Acquitté par la Cour pénale internationale (CPI), l’ancien président ivoirien Laurent Gbagbo rentre ce jeudi 17 juin dans son pays. Il a passé près de huit ans en détention provisoire à La Haye et deux ans en résidence surveillée à Bruxelles. Son retour est très attendu par une partie des Ivoiriens et constitue un événement politique majeur pour la Côte d’Ivoire, même s’il est redouté par les partisans du président Alassane Ouattara. Il marque aussi l’échec de la politique de l’administration Sarkozy qui, il y a dix ans, avait manœuvré pour écarter Laurent Gbagbo.
La situation a quelque chose d’ironique : alors que Nicolas Sarkozy voulait que tout le monde l’oublie, Laurent Gbagbo, 76 ans, a au contraire gagné en notoriété. « En prison, sa popularité ne peut que grandir », soulignait pourtant en 2016 Amara Essy, ministre des affaires étrangères sous Félix Houphouët-Boigny.
Le retour de Laurent Gbagbo montre « les limites de la volonté de puissances extérieures à imposer leur lecture du bien, du bon et du juste en Côte d’Ivoire », analyse Franck Hermann Ekra, ancien conseiller principal adjoint à la Commission dialogue vérité réconciliation en Côte d’Ivoire et cadre du PDCI-RDA, l’un des principaux partis d’opposition et ex-allié du parti d’Alassane Ouattara.
En 2010, Nicolas Sarkozy s’était employé à faire passer son propre récit des événements en Côte d’Ivoire pour la vérité absolue. Il ne voulait pas que Laurent Gbagbo, socialiste, reste président à l’issue de l’élection de novembre 2010, lui préférant son ami Alassane Ouattara, un libéral comme lui. Son storytelling faisait d’Alassane Ouattara le gagnant incontesté du scrutin, méprisant le Conseil constitutionnel ivoirien qui avait déclaré Laurent Gbagbo élu.
Présenté comme un criminel usurpant le pouvoir
Pour imposer sa vision, l’administration Sarkozy avait, avec les États-Unis, contraint le président de la commission électorale à livrer des résultats électoraux douteux et dans des conditions illégales. Puis elle avait fait pression sur le patron de l’ONU en Côte d’Ivoire afin qu’il prenne parti pour le candidat Ouattara, en violation de son mandat. Dans la bouche de l’administration française, Laurent Gbagbo était présenté comme un criminel usurpant le pouvoir et utilisant les forces de sécurité pour attaquer des opposants.
Mais cette version des faits, reprise par le procureur de la CPI, a été mise à mal par les juges qui l’ont qualifiée de « récit caricatural et déséquilibré ». Pour le président du tribunal, Cuno Tarfusser, Laurent Gbagbo préconisait une politique visant « un affranchissement progressif de Paris » tandis qu’Alassane Ouattara « voulait préserver le statu quo », a-t-il récemment expliqué à une radio italienne.
En 2010, les responsables français avaient en outre multiplié les opérations de déstabilisation, utilisant les institutions de la zone franc pour empêcher l’État ivoirien d’accéder à son compte logé à la Banque centrale des États d’Afrique de l’Ouest et bloquer ses transactions internationales. Ils ont aussi poussé les banques françaises opérant en Côte d’Ivoire à suspendre leurs activités. Toutefois, cette asphyxie financière n’a pas provoqué, comme ils l’escomptaient, de soulèvement populaire contre Laurent Gbagbo.
Nicolas Sarkozy et son administration sont donc passés à la vitesse supérieure et ont décidé d’utiliser la force armée pour écraser leur adversaire. Le 7 avril 2011, l’ambassadeur de France à Abidjan, Jean-Marc Simon, déclarait : « Monsieur Laurent Gbagbo n’existe plus. Monsieur Laurent Gbagbo est enfermé dans sa cave. » Des hélicoptères français projetaient alors depuis trois jours des missiles sur la résidence officielle du chef de l’État de Côte d’Ivoire, où se trouvaient Laurent Gbagbo et des dizaines de civils, dont des femmes et des enfants.
Le 11 avril, l’armée française, par ailleurs engagée dans une opération secrète d’appui à la rébellion pro-Ouattara des Forces nouvelles, a défoncé le mur de la résidence à coups d’obus et organisé, sans base légale, l’arrestation du président ivoirien, pendant que le Quai d’Orsay et le procureur de la CPI cherchaient à le faire inculper et transférer à La Haye – sans enquête préalable.
L’image de la France ternie
La politique de Nicolas Sarkozy à l’époque pourrait être considérée comme bénéfique pour la France : depuis 2011, elle a renforcé sa présence en Côte d’Ivoire politiquement, militairement et économiquement. La relation entre pouvoirs ivoirien et français est étroite, comme en témoignent les visites récentes à Abidjan des ministres Bruno Le Maire, Franck Riester et Jean-Yves Le Drian.
Nicolas Sarkozy en a tiré aussi profit personnellement puisqu’il fait, depuis 2012, de bonnes affaires en Côte d’Ivoire, tout comme plusieurs de ses anciens ministres. Il s’y rend souvent, notamment pour le groupe Accor dont il est administrateur.
Mais son acharnement, tout en contribuant à diviser la Côte d’Ivoire, à alimenter une crise qui a fait des milliers de morts et à figer la scène politique ivoirienne, a considérablement terni l’image de la France auprès d’une partie de l’opinion africaine, déjà choquée par l’interventionnisme de Jacques Chirac dans les années 2000.
Franck Hermann Ekra se souvient : « Moins d’un an après le transfèrement de Laurent Gbagbo à La Haye, l’ambassadeur d’un pays membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU m’avait affirmé : “Vous et moi, nous savons qu’il ne reviendra jamais ici, mais à Yopougon, ils l’attendent”. » Yopougon est une commune d’Abidjan réputée favorable au Front populaire ivoirien, le parti de Laurent Gbagbo.
Au bout du compte, le plan de l’administration Sarkozy a échoué, estime Franck Hermann Ekra : « Aujourd’hui, non seulement Laurent Gbagbo revient, mais son fils Michel, devenu député de Yopougon, s’apprête à l’accueillir. Cela montre l’échec des acteurs internationaux à contrôler l’agenda judiciaire et la fabrique de l’opinion. Un proverbe de nos contrées nous enseigne que l’on n’arrête pas les vagues de la mer avec ses bras… »
L’ancien chef de l’État revient innocenté, son acquittement ayant été prononcé en première instance et confirmé en appel. Désormais, aux yeux de certains, dont le journaliste Théophile Kouamouo, Laurent Gbagbo « incarne, par la force des choses, le combat contre l’impérialisme occidental en Afrique subsaharienne francophone ». Son retour est d’ailleurs attendu sur le continent « par des responsables politiques de haut niveau qui espèrent pouvoir reconstruire avec lui une gauche africaine forte. C’est en tout cas l’un de ses objectifs », confie son ami et ancien cadre du Parti socialiste français Guy Labertit.
Jusqu’à présent, Paris n’a fait aucun commentaire sur ce retournement de situation. Laurent Gbagbo n’a, pour sa part, pas donné suite aux demandes d’interview formulées par des médias français – dont la plupart ont adhéré au narratif officiel de 2010 et 2011. Il ne veut s’exprimer qu’une fois revenu en Côte d’Ivoire et en s’adressant à ses concitoyens. Son porte-parole, Justin Katinan Koné, a répété qu’il revenait pour œuvrer « à la réconciliation ». Alassane Ouattara, qui a fait traîner le dossier de cette fin d’exil, a accepté que le pavillon présidentiel de l’aéroport d’Abidjan serve à son accueil.