C’est une opération de nettoyage au sommet de l’État, qui a été décrite par le menu sur procès-verbal. Un témoin clé de l’affaire Benalla a impliqué, mardi 21 janvier, lors d’une audition devant la Brigade criminelle, plusieurs membres de la présidence de la République dans la disparition de deux coffres-forts, dont un à l’Élysée, contenant des documents « sensibles ».
L’affaire Benalla prend encore une nouvelle dimension. Un témoin clé a impliqué, mardi 21 janvier, lors d’une audition devant la Brigade criminelle, plusieurs membres de la présidence de la République dans la disparition de deux coffres-forts appartenant à l’ancien chargé de mission d’Emmanuel Macron, selon des informations recueillies par Mediapart.
Militaire de carrière qui a fréquenté Alexandre Benalla à l’été 2018, avant de prendre ses distances avec lui, Chokri Wakrim a été entendu, mardi 21 janvier 2020, pendant près de douze heures par les enquêteurs chargés d’élucider l’un des plus épais mystères de cette affaire à tiroirs : la disparition, au lendemain des révélations du Monde du 18 juillet sur les violences de la Contrescarpe, d’un coffre-fort que Benalla conservait à son domicile d’Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine).
Devant les policiers, Chokri Wakrim a indiqué qu’il avait personnellement vu, dans la soirée du 19 juillet 2018, deux proches d’Emmanuel Macron en présence du coffre-fort de Benalla dans l’appartement parisien de Pascale Perez, une femme d’affaires qui opère sur plusieurs continents. Les deux membres de l’Élysée, piliers historiques de la campagne présidentielle de 2017, sont Ludovic Chaker, conseiller du chef d’état-major particulier du président, et l’ex-gendarme Christian Guédon, membre du Groupe de sécurité de la présidence de la République (GSPR).
Ce dernier, qui a été intégré au sein du GSPR grâce à Alexandre Benalla et dans des conditions dérogatoires aux règles jusqu’ici en vigueur, est « l’épaule » du président de la République, soit le garde du corps le plus proche du chef de l’État, avec qui il boxe dans les sous-sols du palais de l’Élysée. Christian Guédon est en outre spécialiste dans les « domaines […] de l’effraction et de l’infiltration », ainsi que « des techniques d’ouverture discrète des serrures de bâtiments et véhicules » à des fins judiciaires, selon son propre curriculum vitae [voir notre enquête].
Sollicité par le biais de son avocat, Ludovic Chaker, ancien militaire du 44e régiment d’infanterie et spécialiste des questions de renseignement, n’a souhaité faire aucun commentaire. Christian Guédon, qui avait démenti en juin 2019 auprès d’« Envoyé spécial » toute implication dans l’affaire, n’a pas donné suite pour le moment.
L’Élysée n’a pas non plus souhaité réagir.
Chokri Wakrim a également expliqué, sur procès-verbal, avoir assisté à une conversation d’Alexandre Benalla durant laquelle ce dernier aurait demandé dans les jours suivants au même Christian Guédon de vider dans la plus grande discrétion le contenu d’un second coffre-fort, installé dans son bureau de l’Élysée, juste avant une perquisition de la police – celle-ci a eu lieu le 25 juillet. Selon son témoignage, le contenu du coffre aurait été emporté dans un sac de sport, qu’il a vu au domicile de Pascale Perez.
Alexandre Benalla lui aurait alors indiqué qu’il s’agissait de données « sensibles » sur la campagne électorale, ainsi que sur le président et son épouse, notamment des « relevés bancaires ». Prudent, Chokri Wakrim a toutefois précisé aux enquêteurs ne pas avoir pu le vérifier par lui-même.
Interrogé par Mediapart, Alexandre Benalla s’est contenté de répondre par des emojis « mort de rire » et « bisou », en plus de quelques considérations déplacées sur notre rédaction.
Chokri Wakrim a été auditionné sous le statut d’audition libre, en présence de son avocat Me Arié Alimi, dans le cadre d’une enquête ouverte en février 2019 après la publication d’un article de Libération le désignant comme ayant lui-même soustrait le coffre-fort de Benalla de son domicile. Ce que Wakrim a vigoureusement démenti, annonçant avoir déposé plainte en diffamation contre le quotidien.
