Le président Nana Akufo-Addo, en visite en France cette semaine, a promis de couvrir son pays d’usines. Un programme ambitieux et compliqué
Pour atteindre la rive ouest du lac Naye, à une heure et demie d’Accra, on traverse les interminables faubourgs de la capitale ghanéenne un peu comme on parcourrait un supermarché à ciel ouvert. A même la chaussée, les vendeurs ambulants se pressent autour des véhicules pour tenter d’écouler des paquets de mouchoirs ou de chewing-gums. De chaque côté de la rue, des rangées de cahutes en tôle et bois vermoulu sont autant d’échoppes improvisées où l’on peut encore acheter un peu tout et n’importe quoi : matelas, régimes de bananes, couronnes de fausses fleurs, boubous colorés…
Commerces informels et petits boulots de fortune : voilà le lot d’une large part de la population ghanéenne. Dans cet Etat anglophone d’Afrique de l’Ouest, la forte croissance, tirée par l’exploitation des hydrocarbures – une hausse d’un peu plus de 8 % attendue en 2019 –, ne se traduit guère en emplois. Le chômage touche près de 14 % de la jeunesse du pays. Et seule une infime minorité des Ghanéens qui rejoignent chaque année le marché du travail parviennent à décrocher un job dans le secteur formel.
L’actuel président du Ghana, Nana Akufo-Addo, élu fin 2016 dans un climat de contestation sociale, a promis de s’atteler à ce chantier. L’ancien avocat, qui doit rencontrer Emmanuel Macron, à Paris, jeudi 11 juillet, aime fixer des caps ambitieux. Une première entrevue avec son homologue français, fin 2017, avait donné le ton. « Notre responsabilité est de tracer la voie par laquelle on pourra développer nos nations nous-mêmes », avait-il affirmé dans un discours très remarqué sur le continent, plaidant pour que l’Afrique cesse de « mendier l’aide » des pays riches.
L’industrie, le parent pauvre
Afin d’y parvenir chez lui, Nana Akufo-Addo s’est engagé à la mise en œuvre d’un programme hors norme : l’ouverture d’au moins une usine dans chacun des 255 districts (des subdivisions administratives) que compte le pays. « L’objectif est d’ajouter de la valeur à nos ressources brutes », explique Yofi Grant, un ancien banquier d’affaires devenu patron du Centre ghanéen de promotion des investissements. Pétrole, or, bauxite, mais aussi cacao, café, noix de cajou, ananas ou tomates : le Ghana est riche en matières premières de toutes sortes. Mais, comme trop de pays africains, il les exporte sans les avoir transformées.
Résultat, l’industrie demeure le parent pauvre d’une économie très instable, puisque étroitement corrélée aux cours mondiaux. L’initiative gouvernementale entend changer la donne et créer des emplois de qualité. « Mais les projets doivent venir du secteur privé,insiste Yofi Grant, depuis son bureau ultra-climatisé d’Accra. Le gouvernement, lui, s’occupe seulement de faciliter les choses. » Sur le volet de l’accès au crédit, par exemple, ou celui de la logistique, en améliorant les dessertes routières et la fourniture d’électricité.
Pétrole, or, bauxite, mais aussi cacao, café, noix de cajou, ananas ou tomates : le Ghana est riche en matières premières, mais, comme trop de pays africains, il les exporte sans les avoir transformées
Retour au bord du lac Naye, où le visiteur est envoyé observer un exemple de cette « collaboration » entre le privé et le public. En retrait des eaux brunes surgissent les locaux rutilants d’une nouvelle fabrique. Presque une apparition, après avoir longuement roulé sur une piste trouée de spectaculaires nids-de-poule. Ces bâtiments appartiennent au groupe Everpure, l’un des spécialistes de l’eau minérale au Ghana. Il s’est installé à dessein près du lac pour pouvoir y puiser sans limites des mètres cubes transformés en eau potable, grâce à ses machines sophistiquées utilisant la technologie de l’osmose inverse (système de filtrage très fin).
Problèmes d’infrastructures
En ce jour de mai, l’usine vient tout juste de démarrer ses opérations. Elle tourne encore au ralenti, mais devrait, à terme, cracher à la chaîne bouteilles et sachets d’eau purifiée. « Une cinquantaine de personnes y travaillent déjà, et on vise, à terme, un millier d’employés, dont beaucoup de gens des environs », assure Peter Narh, le directeur général d’Everpure. Une perspective alléchante dans ce coin déshérité, qui explique sans doute l’éclosion d’habitations sommaires tout le long du chemin de terre rouge. Elles se sont multipliées depuis le lancement des travaux, en 2017.
