Des « pairs éducatifs » sillonnent les quartiers chauds de la capitale ivoirienne pour faire de la prévention dans un pays où le sexe et l’intimité sont encore tabous.
A Anoumabo, l’un des quartiers de prostitution de la capitale ivoirienne, des Africaines de toute la sous-région travaillent dans des entrelacs de tôle et de planches. Amy Touré, ancienne prostituée devenue éducatrice pour l’association Espace Confiance, sillonne les allées poisseuses et enchaîne ses démonstrations : « Quand tu prends la capote, tu gardes le chapeau de cow-boy vers le haut. Tu tires jusqu’aux testicules, montre sa collègue Rosine sur un pénis de bois. Si on fait ça comme ça tout le temps, la maladie ne va pas nous prendre. » La présentation recueille quelques pouffements. On se cache derrière les rideaux, mais on accepte volontiers les préservatifs distribués.
En 2018, ONU Sida a enregistré 17 000 nouvelles contaminations en Côte d’Ivoire et 16 000 personnes sont encore décédées des suites de la maladie. Sur les 430 000 adultes vivant avec le VIH, 60 % sont des femmes, dont une forte majorité de travailleuses du sexe. Ici le VIH est un vrai problème de santé publique, amplifié par la concurrence entre les travailleuses du sexe.
« Quand tu as faim, tu finis par accepter »
Dans les bas-fonds d’Abidjan, les passes se négocient entre 500 et 2 000 francs CFA (0,76 et 3 euros). « Mais l’on peut espérer plus si on accepte de faire sans capote. Quand tu as cherché du travail toute la journée et que tu as faim, tu finis par accepter en te disant que tu te laveras après et que ça ira », raconte Amy Touré, qui ne connaît que trop bien cette logique meurtrière. Elle fait tout pour en extraire les filles et les envoyer à la clinique Espace Confiance, gérée par l’association et dédiée aux « populations clés » frappées le plus durement par la pandémie de sida.
Au petit matin, dans le quartier de Biétry, derrière des murs anonymes, le lieu ouvre ses portes. Ici, tout est gratuit, de l’examen gynécologique à la distribution des antirétroviraux (ARV), en passant par l’appui psychologique, l’aide sociale ou le planning familial. Chaque jour, une trentaine de patients en franchissent le seuil, inquiets.
« Madame Lala », elle, entre en plaquant ses cheveux acajou derrière des boucles d’oreilles dorées d’un air assuré. Madame Lala est « la doyenne », « notre meilleure patiente ! », fait le docteur Emmanuel Aka en l’accueillant. Dépistée la première fois en 2004, Madame Lala est sous antirétroviraux depuis et n’a pas manqué une prise. Aujourd’hui, elle vient récupérer six mois de médicaments pour que le virus continue à rester indétectable dans son sang, comme c’est le cas depuis 2014.
Si elle prenait « jusqu’à dix clients par jour », la quarantaine approchant, elle a décidé de raccrocher et de devenir modèle pour des jeunes prostituées qui « n’écoutent pas beaucoup les conseils, gronde-t-elle. « Elles pensent encore que le VIH, c’est la mort. Mais regarde-moi ! J’ai l’impression d’être plus belle et plus forte que jamais. Je suis “pata pata” comme les enfants disent ici. Tout bien comme il faut ! »
Si, dans un premier temps, les professionnelles du sexe étaient plus nombreuses à la clinique Espace Confiance que la population homosexuelle, « depuis deux ans, la tendance s’inverse », avance la docteure Fofana Bambana, responsable du lieu. Ce changement est imputable à une meilleure sensibilisation de la communauté homosexuelle abidjanaise. Un signe encourageant quand on sait que le taux de personnes contaminées (prévalence) par le VIH grimpait en 2018 à 11 % chez les prostitués et jusqu’à 18 % chez les personnes homosexuelles alors qu’il était de 2,6 % pour le reste de la population.
« En Côte d’Ivoire, l’homosexualité n’est pas autorisée, alors nous devons vivre cachés, confie Christian, bénévole de l’association. Christian est un « pair éducateur » et sillonne les clubs branchés de la capitale en tendant aux nouveaux arrivants des paquets de préservatifs pliés en accordéon. « Pour les homos, poursuit-il, c’est certes moins dangereux qu’avant, quand on te frappait dans les bars si tu étais un peu efféminé, mais il faut quand même faire attention. »
Formé à sensibiliser sa communauté aux dangers du VIH et des autres infections sexuellement transmissibles (IST), il ne s’encombre pas de longs discours : les échanges sont brefs, étouffés par la musique, mais il parvient quand même à inviter les convives à aller se faire dépister à l’Espace Confiance.
« Faux noms et faux numéros »
Quand ils sautent le pas et poussent les portes de la clinique, « ces patients ont un peu d’appréhension, confirme la docteure Fofana. Parfois ils donnent un faux nom ou un faux numéro mais, au fur et à mesure, on parvient à gagner leur confiance. Dans nos cultures, les questions liées au sexe, à l’intimité et à la maladie sont encore taboues, même parfois pour le corps médical. »
Ainsi, en Côte d’Ivoire, la proctologie – spécialité médicale qui traite des maladies de l’anus et du rectum – souffre d’un déficit de médecins que l’association française Sidaction cherche à combler en offrant des formations aux soignants de plusieurs associations qui œuvrent dans six pays d’Afrique francophone. Cette carence en spécialistes, couplée à la stigmatisation dont sont victimes les homosexuels, entraîne bien souvent des retards de prise en charge des malades.
Dans le couloir exigu de la clinique, des médecins pressés entrent et sortent. « Nous sommes sept médecins et le travail est sans fin, souffle la docteure Fofana. Il y a des jours où on n’y arrive pas. »