Dans la banlieue d’Accra, une décharge à ciel ouvert est devenue le lieu de toutes les toxicités. Des milliers de tonnes de déchets pour un désastre écologique.
Accra (Ghana), envoyés spéciaux.– Il fait un soleil de plomb, le vacarme est assourdissant et l’odeur pestilentielle. Dans les venelles du bidonville d’Old Fadama, la boue vaseuse couleur pétrole colle aux semelles. Au bout de la marée métallique de toits en tôle, des colonnes de fumée noire s’échappent de l’horizon. Cet endroit est loin d’être le paradis, mais ce n’est pas non plus l’enfer. On le surnomme pourtant « Sodome et Gomorrhe ».
Ici, 100 000 personnes s’entassent dans des habitats de fortune avec des accès à l’eau et à l’électricité limités dans un air irrespirable. Le site est considéré comme l’un des dix endroits les plus toxiques au monde. À longueur de journée pourtant, des habitants s’affairent sur des stands de fortune pour vendre leurs ignames et arpentent le campement, des bassines en métal sur la tête chargées d’œufs aux coquilles blanchies par le sel.
Début 2019, les chercheurs de l’International Pollutants Elimination Network (Ipen) et du Basel Action Network (BAN) ont publié les résultats d’une étude portant sur ces œufs pondus par les poulets dans ce quartier d’Accra. Elle a révélé qu’un adulte n’en mangeant qu’un seul, dépasse de 220 fois les limites fixées par l’Autorité européenne de sécurité des aliments pour les taux de dioxines chlorées. Elle a également montré que d’autres produits toxiques comme les biphényles polychlorés (PCB) et les composants ignifuges sont présents dans les sols et dans la chaîne alimentaire à des concentrations alarmantes. Ces substances seraient responsables des nausées, des maux de tête et des fatigues enregistrées sur le site, mais aussi du taux inquiétant de cancers précoces.
Ces informations ont eu grande presse, elles ne sont pourtant pas nouvelles : en 2011, un rapport de la Convention de Bâle mettait déjà en garde sur les niveaux anormaux de PCB dans le lait maternel. Une autre campagne d’échantillonnage menée dès 2008 par Greenpeace avait aussi démontré que les concentrations de cuivre, de plomb et de zinc dans les sols étaient plus de cent fois supérieurs aux niveaux normaux. « On sait tout ça depuis des années, déplore Subhash Chittilappilly, mais rien ne se passe. »
Dans sa clinique plantée au cœur d’Old Fadama, ce prêtre catholique indien accueille tous les matins des patients qui se plaignent de maux de gorge, de tête, d’infections et de problèmes cutanés ou respiratoires. Des pathologies communes dans les bidonvilles où les conditions de subsistance et d’hygiène sont difficiles. Mais, pour le religieux investi dans ce projet depuis six ans, la casse d’Agbobgloshie, non loin de là, est un facteur aggravant la santé déjà fragile des habitants.
À quelques encablures, sur un terrain vague d’une centaine d’hectares, des hommes burinent avec leur massue des électroménagers éventrés. Là, un tapis de paillettes opalescentes grattées d’un réfrigérateur. Ici, une grosse turbine dont on déchire les entrailles en cuivre. Tous les jours, de 6 heures du matin à 18 heures, sur la célèbre décharge d’Agbobgloshie, ces travailleurs détruisent des climatisations, des fours, des panneaux solaires, des téléphones et tout un barda de déchets électroniques, sans protection pour eux-mêmes, pour l’environnement et les populations avoisinantes.
En fonction de leur rôle dans le processus de démantèlement, on les appelle les « salvagers » – les récupérateurs de déchets qui revendent en lot –, les « scrappers » – les ferrailleurs qui rachètent et ouvrent les appareils pour en récupérer l’aluminium, le zinc, le cuivre et l’or – et les « burners » – les brûleurs en fin de chaîne qui récupèrent les objets éventrés dont l’accès aux derniers composants intéressants nécessite de les brûler.
Au bout de ce cimetière d’appareils, près d’une rive croulant sous les poubelles, des immenses gerbes de feu dansent sur un sol calciné, nimbé par une fumée noire. Un groupe d’hommes fait flamber des gros câbles en plastique. « C’est un endroit dangereux, ici, tu rentres pas seul », explique Paul. Le jeune homme, la vingtaine, est assis sous une bâche en plastique à l’entrée du site. Les yeux injectés de sang, les mollets rendus imberbes par les brûlures, les larges cicatrices sur les jambes et les bras saillantes sous son marcel échancré. Il n’autorise pas les journalistes à pénétrer dans cette zone sans payer un droit de passage. Le tarif est de 100 dollars. Le double si l’on veut dégainer un appareil photo, le triple pour une caméra.