Le complexe est labellisé « One district, one factory » (1D1F), du nom du programme de M. Akufo-Addo, comme le signale ostensiblement un grand panneau à l’entrée. « Cela faisait déjà un moment que nous réfléchissions à ce projet, explique M. Narh, dont le groupe gère trois autres usines dans le pays. Mais le financement n’était pas complètement en place, et le gouvernement nous a donné un bon coup de pouce, notamment par le biais des exemptions fiscales. » L’entrepreneur attend désormais qu’une route bitumée vienne remplacer la piste, comme le lui ont promis les autorités. Dans combien de temps ? « Aucune idée », soupire-t-il.
Ces problèmes d’infrastructures deviennent plus criants à mesure qu’on s’éloigne vers le nord du pays, pauvre et enclavé. Ils sont l’un des freins majeurs à l’avancement du programme 1D1F. Celui-ci devait être bouclé en 2020, pour la prochaine élection présidentielle. Or 80 structures seulement ont été approuvées. La plupart sont encore loin d’être opérationnelles et quasiment aucune ne figure dans les territoires les plus reculés. Les succès comme Everpure peinent à masquer ce départ laborieux, brocardé par l’opposition. « Une usine, cela ne se construit pas en un jour », rétorque la coordinatrice de l’initative, Gifty Ohene-Konadu.
Des atouts à faire valoir
Mais, dans les milieux d’affaires aussi, on doute de la philosophie du projet. « C’est très louable de vouloir aller dans chaque village. Mais cela ne suffit pas de dire : “Il y a des tomates ici, alors je vais ouvrir une usine de produits à la tomate.” Dans quelle chaîne logistique les intégrer ? Et comment les acheminer ? », interroge le financier Tony Abakisi, patron du fonds d’investissement Sigma Pensions, résumant le scepticisme ambiant.
Les autorités répondent qu’elles ont en soute un grand plan de développement de routes et de voies ferrées. Des chantiers courant sur plusieurs milliers de kilomètres doivent permettre de connecter les régions septentrionales aux ports du sud du pays. Encore faut-il pouvoir les mettre en musique en tenant compte d’une partition budgétaire complexe. En 2015, dans le sillage de la chute des prix du pétrole, le pays a frôlé la banqueroute et choisi de s’en remettre au Fonds monétaire international (FMI), pour un emprunt de près de 1 milliard de dollars (892 millions d’euros). Celui-ci est aujourd’hui remboursé, mais le Ghana affiche toujours un lourd endettement (60 % du produit intérieur brut) qui bride ses marges de manœuvre.
« Ces projets d’infrastructures n’ont pas vraiment démarré, faute de financement, confirme un expert étranger installé à Accra, qui préfère rester anonyme. De même, il est délicat de vouloir proposer un cadre fiscal favorable pour attirer les investisseurs, alors que le pays doit justement augmenter ses recettes fiscales. Ils courent deux lièvres à la fois. »
Pour autant, le Ghana a des atouts à faire valoir auprès des investisseurs étrangers. Champion de la croissance en Afrique, il est un modèle démocratique, réputé pour sa stabilité politique. Ce pays de 29 millions d’habitants bénéficie aussi d’une population relativement bien formée. Signe que ses ambitions sont prises au sérieux, les Etats-Unis ont fait savoir au printemps qu’ils débloqueraient 300 millions de dollars par le biais de leur banque d’import-export (Exim Bank) pour accompagner l’initiative 1D1F.
« Réussir ce qu’a accompli la Corée du Sud »
Peut-être faudra-t-il finir par rebaptiser le programme, si les nouvelles usines se concentrent, comme beaucoup le présument, dans une poignée d’endroits : aux environs d’Accra et des ports de Tema ou Takoradi, dans le Sud, notamment. « Mais c’est souvent beaucoup plus efficace de créer des “clusters” [groupements] en construisant des filières dans quelques zones géographiques », décrit John Ashbourne, économiste spécialiste de l’Afrique subsaharienne chez Capital Economics.
Sur le fond, la nécessité d’une industrialisation n’est guère contestée. Un enjeu qui concerne d’ailleurs toute l’Afrique : le continent pèse moins de 2 % dans l’activité manufacturière mondiale. Et ce secteur ne fournit que 5 % des emplois. Or, ni l’agriculture ni les services ne pourront absorber les 30 millions de nouveaux actifs arrivant sur le marché du travail africain, chaque année. Face à cet immense défi, les efforts du Ghana ont le mérite d’exister.
« Même s’il n’y aura pas une usine dans chaque district, ce qui compte, c’est d’avoir un projet concret qui permette d’enclencher un mouvement, estime Edward Brown, directeur de recherche du centre de réflexion ghanéen African Center for Economic Transformation. Nous avons du potentiel, pourquoi ne pourrions-nous pas réussir ce qu’a accompli la Corée du Sud, un pays agricole devenu une puissance industrielle ? »
L’écart promet malgré tout d’être long à rattraper. A la fin des années 1960, le revenu par habitant était à peu près le même au Ghana et en Corée du Sud. Aujourd’hui, celui de la nation est-asiatique est 14 fois plus important.