À l’occasion de la visite du président français en Côte d’Ivoire, Emmanuel Macron et Alassane Ouattara rendront hommage, ce dimanche, aux militaires décédés lors du bombardement de Bouaké par l’armée ivoirienne, en novembre 2004. Quinze après les faits, les circonstances de ce drame restent non élucidées.
À Bouaké, si le temps a effacé les traces du bombardement d’un camp de l’armée française en novembre 2004, le souvenir de ce drame qui marqua un tournant dans la crise ivoirienne comme dans les relations entre la France et la Côte d’Ivoire, est toujours présent. Le lycée Descartes, où se trouvait le détachement français et où Emmanuel Macron et Alassane Ouattara rendront hommage, dimanche 22 décembre, aux dix personnes décédées (neufs soldats français et un civil américain), a depuis été réhabilité par l’État ivoirien. Il rouvrira ses portes en septembre.
Si l’Élysée voit dans cet acte une « occasion de sceller la réconciliation entre nos deux pays », de nombreux observateurs craignent plutôt qu’il ravive les clivages et tensions qui entourent ce drame aux circonstances encore non élucidées.
Quinze ans après les faits, « les familles des victimes n’attendent pas un énième hommage. Elles veulent que justice soit faite, ce qui a été empêché ces 15 dernières années », commente Me Jean Balan, l’avocat des parties civiles. Personnage atypique du prétoire parisien, il consacre depuis plus de dix ans toute son énergie à tenter de faire éclater la vérité. C’est notamment grâce à sa ténacité que les principaux acteurs de l’époque ont pu être entendus. Malgré cela, l’enquête ouverte en France n’a toujours pas fait la lumière sur ce drame. C’est le paradoxe d’une affaire dont on sait tout dans les moindres détails, minute par minute, sauf l’essentiel : qui a donné l’ordre ? Et dans quel but ?
Heurts entre Ivoiriens et armée française
Le 6 novembre 2004, au troisième jour de « l’opération dignité » lancée par l’armée ivoirienne pour reprendre le contrôle le nord du pays, deux Sukhoi biplaces quittent la base de Yamoussoukro, officiellement pour assurer un appui aérien à une colonne de l’armée faisant face à une position rebelle à Brobo, au sud de Bouaké. À leur bord, deux pilotes biélorusses, Barys Smahine et Youri Souchkine, ainsi que deux copilotes ivoiriens, le lieutenant-colonel Ange Magloire Ganduillet Attualy et le lieutenant Patrice Oueï. Vers 13h20, les aéronefs survolent Bouaké à haute altitude, passant à trois reprises au dessus du lycée Descartes. Puis, l’un des deux plonge en piqué et lâche un panier de quatre ou cinq roquettes sur l’enceinte. La déflagration fera 10 morts et 38 blessés.
La réplique de l’armée française est immédiate. Les Shukoi sont détruits à leur retour à Yamoussoukro. En fin de journée, deux hélicoptères Mi-24 et un Mi-8, stationnés au sein du palais résidentielle de la capitale administrative ivoirienne, subissent le même sort. D’autres appareils seront également détruits à Port-Bouët, à la hache. À l’annonce de la destruction de la flotte ivoirienne, des milliers de partisans de Laurent Gbagbo prennent la direction de la résidence du chef de l’État, persuadé que l’on tente alors de le renverser. Les heurts entre la population et l’armée française, qui tirera sur la foule, dureront quatre jours. Des milliers de Français seront évacués.
Manipulation de la France ?
Aujourd’hui, de nombreuses zones d’ombre restent à élucider. Qui a donné l’ordre de tirer ? Un an après les faits, la Direction générale de la sécurité intérieure française (DGSE) avait émis plusieurs scénarios dans une note confidentielle, depuis déclassifiée, que Jeune Afrique a pu consultée. Ceci allaient de la « méprise », à « l’action commanditée par Laurent Gbagbo lui-même, en vue de provoquer une riposte française pour masquer l’échec inéluctable de l’offensive lancée par les Fanci [contre les rebelles] », en passant par une manipulation de certains membres de l’entourage de l’ancien chef de l’État ivoirien.
Ce dernier a toujours nié toute implication, une thèse que partagent les avocats des victimes. Ces derniers défendent une autre hypothèse : celle d’une manipulation de la France, qui aurait fourni de mauvaises coordonnées à la chaîne de commandement ivoirienne ou l’aurait induit en erreur, afin de justifier un éventuel coup d’État. C’est, selon eux, ce qui expliquerait qu’une colonne de l’armée française se serait retrouvée, dans la nuit du 7 novembre, devant la résidence de Gbagbo, officiellement par mégarde. Ou bien ce qui aurait justifié que, brièvement interpellés, les pilotes n’ont finalement jamais été entendus et écroués.
« Des révélations importantes seront bientôt faites »
Très attendu, le procès, qui s’ouvrira le 17 mars 2020 devant la Cour d’assises de Paris – en l’absence des prévenus malgré les mandats d’arrêt émis contre eux -, permettra-t-il d’apporter des réponses, notamment sur le rôle trouble joué par les autorités françaises de l’époque ? « Des révélations importantes seront bientôt faites », assure une source proche de l’enquête.
En février 2016, la juge Sabine Kheris, en charge de l’enquête, avait demandé le renvoi devant la Cour de justice de la République (CJR) de Dominique de Villepin, Michèle Alliot-Marie et Michel Barnier (respectivement ministre de l’Intérieur, de la Défense, et des Affaires étrangères). Ce renvoi avait été refusé. Deux ans plus tard, François Molins, le procureur de Paris (et ex-directeur de cabinet d’Alliot Marie), avait demandé le renvoi en procès d’un des pilotes biélorusse, Yury Sushkin, et des deux officiers ivoiriens, Patrice Ouei et Ange Magloire Ganduillet Attualy, pour les chefs d’assassinats, de tentatives d’assassinats et de destructions de biens.
Dans son réquisitoire, il s’était notamment interrogé sur la passivité « de certaines autorités politiques françaises dans la gestion des interpellations et libérations » des mercenaires. Juste après l’attaque, quinze d’entre eux, russes, bélarusses et ukrainiens, avaient été interpellés par l’armée française à l’aéroport d’Abidjan avant d’être remis aux autorités russes. Puis, dix jours après l’attaque, huit mercenaires bélarusses, arrêtés au Togo, avaient été relâchés sans même avoir été interrogés sur ordre de Paris.