Agbobgloshie est un lieu de business pour 7 000 travailleurs, autant pour le matériel qu’ils démantèlent que pour l’intérêt journalistique et cinématographique qui s’est développé pour cet endroit. En 2016, le groupe Placebo y a même tourné le clip de son titre « Life’s What You Make It » dans lequel il dénonçait la responsabilité des pays industrialisés dans ce désastre humain et environnemental. « Je suis venu du Nord, j’ai laissé ma famille, ma femme, mes enfants pour faire de l’argent. Des étrangers comme vous, on en voit tous les jours venir se faire du fric sur notre dos. Nous aussi on veut en profiter », justifie Paul.
De fait, cet endroit est présenté comme le symbole d’une crise en perpétuelle expansion : celle de l’exportation des déchets, électriques et électroniques, des pays développés vers les pays pauvres. Agbobgloshie est même communément appelée « la poubelle de l’Occident ». Selon les Nations unies, « environ 50 millions de tonnes de déchets électroniques sont jetées chaque année » dans le monde. Un chiffre qui devrait « doubler d’ici 2050 », alors que dans le même temps, on estime en moyenne à 20 % la part de ces déchets, recyclés de manière appropriée.
Quarante millions de tonnes de déchets sont donc jetées, exportées et recyclées de manière informelle. Mais selon le rapport Global E-waste Monitor publié en 2017, « les statistiques actuellement disponibles ne permettent pas de suivre la quantité de [ces] déchets expédiés des sous-régions les plus riches vers les sous-régions les plus pauvres du monde » : une situation en violation totale avec la Convention de Bâle qui interdit l’exportation de e-déchets vers des pays tiers depuis 1994.
Agbobgloshie réceptionne une partie des déchets qui n’entrent pas dans les circuits obligatoires de recyclage. Certains militants estiment à 50 % la quantité de déchets électroniques présents dans cette casse, arrivés des pays occidentaux. D’autres parlent plutôt de 15 %. Il est en réalité difficile d’avoir un chiffre définitif car le voyage effectué par ces articles avant d’atterrir sur la décharge est complexe.
Une «activité criminelle d’externalisation des coûts»
Pour tenter de comprendre, il faut aller à La Paz, un quartier en périphérie d’Accra, connu pour son grand marché d’appareils d’occasion. Ce jour-là, à un carrefour, un conteneur vient d’arriver. La porte arrière est ouverte. À l’intérieur, des dizaines de machines à laver et un groupe d’hommes qui décharge à toute vitesse. Des journaux anglais sont éparpillés dans la cargaison. « Ça vient du Royaume-Uni », confirme l’un d’eux.
Mediapart a pu consulter les documents relatifs à cette livraison : plusieurs pages intitulées « Portable Appliance Test Certificate » censées certifier que tous les appareils ont été contrôlés et ont donc été exportés légalement. Sur leur en-tête, il est fait mention du « SAMS Yard Security Protocol ». Le responsable du chargement assure que « tout marche » et propose même de nous vendre tout de suite une machine à 2 000 çédis (325 euros). Mais un petit groupe de déchargeurs nous prend discrètement à part : « N’achetez pas ici, c’est pas encore testé, c’est pas vrai. »
Mediapart a retrouvé cet iPod gravé au nom de Shubah Chakravarty. Contactée, cette citoyenne américaine, affirme avoir possédé et utilisé cet article dans les années 2000 au Kenya, mais ne se souvient pas quand et où s’en être débarrassée. © FHF
Plus loin, sur un bord de route, une trentaine de lave-linge rouillés sont emballés sous des plastiques, des caisses entières de fer à repasser et des téléviseurs attendent aussi preneurs. C’est Michael Blessin qui tient les lieux. Ici aussi, un chargement vient d’arriver d’Europe. « Officiellement, c’est testé et en état de marche, mais il faut vérifier. Parfois ça fonctionne, parfois pas, explique le patron, c’est la loterie, tu ne sais jamais en ouvrant, donc à chaque fois, tu prends un risque car tu ne sais pas quelle marge tu vas pouvoir te faire. »
Il fait partie des nombreux intermédiaires qui alimentent le business des e-waste au Ghana. Son rôle : réceptionner des cargaisons, officiellement « d’articles d’occasion ». À l’intérieur se trouvent effectivement des appareils de seconde main, mais aussi des déchets électroniques dissimulés. Charge à lui de tester chaque appareil, de lui attribuer un prix en fonction de son état et de le revendre, soit comme un bien d’occasion, soit comme un article directement destiné à la casse.
