ENQUÊTE | PS, sept ans de trahisons (2/6). Depuis 2012, le Parti socialiste ne cesse de se désintégrer, miné par les haines internes. Dans ce deuxième volet, nos journalistes Gérard Davet et Fabrice Lhomme évoquent le destin contrarié de toute une génération.
Quel gâchis ! Individuel et collectif. François Hollande nous le confie, en décembre 2018 : « On va vers la médiocrité. Après moi, il devait y avoir une génération… Hamon, El Khomri… Ils devraient être au pouvoir. »
Au XVIIe siècle, on narrait les aventures des « Enfants perdus », ces jeunes soldats de l’infanterie légère envoyés aux avant-postes. Cette génération, aujourd’hui, c’est celle des Montebourg, Filippetti, Pellerin, Hamon, Vallaud-Belkacem, Batho, Peillon… Des quadras et quinquas ratiboisés, reconvertis pour certains dans la politique, mais à l’échelon local, plus souvent dans l’enseignement ou le business. Triste monstre que ce Parti socialiste à l’appétit d’ogre, au point de dévorer ses plus prometteurs rejetons, dilués par le pouvoir, engloutis par leurs propres carences, otages de leurs ambitions démesurées, piégés par leur fantasme du « Grand Soir » de la gauche. Et si, comme le pense Hollande, c’étaient eux, finalement, qui avaient trahi la gauche ? « En politique, il n’y a pas de traîtres, il n’y a que des perdants », jugeait le romancier André Thérive. Mais l’un n’empêche pas l’autre.
Tout commence avec Delphine Batho, la râleuse, l’entêtée. Raide comme la justice, où, justement, elle se trouve projetée, en 2012, comme ministre déléguée dans le premier gouvernement Ayrault. Evidemment, cela se passe mal avec l’ingérable Christiane Taubira, sa ministre de tutelle – qui n’a pas souhaité nous répondre pour cette enquête. Batho connaît la matière, mieux que sa patronne en tout cas. Elle est aussi pétrie de certitudes – un peu trop, selon ses détracteurs. Elle se remémore cette réunion, au tout début du quinquennat : « Des gens sortis de nulle part viennent nous donner des ordres. A cette réunion, il y avait la conseillère justice de Matignon. Je suis ministre déléguée, je prends le programme, je dis : “On va faire ça…” Et la nana me dit : “Non, on ne le fera pas !” Et ça n’a pas été fait. La technocratie prenait le pas sur la politique. » Et l’éphémère ministre d’ajouter : « Taubira ne connaissait personne, elle ne connaissait pas la justice. J’allais trop vite, elle voulait prendre le temps. »
« Vingt-cinq à trente ministres laissaient leur intelligence au vestiaire et répétaient ce que leur administration centrale leur proposait de dire », observe Hamon
Au lendemain des élections législatives, le 21 juin 2012, voilà Batho déjà « recyclée »… à l’écologie. Le début de ses vrais ennuis. Au gouvernement, son collègue Benoît Hamon s’occupe d’économie solidaire. Il se souvient de ce premier séminaire gouvernemental, convoqué par le premier ministre Ayrault, le 1er octobre 2012 : « Vingt-cinq à trente ministres laissaient leur intelligence au vestiaire et répétaient ce que leur administration centrale leur proposait de dire, observe Hamon, en écho à Batho. Les ministres étaient tellement contents d’être là qu’ils étaient les récitants jusqu’à l’absurde de textes qui ne correspondaient pas à ce qu’ils pensaient, si tant est que certains pensaient quelque chose. » Hamon chasse alors une pensée fugitive : « On déconne complètement. » Et veut encore croire en de meilleurs lendemains socialistes.
