En Gambie, une Commission vérité et réconciliation entend les présumés auteurs et victimes de crimes commis pendant les vingt-deux années de règne de Yahya Jammeh, parti en exil en 2017. À l’occasion des auditions, des militaires ont avoué des actes de torture et des meurtres. Ces témoignages permettent de comprendre le fonctionnement d’un régime fondé sur la terreur et la corruption.
Plus de deux ans après son départ en exil, l’ex-président de la Gambie Yahya Jammeh est revenu au centre de l’actualité de son pays ces derniers mois. Depuis janvier, une Commission vérité, réconciliation et réparations (CVRR) fait l’inventaire des crimes commis pendant ses vingt-deux années de règne.
Lors d’auditions publiques organisées à Banjul et diffusées par les télévisions et réseaux sociaux, des victimes et des bourreaux se succèdent, livrant des détails jusque-là inconnus du grand public. Les Gambiens, tant en Gambie qu’à l’étranger, suivent attentivement ces récits de souffrances et d’aveux.
Yahya Jammeh a pris la tête du pays en 1994, à l’issue d’un coup d’État militaire. Ce lieutenant avait alors 29 ans. En janvier 2017, il est parti en exil, après avoir perdu l’élection présidentielle de fin 2016 au profit d’Adama Barrow. Il vit depuis en Guinée équatoriale.
Très vite après son arrivée au pouvoir, ses opposants, militaires comme civils, ont été la cible de violences. En 2014, l’ONG Amnesty International, parlant de « vingt ans de peur », avait dénoncé des « manœuvres d’intimidation, des actes de harcèlement, des menaces de mort, des arrestations arbitraires, des incarcérations, des actes de torture et d’autres mauvais traitements, ainsi que des disparitions forcées ».
Une partie de ces violations des droits de l’homme a été commise par la redoutable National Intelligence Agency (NIA). Le pays comptant moins de deux millions d’habitants, beaucoup de Gambiens en ont directement ou indirectement souffert.
Les auditions les plus marquantes que la CVRR a menées jusqu’ici sont sans doute celles de ces deux derniers mois : des militaires, qui se sont présentés en uniforme, ont avoué de nombreux meurtres. Plusieurs d’entre eux ont révélé avoir appartenu à un commando informel répondant, selon leurs dires, aux ordres du président Jammeh.
Ces « junglers », l’un de leurs surnoms, ont expliqué comment ils avaient exécuté, en 2005, trente ressortissants ghanéens, sous le prétexte qu’ils préparaient un coup d’État – ils faisaient en réalité partie d’un groupe d’étrangers cherchant à partir pour l’Europe. C’est Yahya Jammeh qui a demandé leur exécution, a déclaré l’un de ces soldats, Omar Jallow.
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Ce dernier a, entre autres, raconté avoir tué, en 2011, sur son lit d’hôpital, Baba Jobe, un ancien homme fort du parti présidentiel, avoir participé à l’assassinat d’un cousin du président, en 2005, et à celui de deux hommes d’affaires américano-gambiens, en 2013.
Yahya Jammeh, qui soupçonnait apparemment ces deux hommes de vouloir le renverser, a donné l’ordre de les « découper en morceaux », a assuré Omar Jallow. D’après lui, les deux victimes ont été décapitées, après avoir été étranglées.
Un de ses frères d’arme, le lieutenant Malick Jatta, a quant à lui confessé avoir participé à l’assassinat de Deyda Hydara, 58 ans, correspondant de l’Agence France-Presse et directeur du journal privé The Point. Cette figure du journalisme, critique envers le pouvoir, avait été tuée par balle, le 16 décembre 2004, à Banjul.
Si Malick Jatta et un de ses complices présumés sont en détention depuis février 2017, les autres accusés, dont un ancien colonel, sont en fuite et font l’objet d’un mandat d’arrêt. Pour expliquer les crimes des junglers dont il faisait partie, le sergent-chef Amadou Badjie a déclaré à la Commission : « Nous étions d’une loyauté aveugle envers Yahya Jammeh. »
Habillé en civil, un général de brigade, Alagie Martin, inspecteur général des forces armées, a de son côté reconnu avoir torturé des détenus, dont des militaires. « Nous frappions les gens quand ils ne voulaient pas nous donner des réponses. Je regrette tout ce qui s’est passé. C’était une situation regrettable. Je présente mes excuses à toutes les familles de victimes », a-t-il assuré.
