Tous les jours jusqu’à la présidentielle, «Libération» décortique les propositions des candidats. Dans son programme, l’insoumis s‘attaque à l’épineuse question de cette monnaie commune, considérée par ses détracteurs comme le dernier vestige du colonialisme.
Les candidats à l’élection présidentielle le savent. A moins de trois mois du scrutin, le vote des millions de Français d’origine africaine représente un enjeu majeur. Le président Emmanuel Macron a d’ailleurs redoublé d’efforts tout au long de son mandat pour séduire ces électeurs, cherchant tant bien que mal à tourner la page de la «Françafrique», qui empoisonne les relations de Paris avec ses anciennes colonies.
A en croire son programme de 160 pages, L’Avenir en commun, Jean-Luc Mélenchon a bien l’intention de surfer sur cette vague. Dans son long chapitre consacré à l’international, le candidat insoumis propose de «construire une relation avec l’Afrique basée sur la souveraineté des peuples». Il dénonce la politique «pourrie» d’Emmanuel Macron, «resté sourd aux aspirations populaires» en Afrique et dont la «vision affairiste [répond] aux seuls intérêts bornés des oligarchies». Outre le renforcement de l’aide au développement au Sahel et la révision des accords de défense, dont il ne détaille pas les modalités, le député des Bouches-du-Rhône s’attaque à l’épineuse question du franc CFA, considéré par ses détracteurs comme le dernier vestige du colonialisme.
Sous sa nouvelle bannière de « l’Union populaire », le candidat souhaite permettre aux pays africains de la zone franc «d’avoir une monnaie dont ils soient les seuls maîtres et dont ils puissent définir les contours». Cette monnaie commune aux Etats de la zone, appelée «franc des colonies françaises d’Afrique» lors de sa création en 1945 et toujours utilisée par 15 pays africains (huit de l’Afrique de l’Ouest, six de l’Afrique centrale et les Comores), fait l’objet d’un vif débat, en France comme sur le continent. Depuis 1960, l’anagramme CFA a changé de nom pour devenir «Communauté financière africaine» dans l’Afrique de l’Ouest et «Coopération financière pour l’Afrique centrale».
«Réforme historique»
Pourtant, ce que propose Jean-Luc Mélenchon a déjà été initié par… Emmanuel Macron. Le président de la République s’était lui aussi emparé du débat aux côtés de son homologue ivoirien, Alassane Ouattara. En décembre 2019, les deux hommes avaient annoncé, à la surprise générale, une «réforme historique» de cette monnaie. «Ayons le courage d’avancer, de regarder et de bâtir ensemble un partenariat décomplexé. La France n’a rien à cacher, n’a aucun privilège à avoir», avait estimé le chef de l’Etat français. La réforme visait uniquement les pays ouest-africains et non pas ceux de la zone franc en Afrique centrale (Cemac).
Outre le changement du nom de la devise, remplacé par l’Eco, l’accord prévoyait la suppression de l’obligation de centralisation des réserves de change de la Banque centrale des Etats d’Afrique de l’Ouest (BCEAO) sur le compte d’opérations au Trésor français. Paris s’était par ailleurs engagé à ne plus siéger dans les instances de gouvernance de la zone. Deux ans plus tard, la France a tenu ses engagements. Le banquier d’affaires franco-béninois Lionel Zinsou estime ainsi que les pays africains de la zone sont désormais «souverains à 90%» : «Il s’agissait de demandes symboliques mais très répandues au sein de l’opinion publique africaine, en particulier chez les jeunes. La plupart sont plus opposés au franc CFA pour des raisons de souveraineté que pour des raisons techniques.»
Car la question du franc CFA est avant tout politique. On reproche à la France d’entretenir une certaine forme de paternalisme avec l’Afrique. Pour l’économiste togolais Kako Nubukpo, connu pour ses positions critiques sur le franc CFA, cette monnaie peut aussi être perçue comme une «servitude volontaire» des dirigeants africains, leur permettant d’accumuler des richesses hors du continent. Or «chaque pays est libre de quitter la zone franc de manière temporaire (comme l’a fait le Mali) ou définitive (comme la Guinée, la Mauritanie et Madagascar)», indique le site du ministère français des Affaires étrangères. Les Etats ont souverainement décidé de créer ou de rejoindre la zone franc et de s’y maintenir.»
«Tout change pour que rien ne change»
Pour l’économiste togolais, ces changements ne sont que symboliques. Car outre les réformes «encourageantes», le régime de change reste inchangé, avec le maintien de la parité fixe entre l’euro et le franc CFA. Un ancrage qui «offre aux économies une meilleure résistance aux chocs macroéconomiques et permet de maîtriser l’inflation en assurant la stabilité de la devise», selon Paris. Certains économistes estiment au contraire que l’arrimage à l’euro sera une entrave au décollage économique des pays concernés. «En fin de compte, tout change pour que rien ne change. La France pourrait se dire que ce sont des pays souverains, qu’ils savent désormais ce qu’ils font. Et ce n’est pas encore le cas, rétorque Kako Nubukpo. Cette réforme sera un test de sincérité de Paris dans son choix d’abandonner réellement le franc CFA, mais aussi un test de crédibilité pour les Etats ouest-africains dans leur capacité à imaginer une monnaie qui leur soit propre, à créer des emplois…».
Pour rendre les pays membres de la zone franc totalement «maîtres» de leur monnaie, Jean-Luc Mélenchon devra donc réformer un peu plus ce serpent de mer monétaire. «On imagine bien que le candidat n’a pas de réelles passions pour l’avenir du Togo ou du Sénégal. Il s’agit d’un mimétisme de son hostilité à toute monnaie commune, notamment l’euro», conclut Lionel Zinsou.