Peillon et la dépénalisation du cannabis
Les erreurs s’accumulent, pourtant. Le 15 octobre 2012, sur France Inter, Vincent Peillon, ministre de l’éducation nationale, se prononce pour la dépénalisation du cannabis. Quitte à mettre en porte-à-faux son premier ministre, alors en déplacement à Nantes pour parler d’Airbus et de politique industrielle. « Il y a des gens qui avaient oublié qu’on était au gouvernement, qui pensaient que l’on était au bureau national du Parti socialiste, ironise Ayrault. Peillon a pris ça comme une conversation. Il faut maîtriser sa parole. J’ai été obligé de faire une mise au point à Nantes et mon déplacement a été totalement pollué. »
Pis, Peillon impose une réforme des rythmes scolaires largement improvisée. En tout cas, non négociée. Discussion serrée à Matignon avec le premier ministre, qui restitue aujourd’hui l’échange :
« Vincent, il y a un problème.
– Lequel ? demande Peillon.
– Il faut une concertation, c’est très lourd comme conséquences…
– Je l’ai faite, la concertation !
– Comment ça, tu l’as faite ?
– Eh bien, pendant la campagne, j’ai présenté aux partenaires ce qu’on allait faire.
– Ce n’est pas du tout la même chose, là, on est au pouvoir ! On recommence tout à zéro ! »
« Ayrault était un premier ministre calamiteux, il faut quand même le dire, c’était à pleurer ! », attaque Ségolène Royal
Le pouvoir, Ségolène Royal en était éloignée, à l’époque. Sept ans plus tard, elle attaque : « Ayrault était un premier ministre calamiteux, il faut quand même le dire, c’était à pleurer ! » De Peillon, elle dit : « Il a mis un bazar dans l’éducation nationale… Pour rien ! Qu’est-ce qu’on s’en fiche de ce que font les enfants en dehors de la classe ? Jamais je n’aurais fait ça ! »
En liberté, les ministres se jaugent du coin de l’œil. La fameuse « solidarité gouvernementale » ? Une vaste blague. Manuel Valls, alors place Beauvau, n’a jamais pu supporter son collègue de la rue de Grenelle. « Peillon n’a qu’une obsession, c’est être le Jules Ferry de ce début de siècle. Il rate le truc totalement, il se plante sur les rythmes scolaires », affirme-t-il aujourd’hui.
Batho et la contestation du budget
Les semaines défilent, les couacs aussi, et Batho fait encore des siennes. A l’été 2013, elle proteste publiquement contre le budget gouvernemental. « Il n’y avait aucune dimension de calcul, assure-t-elle. C’était le bras de fer. Ils décident de mettre fin à mes fonctions en moins de trois heures. Aujourd’hui, je m’en fous. Si c’était à refaire, je le referais. » Hollande n’a pas voulu barguigner. Dans sa tête, en parfait président-comptable, contester le budget, c’est un casus belli, presque un sacrilège. Batho est écartée le 2 juillet 2013. La première des « enfants perdus » de la rue de Solférino, siège historique du parti à Paris.
« A un moment, il faut avoir de la force, nous confiait Hollande quelques jours plus tard*. Sinon, les autres avancent sans arrêt, ils ne vous respectent pas. Parce que, finalement, ce qui s’est engagé dans les premiers mois de la présidence, c’est un irrespect : irrespect du résultat, irrespect du premier ministre, irrespect de la personne du président. Beaucoup d’irrespect. » Et voilà que Valls lui-même fait des siennes… L’ambitieux ministre de l’intérieur montre ses muscles en déclarant, le 24 septembre 2013, que « les Roms ont vocation à revenir en Roumanie ou en Bulgarie », provoquant l’ire publique de Cécile Duflot, ministre du logement. Ça tire dans tous les sens, et le shérif Hollande semble avoir déserté la ville.
Valls, écœuré par l’hypocrisie de certains de ses camarades socialistes, livre sa version d’une rencontre avec Martine Aubry (qui n’a pas souhaité répondre au Monde), à Lille : « Je ne vous dis pas ce qu’elle racontait sur les Roms ! Je ne vous dis pas les mots qu’elle utilisait : “Non mais, faut les barrer, c’est pas possible, on ne peut pas continuer comme ça…” A l’emporte-pièce. C’est son côté elle parle directement… »
L’affaire Leonarda
Le pire est à venir. L’affaire Leonarda, du prénom de cette jeune fille rom expulsée le 9 octobre 2013 vers le Kosovo. Scandale. Le gouvernement aux abois décide de faire revenir la famille dans l’Hexagone. Hors de question pour le ministre de l’intérieur. « Hollande m’appelle », raconte Ayrault, qui n’a rien oublié de leur échange ce jour-là :
« On a un problème, Valls veut démissionner si on fait revenir la famille.
