que la Thaïlande affiche la facture énergétique la plus élevée des grands pays émergents (6% du PIB).
Selon S&P, le choc sur les prix pourrait amputer les prévisions de croissance de nombreux pays en développement, dont l’Inde, d’un point de pourcentage.
En Inde, redoutant les pénuries et les augmentations, les agriculteurs qui en ont les moyens stockent les engrais, mais la plupart des paysans ne peuvent pas se le permettre
Pour les économies dont les perspectives sont déjà anémiques, notamment l’Afrique du Sud et la Turquie, la croissance pourrait être moitié moins élevée que prévu cette année, estime Indermit Gill. Selon S&P, un pétrole à 115 dollars le baril pourrait coûter 3,6 points de croissance à la Thaïlande en 2022.
Au Pakistan, où l’inflation est endémique, le gouvernement a annoncé fin février le déblocage de 1,5 milliard de dollars de subventions pour tenter d’empêcher le prix du carburant d’augmenter en raison de la crise ukrainienne. En l’espace de quelques jours, racontent des consommateurs, le prix de l’huile alimentaire a bondi de 10%. Or le Ramadan, période qui entraîne souvent un regain d’inflation, commencera d’ici peu. Devant les critiques qui accusent le gouvernement d’être incapable d’enrayer la hausse des prix, les partis d’opposition tentent de renverser le Premier ministre, Imran Khan.
« La situation est alarmante : le pouvoir d’achat des clients a déjà commencé de baisser et les ventes se sont effondrées ces derniers mois », soupire Shahid Ali, responsable commercial d’un supermarché d’Islamabad.
Benson Kisa, qui travaille pour un cabinet de recrutement de Kampala, ne va plus prendre son petit-déjeuner au restaurant, le prix du café et du « rolex », nom donné à un plat local à base d’omelette, de tomate et de farine, ayant augmenté de près d’un tiers en quelques jours.
« Mon salaire n’a pas bougé mais tout me coûte plus cher », résume-t-il.
En Inde, redoutant les pénuries et les augmentations, les agriculteurs qui en ont les moyens stockent les engrais, mais la plupart des paysans, à la tête de petites exploitations, ne peuvent pas se le permettre.
« Si je n’ai pas ce qu’il faut dans les temps, ma production va forcément baisser », s’inquiète Satnam Singh, céréalier de 42 ans qui cultive du blé sur sa parcelle d’un demi-hectare de l’Etat du Punjab.
La Tanzanie, importatrice nette de pétrole très dépendante du blé russe, a supprimé sa taxe à l’importation de carburant en mars, mais a annoncé une hausse des prix de 5%.
Samia Suluhu Hassan, sa présidente, a appelé ses concitoyens à se préparer à de nouvelles augmentations. « Les prix de tous les produits vont monter, tous les tarifs vont augmenter et tout va monter à cause de la guerre en Ukraine, a-t-elle prévenu. Ce n’est pas la faute du gouvernement, c’est comme ça qu’est le monde. »
– Jared Malsin à Istanbul, Michael M. Phillips à Nairobi, Amira El-Fekki au Caire et Vibhuti Agarwal à New Delhi ont contribué à cet article
(Traduit à partir de la version originale en anglais par Marion Issard – The Wall Street Journal)