Il a lui aussi incriminé Yahya Jammeh : « Quand Jammeh vous donne l’ordre de faire quelque chose, vous n’osez pas refuser. » Quelques jours après son audition, ce général, présenté par une victime comme l’un des tortionnaires les plus durs, a été relevé de ses fonctions.
Les auditions des junglers constituent une « victoire de la vérité », estime Fatou Jagne Senghor, directrice, à Dakar, de l’ONG Article 19 : « Elles ont confirmé ce que disaient les organisations de défense des droits de l’homme et que nient les membres du parti de Yahya Jammeh, à savoir qu’on avait affaire à un régime qui a créé des structures illégales et a utilisé des gens encagoulés pour terroriser les populations. Pendant longtemps, personne n’a pu mettre de visage sur ceux qui terrorisaient. »
La CVRR permet aussi de comprendre « comment le régime a été soutenu par des fonctionnaires, qui ont accepté de faire des choses illégales parce qu’ils avaient peur, mais aussi parce qu’ils voulaient conserver leur poste et leurs avantages. Les autorités militaires connaissaient l’existence de ce système de terreur parallèle, mais ont préféré fermer les yeux », ajoute Fatou Jagne Senghor, jointe par téléphone.
« Des arrestations et des détentions arbitraires ont encore lieu »
Si le travail de la CVRR est unanimement salué, il suscite néanmoins des questions. « On a l’impression que les autorités utilisent la Commission comme un tribunal, ce qui n’est pas son rôle », déplore Nana-Jo N’dow, directrice exécutive de l’ONG Aneked (African network against extrajudicial killings and enforced disappearances), qui a un bureau à Banjul.
Elle précise : « C’est bien sûr important de comprendre comment ces violations des droits humains ont pu prendre place, de savoir quels organes ont contribué à la survie de ce régime, quels individus ont joué un rôle. Mais cette Commission ne doit être qu’un mécanisme parmi d’autres de la justice transitionnelle. Les organes judiciaires classiques sont censés travailler en parallèle, mener des enquêtes et des poursuites judiciaires. Or rien n’indique qu’ils sont en train de le faire. »
Le 10 août, la libération, sans poursuites, de quatre junglers a provoqué l’indignation. Le ministre de la justice, Aboubacarr Tambadou, a entre autres justifié cette mesure par le fait qu’ils avaient aidé à établir la vérité en coopérant avec la CVRR. Pourtant, observe Nana-Jo N’dow, leurs récits comportaient beaucoup d’incohérences, amenant même des victimes à porter plainte contre deux d’entre eux pour parjure.
En revanche, un jungler a été arrêté et emprisonné pour avoir refusé de parler devant la CVRR. « Quelques-uns sont poursuivis, d’autres non, sans logique apparente… En libérant ces quatre junglers, quel message envoie-t-on ? Celui de l’impunité. La vérité fait partie des droits des victimes, mais l’État a aussi pour responsabilité de rendre justice à ces victimes », relève Nana-Jo N’dow, dont le père, opposant, a disparu en 2013 – selon deux ex-mercenaires, il a été enlevé au Sénégal et livré à des junglers.
Fin 2018, le ministre de la justice avait laissé entendre que le pays n’était pas prêt pour juger les junglers.
Nana-Jo N’dow craint que les autorités s’arrangent pour que la responsabilité des crimes soit uniquement imputée à l’ex-président et à ceux qui ne sont plus en Gambie.
« Les militaires qui ont témoigné ont tous dit : “Yahya Jammeh a donné des ordres, ce n’est pas ma faute, je n’étais pas au courant, les informations que l’on m’a données étaient fausses, etc.” Aucun ne reconnaît être responsable des actes qu’il a commis. On risque d’assister à une réconciliation forcée, et il reviendra aux victimes de l’accepter, comme au Liberia où il n’y a eu aucune poursuite judiciaire. Il ne faut pas que cela se passe ainsi », dit-elle.
La question des poursuites judiciaires va être l’occasion d’un « important bras de fer », pense aussi Fatou Jagne Senghor, la plupart des présumés bourreaux étant toujours en fonctions au sein de l’appareil étatique et sécuritaire.