– Tu ne vas quand même pas céder à Valls ?, répond Ayrault.
– Mais il menace de démissionner !
– On ne démissionne pas comme ça. C’est quand même toi, le patron, dis-lui ! »
Valls est sommé d’interrompre son voyage aux Antilles. « Hollande est devant un choix, révèle-t-il. Je lui ai dit que je partais : “Tu feras sans moi.” Ça voulait tout dire… Hollande ne veut pas virer son ministre de l’intérieur, mais ne veut pas désavouer son premier ministre. Si le ministre de l’intérieur parle, c’est désavouer le premier ministre ; si le premier ministre parle, c’est désavouer le ministre de l’intérieur. Donc, conclusion, il parle. Sauf que je n’imaginais pas ce qu’il allait faire, que Leonarda était en direct sur BFM… »
Valls doit avaler un compromis très « hollandais ». Le président de la République en personne propose à l’adolescente de 15 ans de revenir en France, lors d’une intervention télévisée improvisée. Et catastrophique : filmée en duplex, la gamine refuse illico ! En termes de communication comme de gestion politique, c’est un désastre. « La bêtise, il la fait, commente le plus vieux conseiller de Hollande, Stéphane Le Foll. Et après il vient me voir pour me dire : “Je ne suis protégé par personne.” Je lui dis : “Mais attends, c’est toi qui as été élu !” »
Irresponsables et ingrats
Confronté à l’irrévérence de tous ou presque, Hollande doit aussi composer avec ses insuffisances – et suffisances – personnelles. Un mélange mortel. « On est laissés livrés à nous-mêmes, se souvient Aurélie Filippetti, alors à la culture. On a l’impression que Hollande utilise ses ministres mais ne les soutient pas. » Il pourrait facilement renvoyer le compliment…
Les Français ne sont pas dupes de cette triste pantomime politique. L’impopularité de l’exécutif devient exponentielle. « Je pense que ceux qui étaient là étaient plus intéressés par la conquête du pouvoir que par l’exercice du pouvoir, estime Ségolène Royal. Il y avait une sorte d’accomplissement. »
« Ceux à qui Hollande a donné des responsabilités, alors qu’ils n’en avaient pas encore exercées, et à qui il a marqué de la confiance et de l’affection, ceux-là ne sont pas ceux qui l’ont le mieux servi », euphémise Marisol Touraine
Irresponsables, donc. Et ingrats, avec ça. « Ceux à qui Hollande a donné des responsabilités, alors qu’ils n’en avaient pas encore exercées, et à qui il a marqué de la confiance et de l’affection, ceux-là ne sont pas ceux qui l’ont le mieux servi », euphémise Marisol Touraine. Car si, à l’image de la ministre de la santé, le président peut compter sur quelques soldats prêts à aller au feu, d’autres se font porter pâles, au risque d’en payer le prix plus tard. Ainsi, selon Marisol Touraine, « Najat Vallaud-Belkacem a fait tout ce qu’il fallait pour que personne n’ait envie de la soutenir » quand il s’est agi de conquérir le PS en 2018. En clair, les « hollandais » reprochent à « NVB » – qui, elle non plus, n’a pas souhaité s’exprimer – d’avoir un peu trop rasé les murs quand les balles sifflaient. François Rebsamen, ex-ministre du travail : « Je ne veux pas être méchant, alors je ne dis rien sur Najat. » Mais, comme ça le démange, il ajoute à son propos : « C’est rien… Pour se cacher, elle s’est cachée. »
Montebourg, Hamon et Valls…
Ce qui n’est pas vraiment le cas d’Arnaud Montebourg, ni de Benoît Hamon. Eux veulent prendre le pouvoir, par l’intermédiaire de Valls, dont ils sont pourtant politiquement aux antipodes. Il faut voir Valls singer, intonation de la voix comprise, le ministre du redressement productif venu, début 2014, lui exposer son plan stratégique. Le trublion Montebourg affuble le président d’un surnom, « Pépère », révélateur de l’estime qu’il lui porte.