Pour que la combine fonctionne, il utilise le concours d’un intermédiaire basé dans le pays qui expédie. En l’occurrence, pour lui, c’est « un Allemand qui gère l’envoi » de ces livraisons frauduleuses. « L’important, c’est d’avoir des bons contacts dans le pays qui envoie et ici à la douane. Il te faut un réseau qui te permette de tout faire passer sous le label “occasion en état de marche”. » Plus loin, un autre vendeur confirme : « Si tu graisses la patte des gars aux contrôles de douanes, ils n’ouvrent même pas ton conteneur, c’est comme ça que plein de trucs inutilisables arrivent jusqu’ici. »
Le Ghana recevrait ainsi chaque année au moins 40 000 tonnes de matériel nécessitant des réparations importantes ou totalement défaillant. Le marché de la seconde main, légal, favorise donc la « fuite » des déchets électroniques. Une expression « bien trop polie » pour ce qui n’en reste pas moins une « activité criminelle d’externalisation des coûts avec des conséquences réelles en termes de dommages pour la santé humaine et l’environnement », rappelle Jim Puckett, directeur exécutif et fondateur du BAN. Un problème également admis par un membre de la Commission européenne chargé de l’environnement : « Les données et les chiffres sur les quantités d’e-waste exportés illégalement vers des pays tels que le Ghana sont incomplets ou font défaut en raison de la nature illégale de ces envois (…) Un canal important existe pour ces exportations illégales sous couvert d’équipements électriques et électroniques usagés et d’occasion », reconnaît cette source qui a requis l’anonymat.

D’autant plus que même les cargaisons d’appareils d’occasion jugés viables au moment de leur livraison, ne le sont que pour un temps réduit. Ils deviennent indubitablement, eux aussi, des déchets à court terme et ce sont les pays récepteurs qui se voient rétribuer la charge de leur recyclage, comme s’ils en étaient les producteurs et utilisateurs originels.
Ainsi, experts et institutions utilisent désormais cet argument pour dédouaner en partie la responsabilité des pays occidentaux dans ce trop-plein à Agbobgloshie. Le PNUE affirme même dans l’un de ses rapports que « 85 % des déchets électroniques déversés au Ghana sont produits ou utilisés au Ghana et en Afrique de l’Ouest ».
Malgré les dégâts considérables pour l’environnement et la santé, les activités de ces casses comme celles d’Agbogbloshie continuent pourtant de croître chaque année. « La décharge représente un potentiel économique énorme, défend aussi Oteng-Obadio. C’est une source de revenus pour des milliers de personnes : ceux qui sont impliqués dans les filières de recyclage, mais aussi les réparateurs de téléphones et d’ordinateurs qui ont acquis des compétences très poussées grâce à ces déchets. » À la casse, les travailleurs doivent abattre un travail éprouvant et dangereux mais avec 160 euros par mois en moyenne, ils gagnent trois fois plus que le salaire minimum au Ghana (un peu plus de 50 euros). « On ne peut pas non plus dédramatiser la négativité environnementale associée à ça. C’est un fait mais ça n’annule pas le potentiel économique de cet endroit », selon Oteng-Obadio. Au niveau mondial, les déchets électroniques représentent chaque année un magot de 55 milliards d’euros : c’est trois fois plus que la production annuelle des mines d’argent.
Est-il alors possible d’allier protection des personnes et de l’environnement en ne touchant pas aux revenus des travailleurs dépendants de cette manne économique ? Plusieurs grandes institutions, au premier rang desquelles l’UE promeuvent depuis longtemps les bénéfices d’une économie circulaire : prendre, fabriquer, recycler.
Cette politique est d’autant plus évidente qu’au-delà des vertus écologiques de la pratique, les intérêts économiques du recyclage ont été maintes fois démontrés. Mais ces institutions et le gouvernement ghanéen aussi volontaires qu’ils veuillent s’afficher sont inactifs devant le casse-tête que représente Agbogbloshie. « Essayer de formaliser un secteur informel ne marchera jamais, assure Oteng-Obadio, (…) en tout cas, démanteler Agbogbloshie ne marchera pas, les gens ont besoin d’argent pour manger aujourd’hui, pas demain. »