Au début de son audition, il a affirmé avoir « attendu ce moment depuis des mois, quasiment un an aujourd’hui ». « Cette situation m’a plongé dans un état de détresse morale, provoquant mon premier arrêt maladie de ma carrière militaire », a-t-il ajouté, en déplorant les conséquences « multiples et fracassantes » pour lui et son entourage. Le soldat a également indiqué qu’il avait des états de service « honorifiques », ayant « toujours servi sous le drapeau pendant quinze ans, dont plus de dix ans à l’état-major du Commandement des opérations spéciales (COS) avec dévouement, passion et privilégiant toujours le travail à ma vie personnelle ».
Surtout, il a livré aux enquêteurs de la Crim’ de nombreux éléments matériels permettant de retracer avec précision son emploi du temps sur ces journées cruciales de juillet 2018.
Pour le 19 juillet, jour durant lequel le coffre a pu être déplacé, selon les enquêteurs, il a passé la journée sur son lieu de travail, à savoir dans les locaux de l’état-major du COS. À partir de 18 heures, il a enchaîné plusieurs rendez-vous à Paris, confirmés par des documents et son bornage téléphonique, avant de se rendre sur les coups de 22 heures, avenue Foch, derrière l’Arc de triomphe, dans un luxueux appartement où se trouvaient Alexandre Benalla, plusieurs membres de l’Élysée et… le coffre-fort.
La propriétaire de l’appartement, Pascale Perez, n’était pas présente sur les lieux ce soir-là – elle était dans le Luberon, selon son témoignage à Mediapart –, mais avait prêté son domicile à Alexandre Benalla et sa famille pour les aider à échapper à la pression médiatique.
S’agissant du 20 juillet, le téléphone portable de Chokri Wakrim a borné entre 15 h 55 et 17 h 23, à Issy-les-Moulineaux, non loin du domicile de Benalla – où il a assuré ne s’être rendu pour la première fois qu’au mois d’août. Wakrim a expliqué qu’il se trouvait en réalité, non pas chez Benalla, mais au siège voisin d’une société de sécurité privée, baptisée Velours, impliquée dans le contrat au profit d’un oligarque russe. Wakrim a travaillé avec Velours à l’exécution de ce contrat, qui fait l’objet d’une autre enquête judiciaire dans laquelle il a été entendu comme témoin.
Sollicité mercredi 22 janvier par Mediapart, un dirigeant de Velours a fait savoir, via un porte-parole, qu’il avait bien rencontré Chokri Wakrim « pendant une heure et demie environ au siège de Velours, le 19 ou le 20 juillet, pour échanger au sujet du contrat russe ».
L’affaire de la disparition du coffre-fort colle depuis un an et demi à Alexandre Benalla comme le sparadrap du capitaine Haddock. Après une rocambolesque tentative de perquisition chez Benalla le 20 juillet – rendue impossible parce que personne n’avait les clés de l’appartement… –, les policiers avaient constaté l’absence du coffre-fort le lendemain, après être parvenus à entrer dans le domicile.
Interrogé dès le 21 juillet sur la disparition de cette armoire-forte, Benalla a indiqué aux policiers, non sans provocation : « Elle a dû être emmenée dans un lieu sûr par une personne, mais ce n’est pas moi qui me suis occupé de cela. » Le chargé de mission de Macron a expliqué qu’il avait voulu déplacer le coffre qui contenait des armes. Problème : la taille du coffre (seulement 60 cm de hauteur) ne permettrait pas d’abriter certaines armes restituées plus tard par Alexandre Benalla.
Cela pose donc une question centrale : que cachait le coffre de Benalla de si sensible pour que l’Élysée s’implique dans son déplacement, à en croire le témoignage de Chokri Wakrim ?
Selon Le Parisien, Ludovic Chaker, membre de l’Élysée vu en présence du coffre, a été entendu par les policiers cet été. Il a fini par reconnaître avoir aidé Benalla à déménager, le 19 juillet, mais il a démenti catégoriquement avoir participé au déplacement du coffre.
Par ailleurs, Sébastien Valiela, paparazzi collaborant avec la papesse de la presse people Mimi Marchand, proche du couple Macron, a lui aussi confirmé s’être rendu chez Benalla le même jour, mais il a également démenti toute implication dans l’affaire du coffre.
À ce stade de l’enquête, il semble établi que le coffre-fort de Benalla a été déménagé de l’appartement de Pascale Perez début septembre 2018, vers une destination inconnue. Interrogée par Mediapart, cette dernière a confirmé que « des hommes de mains » sont venus chercher le coffre en septembre. Sans être en mesure de dire pour qui ceux-ci travaillaient.