Valls : « Il me dit : “Mon cher Manuel, nous allons mettre Pépère sur l’étagère, nous allons gouverner le pays tous les deux, et on s’affrontera à la primaire !” Très bien… » Nous aurions volontiers donné la parole à Arnaud Montebourg, mais il a décliné, par SMS, avec cette afféterie dont il se départ rarement : « Vous souffrirez que je ne donne pas suite à votre demande. » « C’est un illuminé », tranche l’ex-ministre de l’agriculture, Stéphane Le Foll.
« Ma nana m’avait dit : “Je ne sens pas du tout ce Manuel Valls”, raconte Hamon. Si la gauche était restée libérale et humaniste… Mais elle a cessé d’être humaniste avec Valls »
Hamon, lui, entend démonter la thèse de la conspiration destinée à renverser le pâlichon Ayrault. « Cette histoire de complot est une fable absolue ! s’agace-t-il quand nous l’évoquons devant lui. La seule fois où on s’est parlé, Valls, Montebourg et moi-même, c’était chez moi, avant la primaire de 2012, on a dîné ensemble à la maison. » Il en profite pour régler son compte à l’ancien ministre de l’intérieur : « Ma nana m’avait dit : “Je ne sens pas du tout ce Manuel Valls.” Si la gauche était restée libérale et humaniste… Mais elle a cessé d’être humaniste avec Valls. »
Fin 2013, Ayrault peut en tout cas nourrir de sérieuses inquiétudes. La future « génération perdue » l’a dans le collimateur. Hollande, de son côté, consulte à tout va. A l’Elysée, il reçoit Hamon, qui flingue son premier ministre. « Jean-Marc, ça n’avance pas, ça ne fonctionne pas », lâche Hamon au chef de l’Etat. Il l’assume aujourd’hui : « Ça devenait petit, médiocre. Il fallait opérer un tournant à gauche. Je lui dis que le seul nom que je vois, c’est Aubry. Il ne me répond même pas sur ce nom, rien. » A Bercy, Montebourg mange du Ayrault à toute heure : « C’était son sujet, confirme Hamon, il démonte Ayrault jour et nuit. » « Mais, insiste-t-il, Valls ne nous propose aucun deal. »
Déroute aux municipales
Les événements se précipitent quelques mois plus tard, quand le PS perd largement les élections municipales. Montebourg demande alors à Hamon de ne pas opposer son veto à une éventuelle nomination de Valls à la tête du gouvernement. Le 27 mars 2014, la drôle d’alliance se noue dans une voiture ministérielle, en partance pour Conflans-Sainte-Honorine, le fief de Michel Rocard, dans les Yvelines. Valls et Hamon topent là, sur la banquette arrière. Hamon reçoit une belle récompense : l’éducation nationale. « Ils me font la proposition que je ne peux pas refuser, avoue-t-il. Et c’est une connerie. Je le reconnais. Je n’aurais jamais dû accepter d’être ministre de l’éducation. Je crois, comme un con, que je vais pouvoir infléchir… C’est l’hubris grecque. Et je dis oui. J’ai commencé à faire des insomnies de ce jour-là. »
Tous les « félons » s’y mettent, de concert, pour obtenir la tête d’Ayrault. François Rebsamen, alors sénateur et maire de Dijon, tente de contenir la meute. A l’en croire, le ministre de la défense, Jean-Yves Le Drian (qui n’a pas répondu aux sollicitations du Monde), est au premier rang des intrigants : « Le Drian nous disait : “On ne peut plus tenir avec Ayrault ; Valls, au moins, il a de la poigne.” Je dis à François Hollande : “OK, il n’est pas brillant, quand il parle, on ne sait jamais quand ça se termine, mais tu l’as mis, assume-le !” A minuit, le soir des municipales, quand on perd Toulouse, j’ai su que c’était fini. Comme d’habitude, Hollande n’a pas eu le courage de lui dire directement. »
« Il n’y a pas eu de putsch, veut croire Filippetti. La réalité, c’est qu’Ayrault était en burn-out. Il n’a jamais été un premier ministre efficace, il était dépassé »