« L’enjeu est bien sûr de sécuriser le pays, de permettre que la transition reste pacifique et qu’il y ait réconciliation. Mais pour que tout cela puisse se faire, il ne faut pas qu’on admette l’immunité », insiste-t-elle.
La communauté internationale « qui soutient la Gambie dans sa transition démocratique doit demander des comptes au ministre de la justice (…) et veiller à ce que ses fonds soient utilisés à des fins justes », a déclaré, le 26 août, Aneked.
Autre gros point d’interrogation soulevé par la CRVV : le sort réservé à Fatou Bensouda. L’actuelle procureure de la Cour pénale internationale (CPI) a été ministre de la justice de 1998 à 2000, après avoir été procureure principale. Deux victimes l’ont mise en cause devant la CVRR.
Un homme de 68 ans, Batch Samba Jallow, a ainsi affirmé qu’elle avait été complice des tortures et d’autres violations de ses droits, demandant qu’elle soit entendue par la CVRR. « Elle a fait partie du système, de bout en bout. Elle doit parler », a-t-il dit.
Sainey Faye, 65 ans, soumis à de nombreux sévices au siège de la NIA, a pour sa part déclaré : « C’était le cerveau derrière tout ce que nous avons enduré. »
« Les Gambiens se posent beaucoup de questions au sujet de Fatou Bensouda, confirme Nana-Jo N’dow. Nous, en tant qu’organisation, et moi en tant que personne, avons toujours trouvé suspect qu’elle n’ait jamais voulu se prononcer publiquement au sujet de Yahya Jammeh. On aurait dû se pencher un peu plus sur son cas. Il faut qu’elle comparaisse devant la Commission pour rendre des comptes au peuple gambien. »
Certains acteurs semblent cependant vouloir l’éviter : celui qui guide les audiences de la CVRR, Essa Faal, qui a travaillé avec Fatou Bensouda au sein du bureau du procureur de la CPI, a donné l’impression d’éluder la question et de minimiser le rôle de son ancienne supérieure hiérarchique.
Déjà critiquée dans le passé, Fatou Bensouda, qui a participé comme invitée d’honneur à l’inauguration de la CVRR et a eu des liens professionnels avec l’actuel ministre de la justice, a fait savoir à l’hebdomadaire Jeune Afrique qu’elle n’aurait « aucun problème à se présenter devant la Commission », mais qu’il fallait vérifier « qu’il n’existe aucun obstacle institutionnel à sa participation ».
En attendant d’y voir plus clair sur la suite du processus, les ONG de défense des droits de l’homme demandent que le gouvernement soutienne davantage les victimes reconnues, sans attendre la fin des travaux de la CVRR, prévus pour durer deux ans.
« Certaines victimes ont besoin de soins médicaux urgents, mais nous n’avons constaté aucun progrès pour les aider, si ce n’est la création d’un comité médical [chargé d’évaluer les besoins – ndlr]. Des victimes meurent à cause de la détérioration de leur état de santé », explique Fabakary Jammeh, un juriste.
« Il y a beaucoup de victimes qui souffrent, dépourvues de tout », abonde Fatou Jagne Senghor, laquelle souligne que la brutalité du pouvoir s’est aussi exprimée par des violences sexuelles faites aux femmes, la confiscation de biens, l’organisation de faux procès, etc. Les médias ont payé un lourd tribut avec des cas de disparitions forcées, des détentions arbitraires, la fermeture d’organes de presse.
Faire les comptes de ce sombre passé est d’autant plus important que le présent apparaît problématique : « Les forces de sécurité continuent d’avoir recours à une force excessive pour disperser des manifestations pacifiques », a déclaré en mai Amnesty International.
« Des arrestations et des détentions arbitraires ont encore lieu. Si la Gambie entend remédier aux graves problèmes de droits humains qu’elle connaît depuis de nombreuses années, elle doit accélérer ses réformes et modifier les lois qui restreignent les libertés d’expression et de réunion. »
En juin 2018, des policiers ont tiré sur des manifestants, faisant trois morts et de nombreux blessés. « Une commission d’enquête a recommandé que les auteurs présumés soient traduits en justice, mais ceux-ci ont obtenu une grâce présidentielle », selon l’ONG.