En Côte d’Ivoire, les feuilletons télévisés battent des records d’audience, à tel point que l’industrie locale commence à développer ses propres « afronovelas ».
Dans l’une des cours du modeste quartier d’Abobo, à Abidjan, Colette Kouakou est une exception. Pourtant fatiguée de ses ménages de la journée, cette quadragénaire ne compte pas s’affaler devant la télévision. « Maintenant il n’y a plus que des telenovelas. Je ne veux pas commencer à les regarder parce que sinon, je serai complètement accro et je ne pourrai plus dormir. Je ne veux pas garder la tristesse des personnages dans ma tête », avance-t-elle.
Au fond de la cour, à quelques pas de chez Colette Kouakou, « Madame Koné » abrite le plus beau salon des six petites maisons en pierre : écran plat 32 pouces, boîtier Canal +, canapés, fauteuils… Tout y est. Dès 17 heures, la petite pièce se remplit de celles qui ont terminé les tâches domestiques. Aïcha Dosso, 25 ans, ses petites sœurs et ses voisines passent plusieurs heures devant Novelas TV, la chaîne la plus regardée en Côte d’Ivoire, qui passe et repasse en continu des feuilletons à l’eau de rose.
« En ce moment, je regarde Frères rivaux. C’est une série filmée en Turquie, sur deux frères que tout oppose mais qui sont amoureux de la même femme. Je n’en rate aucun épisode et ça fait quatre mois que ça dure », explique l’étudiante en troisième année de sociologie, sous le charme d’un des acteurs principaux.
Amour, argent, trahison
En Côte d’Ivoire, dans les foyers, les maquis (petits restaurants de rue), les cars ou les trains, les yeux se figent parfois des heures sur ces séries addictives. Et bien souvent, les telenovelas entraînent des discussions sur des thématiques larges : l’amour, l’argent, la trahison, les familles déchirées… Des sujets universels qui parlent au public du monde entier, le tout dans un décor simple.
« Depuis qu’elle est devenue riche, elle n’est plus la même. Elle se plaint tout le temps, elle est autoritaire, capricieuse », lance Grâce, 13 ans, en pointant la mère des deux fils turcs. « Quand quelqu’un change de monde, c’est pas facile, tu sais, tu changes forcément », lui répond du tac au tac Aïcha, si accro qu’elle suit ses telenovelas préférées sur son téléphone lorsqu’elle est en cours ou dans la rue.
Lancée sur le câble en 2015, Novelas TV est aujourd’hui plus regardée que les chaînes de football et la Radio-télévision ivoirienne (RTI). Disponible sur le bouquet Canal +, qui compte 5 millions d’abonnés en Afrique francophone (soit environ 50 millions de téléspectateurs potentiels), c’est la première chaîne panafricaine à avoir dépassé, en 2017, les 10 % de part d’audience en Côte d’Ivoire, selon une étude d’Africascope.
Ce qui a attiré la concurrence : la RTI et le groupe américain Telemundo développent désormais leurs propres programmes de telenovelas dans le pays.
« On est venu combler un vide »
L’histoire des telenovelas en Afrique francophone commence au début des années 1990. Bernard Azria, fondateur de Côte Ouest – aujourd’hui le premier distributeur de ces contenus sur le continent –, démarche Globo, principale chaîne brésilienne de telenovelas, et exporte le tout premier feuilleton du genre dans les pays francophones. « C’est devenu un phénomène sociétal. On disait qu’à chaque diffusion, les rues se vidaient et les gens étaient prêts à tuer pour ne pas la rater », retrace l’homme d’affaire franco-tunisien basé à Abidjan.
Côte Ouest abreuve alors les chaînes africaines et remplace peu à peu les séries américaines comme Dallas et Dynastie. « On est venu combler un vide avec des séries qui parlent beaucoup plus en Afrique. Les favelas, les écarts de richesse, les traditions… Ce sont des sujets superposables dans ces sociétés africaines qui connaissent les mêmes phénomènes », développe celui qu’on surnomme désormais « Monsieur Telenovela ».
Mais rapidement, les téléspectateurs africains demandent à voir des séries locales encore plus proches de leur quotidien. « C’est normal. Avec ces séries, il y a la fonction fenêtre – s’échapper du quotidien – et la fonction miroir – s’identifier au personnage », décrypte Bernard Azria. L’homme d’affaires est donc allé au Nigeria, où l’industrie Nollywood est très productive, et en Afrique du Sud pour trouver des séries qu’il a fait doubler en français.
Et si au début ces feuilletons ciblaient avant tout un public féminin, certaines telenovelas commencent à attirer les hommes. « De l’autre côté du mur, par exemple, parle de la migration mexicaine vers les Etats-Unis. Et ça, mes copains à l’université regardent, parce que ça leur parle », observe Aïcha. « Les novelas, ce sont des faits réels, les familles sont hypocrites, les hommes sont hypocrites. Nous dans la réalité, on vit novelas ! », rit Maï Dosso, la mère d’Aïcha.
« L’Ivoirien est romantique »
Le succès est tel qu’aujourd’hui, la petite industrie ivoirienne s’y met elle aussi et développe ses « afronovelas ». Le carton du moment, c’est Ma grande famille,réalisé par la comédienne Akissi Delta. « La série connaît des pics d’audience très importants, c’est un vrai succès », dévoile Clémentine Tugendhat, directrice des chaînes thématiques chez Canal +, comme Novelas TV et A + Ivoire, la nouvelle chaîne ivoirienne du groupe.
Zadi To Jonas scénarise et réalise des novelas depuis plus de quinze ans mais sent que le format prend de plus en plus dans son pays. « L’Ivoirien est un romantique et il aime ces histoires de tous les jours », explique celui qui est actuellement en tournage sur les plages d’Adiaké, dans le sud-est du pays, pour L’Amour au soleil, la prochaine telenovela de 52 épisodes de la RTI. Mais il concède que le format correspond aussi aux moyens limités en Côte d’Ivoire. « Les décors sont simples, on n’a pas l’argent pour réaliser des films d’action ou des blockbusters. L’Amour au soleil devrait coûter 70 millions de francs CFA [environ 107 000 euros] et c’est déjà beaucoup ici. »
La telenovela en Côte d’Ivoire devrait encore s’étendre avec l’arrivée de quatre nouvelles chaînes sur la TNT. « Mais elle disparaîtra, assure Bernard Azria. Elle prépare les Africains à mieux encore. » Une étape avant un cinéma plus ambitieux ?