C’est donc terminé pour Ayrault à Matignon. « Valls allié avec Montebourg et Hamon, c’est un putsch pour renverser Ayrault et virer Peillon, comme moi, pense Pierre Moscovici, l’un des ministres appelés à prendre la porte. Ayrault a été complètement stupide car il aurait dû s’associer avec nous. » Le loyal Ayrault, plombé par son… faible poids politique, sa transparence aussi, a surtout été victime d’un homicide politique avec préméditation. « Il n’y a pas eu de putsch, veut pourtant croire Aurélie Filippetti. La réalité, c’est qu’Ayrault était en burn-out. Il n’a jamais été un premier ministre efficace, il était dépassé. Matignon, c’était une catastrophe. On était obligés d’aller à l’Elysée, car Ayrault ne prenait pas une décision. »
L’ex-maire de Nantes se rend le 31 mars 2014 à l’Elysée, à la demande d’un président légèrement penaud. Il sait que Valls va être nommé à sa place, même si Hollande, une nouvelle fois, n’est pas très clair. « J’ai dit à Hollande, à deux reprises : “Tu prends un risque, pour toi mais aussi pour le pays”, se souvient Ayrault. L’attelage qui a obtenu ma tête, pour moi, c’est un mystère. C’est une forme de complot. Le mystère, c’est aussi pourquoi Hollande, qui est intelligent, a laissé faire. » Le président est embarrassé. Il n’a jamais su comment gérer ces situations, frontalement, clairement. « Il n’est pas à l’aise, il ne dit pas les choses en face, opine Ayrault. Il ne me remercie pas à ce moment-là. Il va m’envoyer une lettre manuscrite, qui me sera remise juste avant la passation de pouvoir avec Valls. »
Valls à Matignon
Consécration ultime, ce dernier a obtenu Matignon. Mais avec Hamon à l’éducation nationale et surtout l’électron libre Montebourg à l’économie, il s’attend à des étincelles. Jean-Pierre Jouyet, lui-même alerté par Macron lorsque ce dernier a quitté l’Elysée et son poste de secrétaire général adjoint, en juillet 2014, avait pourtant prévenu Hollande. « Macron, raconte l’ex-secrétaire général de l’Elysée, quand il est parti, m’a dit : “Montebourg va vous taper sur la gueule. Ça va aller en s’accélérant…” » Et même encore plus vite que Macron ne le pensait.
« Arnaud, à Frangy, il n’est pas bourré du tout, témoigne Hamon. Ce n’est pas la “cuvée du redressement” qui nous fait sortir, c’est ce qu’on raconte dans le discours »
La fête de Frangy-en-Bresse (Saône-et-Loire), le 24 août 2014. Un Montebourg en bras de chemise, ivre de sa nouvelle notoriété, annonce avoir mis en bouteilles sa « cuvée du redressement » en réclamant une inflexion de la politique économique. Une pure provocation. Benoît Hamon, moins fanfaron, est à ses côtés. Atterrement à l’Elysée comme à Matignon. « Arnaud, à Frangy, il n’est pas bourré du tout, témoigne Hamon. Ce n’est pas la “cuvée du redressement” qui nous fait sortir, c’est ce qu’on raconte dans le discours. C’était un acte d’émancipation, qui signait forcément notre départ du gouvernement. On n’a jamais fomenté… »
Hollande n’a plus le choix, il va devoir « clarifier », ce qui n’est pas exactement son point fort. Mais ces chamailleries permanentes font des ravages dans l’opinion, qui réclame un peu moins d’enfantillages et, surtout, davantage de cohérence sur le fond. Valls, lui, veut faire place nette. Il faut sévir, stopper l’hémorragie politique. Et en profiter pour purger les « déviationnistes ». L’histrion Montebourg va être débarqué. « Arnaud me dit : “Mets-toi à l’abri, ça va souffler fort”, se souvient Filippetti. Il est dépassé par sa propre parole, ça lui ressemble. » Hamon veut également partir. « Le lundi après Frangy, raconte-t-il, je suis reçu à Matignon, le premier, à 10 heures. Valls me demande de rester. » Mais la discussion tourne court.
« Ce n’est pas pareil, toi et Montebourg…, dit Valls.
– C’est gentil, je te confirmerai ma décision, mais je ne peux pas rester dans ces conditions, ce serait me dédire. »
« Il n’y a rien qui les cimente »
D’après l’actuel patron du PS, Olivier Faure, alors simple député, il y aurait comme une réécriture de l’histoire : « Hamon fait le choix de partir car il a peur que Montebourg lui pique son courant ! On est chez les fous ! » De son côté, Moscovici pense que « Valls les vire sur un prétexte, la connerie de la “cuvée du président” [“cuvée du redressement”]. Il avait décidé de les liquider ».
François Hollande, à cette époque, nous confie ne pas comprendre cette « espèce d’égocentrisme, de narcissisme, où l’intérêt général est perdu de vue ». Il fustige surtout Montebourg : « De l’irresponsabilité ! Il gouverne la France et il envoie sa “cuvée” ? » Valls acquiesce : « Hollande en veut beaucoup à toute cette classe d’âge, de ne pas être à la hauteur de la tâche qu’on leur confie. » De fait, le gouvernement, déjà privé des écologistes, n’a plus de flanc gauche. Au passage, toute une génération est passée à la trappe. Il n’a pas fallu plus de deux ans pour ruiner une trajectoire collective.
« Ce sont des petits, qui ont joué petit, dans le petit jeu de Hollande au PS, tance Jean-Marie Le Guen. Les enfants gâtés du PS, des apparatchiks, ont toujours vécu comme des moules accrochées à leur rocher »
« Je suis consterné de leur absence de responsabilité, tance l’ancien ministre vallsiste Jean-Marie Le Guen. Ce sont des petits, qui ont joué petit, dans le petit jeu de Hollande au PS. Les enfants gâtés du PS, des apparatchiks, ont toujours vécu comme des moules accrochées à leur rocher. » Plus diplomate, Jean-Christophe Cambadélis, à la tête du parti entre 2014 et 2017, préfère parler d’une « génération ballottée par les événements ».
Comme pour acter le « recentrage » politique de l’exécutif, Emmanuel Macron est nommé à l’économie le 26 août 2014, et l’on mesure mieux, aujourd’hui, à quel point les événements de l’époque, les inconséquences de certains, les appétits des autres, ont généré son destin présidentiel. « Tout est gaspillé en moins de deux ans, conclut Valls. Peillon, Hamon, Filippetti, Moscovici dehors… Il y a une génération gâtée. Mosco, il se regarde dans un miroir. Hamon, c’est le seul ministre de l’éducation qui n’ait pas fait une rentrée scolaire ! Vous ne démissionnez pas quand vous êtes au gouvernement parce que l’autre dingue fait la “cuvée du redressement”… Mais il n’y a rien qui les cimente. »
« Des erreurs de casting »
Constat amer. Partagé par une « ancienne », Ségolène Royal. « Ils n’ont pas été managés. Les gens ne savent pas “être” ministres, relève-t-elle. Najat Vallaud-Belkacem qui déboule dans un ministère, elle n’a jamais dirigé un staff de sa vie ! Najat a une responsabilité trop lourde par rapport à sa compétence. Bombardée sans aucune expérience à la tête de l’éducation, ce n’est pas possible, ce n’est pas sérieux ! » Surtout, Vallaud-Belkacem a commis un crime de lèse-majesté, d’après « Ségo » : « Elle ne m’a même pas appelée pour demander conseil. Le nombre de bêtises qu’elle a faites… Ce sont des erreurs de casting. Ils auraient pu être meilleurs, on aurait pu leur éviter des fautes. Ça fait partie de la désinvolture… »
« Hollande a manqué de fermeté et les a laissés aller vers leurs propres dérives, estime Moscovici. Montebourg est un personnage qu’on a beaucoup trop laissé grandir »
Les plus expérimentés se souviennent du management à la mode Jospin, entre 1997 et 2002. En ce temps-là, il ne fallait pas moufter. « Jospin était un excellent chef d’équipe, selon Moscovici, ministre sous Jospin comme sous Hollande. Il faisait du team building, le système n’était pas fait pour bloquer, on ne racontait pas à papa quand on allait faire pipi. Il y avait autorité et responsabilité en même temps. Hollande a manqué de fermeté et les a laissés aller vers leurs propres dérives. Montebourg est un personnage qu’on a beaucoup trop laissé grandir. »
Bernard Poignant, alors conseiller spécial de Hollande, les a observés se chamailler durant le quinquennat. Avaient-ils le niveau, finalement ? « Non, décrète-t-il. Montebourg confond la ruche et l’Elysée. Ce n’est pas parce qu’on s’occupe des abeilles que l’on peut être reine ! », balance-t-il à propos de l’ancien ministre reconverti dans la production de miel. Le Foll renchérit : « Le pire, avec Montebourg, c’est qu’il y croit ! » Conseiller de l’ombre de Hollande, Julien Dray parle, lui, d’une génération « pressée » : « Ils ont toujours tout eu, et ils n’ont pas été au rendez-vous. On leur a donné une chance extraordinaire d’être ministres », note-t-il, comme pour rappeler sa frustration de ne l’avoir jamais été.
« Et l’autre génération ? »
Tous ces grands disparus de la politique plaident toutefois les circonstances atténuantes. Hamon, qui après son départ du PS, en juillet 2017, a créé un mouvement baptisé… Génération.s, s’agace : « Et l’autre génération ? Les Hollande, Royal, Fabius, Aubry, DSK… Une équipe de scouts extrêmement solidaires ? C’est une blague ou quoi ? ! » Avant d’ajouter : « Quand ils ont été ensemble, il y avait un boss nommé Jospin et un cap social. »
« Ces deux générations, de Najat à Peillon, on ne sortait pas de nulle part, plaide Filippetti. Je ne vois pas en quoi on n’aurait pas été à la hauteur de notre responsabilité »
Les « enfants perdus » auraient trahi leur camp, ignoré le sens de l’Etat ? « Tapis rouge pour les énarques, les grands corps… C’est une trahison, ça aussi », s’insurge Filippetti, en référence à l’intronisation de Macron dans l’équipe gouvernementale. « Ces deux générations, de Najat à Peillon, on ne sortait pas de nulle part, plaide-t-elle encore. Je ne vois pas en quoi on n’aurait pas été à la hauteur de notre responsabilité. » Ils disent surtout être restés fidèles à leurs convictions, eux.
C’est Ayrault, le grand brûlé, qui a le dernier mot. « Si je pouvais raconter des méchancetés sur Ségolène Royal, je le ferais… », commence-t-il. D’ailleurs, il le fait, finalement : « Ségolène Royal a été candidate pour être secrétaire générale des Nations unies, quand j’étais ministre des affaires étrangères [février 2016-mai 2017]. C’est un conflit d’intérêts impossible. » Il s’en ouvre alors au chef de l’Etat : « Un représentant d’un pays membre du Conseil de sécurité ne peut pas être secrétaire général, ce n’est pas écrit, mais… » Il a droit à cette réponse, si « hollandaise » : « Tu devrais lui dire… » Il faudra à Ayrault pas mal d’énergie pour débrancher Royal. « Et maintenant elle négocie une place avec Macron, c’est lamentable, s’attriste l’ancien premier ministre. On parlait des comportements humains, c’est navrant ! » Après tout, peut-être n’était-ce pas qu’une affaire de génération.