L’ex-mannequin de 38 ans s’est construit un empire médiatique en commençant par écrire un blog people. Son histoire, son argent et son influence, dans un pays conservateur et patriarcal, lui attirent de nombreuses critiques.
Enfant, Linda Ikeji ignorait ce qu’elle voulait faire plus tard de sa vie, mais elle était certaine d’une chose : elle ne ferait pas « comme les autres ». Ces autres, ce sont ces dizaines de millions de jeunes Nigérians destinés à une vie dans la pauvreté.
Dans un pays africain souvent tourné vers l’Amérique, cette ambition, transmise à travers des romans d’aventure lus dans sa jeunesse, caractérise tout ce rêve américain à la sauce nigériane. Celui d’une jeune adolescente issue d’un quartier modeste de Lagos prête à enfoncer n’importe quelle porte, jusqu’à devenir la plus riche blogueuse du Nigeria.
« Au travers de mes lectures, j’ai compris qu’il existait une vie dans laquelle il était possible de manger quand on le veut, comme on le veut ; voyager à travers le monde, conduire de belles voitures, une vie où on n’avait pas à partager les toilettes avec dix personnes, où il y avait constamment de l’électricité. Je savais qu’il y avait une vie meilleure pour moi que celle que j’avais », confie-t-elle en recevant Le Monde dans sa chic résidence de Banana Island [une île artificielle au large de Lagos], considéré comme l’un des plus riches quartiers du Nigeria, où elle habite avec ses parents et certains de ses frères et sœurs.
L’occasion pour elle de révéler un secret de famille pas si bien gardé. A 17 ans, elle a menti sur son âge afin de participer à un concours de mode réservé aux adultes. Un moment « décisif » dans sa carrière, parce qu’il lui ouvre les portes de l’industrie de la mode, là où le « plus beau côtoie le plus laid », dit-elle. A une époque de sa vie où son visage est plus connu que son nom, la jeune femme connaît la gloire, mais aussi la rançon de celle-ci. « Les modèles étaient beaux et jeunes. Les hommes autour d’eux essayaient de les avoir à tout prix. J’ai vu toutes sortes de choses. Mais aussi ce que de jeunes filles étaient prêtes à faire pour de l’argent. »
Nouvelle vie
En 2006, après huit années passées comme modèle au Nigeria, un vieil ami de Londres l’appelle et lui parle d’un article qu’il a lu sur elle, sur le Web. « Je lui ai répondu : c’est quoi ça, Internet ? » Linda Ikeji lit l’article en question, mais surtout les 33 commentaires au-dessous. « Les gens écrivaient sur moi sans me connaître. C’est à ce moment-là que je me suis rendu compte de la puissance du Web. » La force des mots, la lecture, une nouvelle fois, poussent Linda Ikeji vers sa nouvelle vie. Celle de blogueuse.
Fini le mannequinat. Au cœur de la vingtaine, elle fonde son blog Lindaikeji.blogspot.com, qui deviendra plus tard Lindaikejisblog.com. « Au départ, je parlais de moi et ce n’était pas vraiment populaire. Je ne recevais pas plus de trois ou quatre commentaires par article. » Mais sa vie bascule lorsqu’elle se met à parler de celle des autres.
« Je suis allée aux quatre coins de la ville et j’ai acheté toutes les revues et journaux people. » Elle les recopie sur son blog en citant les sources. Le nombre de visites explose, passant de 300 visiteurs uniques par jour à 3 000. Puis 30 000. « J’ai compris que ce que les gens veulent sur la Toile, c’est le people. Des anecdotes croustillantes. Plus je publiais, plus les gens en demandaient. Quelle vedette est en rendez-vous galant avec quelle autre ? Quelle personnalité publique s’est mariée récemment ? »
Ce blog surgit au bon endroit et au bon moment. En ces premières années d’Internet dans le pays aujourd’hui le plus peuplé d’Afrique, avec près de 200 millions d’habitants, la population est de plus en plus connectée et surtout se passionne pour la vie privée des vedettes de Nollywood, nom donné au cinéma nigérian. La recette paie et, au fil des années, Linda Ikeji devient une icône au Nigeria.
Son nom est le plus recherché du pays sur Google au cours de la dernière décennie. Aujourd’hui, son blog – gratuit et financé grâce à la publicité – attire plus de quatre millions de visiteurs uniques par jour en moyenne. Elle y emploie une trentaine de personnes qui alimentent constamment le site – dont le graphisme ne semble pas avoir évolué depuis 2006. Les sujets traités vont des faits divers à la politique, mais aussi – et surtout – aux « scandales ». Et la politique du buzz porte ses fruits : aujourd’hui, la blogueuse star est suivie par plus de 3,9 millions de personnes sur Instagram.
Fréquemment interrompue par des textos exigeant d’elle une réponse immédiate, la bientôt quadragénaire parvient tout de même à évoquer son dernier produit : Linda Ikeji TV, une plate-forme de streaming vidéo où l’on peut visionner des programmes de télé-réalité nigérians, des émissions de cuisine et d’autres productions maison de son entreprise. « Je veux que [Linda Ikeji TV] soit le prochain Netflix africain, annonce-t-elle. Je raconte des histoires africaines. Des histoires qui ont à voir avec ma culture, mon histoire, mon peuple. Je ne veux pas mettre en avant des contenus occidentaux, je cherche des gens qui veulent visionner du contenu africain. » Même si elle a des ambitions panafricaines, son auditoire est pour l’instant composé à 90 % de Nigérians. Depuis le lancement de sa plate-forme, Linda Ikeji affirme que 50 000 personnes ont payé au moins 1 000 nairas (2,50 euros) pour l’utiliser. « Le coût des données est encore très élevé au Nigeria. Et le paiement en ligne est compliqué », explique Linda Ikeji pour taire les critiques sur la modeste popularité de son projet.
Malgré les milliers de « like » quotidiens sur les réseaux sociaux, la femme d’affaires possède aussi ses détracteurs. Aux premiers rangs desquels des personnalités publiques, dont elle expose la vie privée sur son blog. Lorsque, en 2016, elle accuse Wizkid, l’un des musiciens les plus connus au Nigeria, de ne pas avoir totalement payé les voitures et appartements qu’il se vante de posséder, ce dernier menace de la faire tabasser.
Onimisi Adaba, réalisateur et annonceur radio, voit en Linda Ikeji une femme d’affaires populaire, mais clivante. « Pour certains, c’est une femme libre avec une histoire inspirante. A qui tout réussit. D’autres ont des réserves, parce qu’elle a créé un blog people, et se demandent si ce qu’elle fait est vraiment pertinent. » Dans un pays conservateur et dominé par des hommes, son succès financier et sa vie privée irritent. A l’automne 2018, Linda Ikeji a donné naissance à un garçon sans être mariée.
« Le succès n’est pas réservé aux hommes »
« Elle a écrit, par le passé, être contre le fait d’avoir un enfant en dehors du mariage. Et elle fait exactement le contraire. Pourquoi ne fait-elle pas ce qu’elle prêche ? », s’indigne M. Adaba, se plaçant délibérément sur le terrain des commentaires people qui ont fait la célébrité de la jeune femme. « Je dois combattre ce genre d’histoires chaque jour », rétorque Linda Ikeji. « Pour moi, ces gens-là ont de petits esprits et de petites pensées. L’argent n’est pas réservé aux hommes, le succès n’est pas réservé aux hommes. Les femmes ont la capacité de créer de la richesse si elles croient en elles. »
Son histoire, son argent et son influence n’attirent pas que des critiques. Certains politiciens cherchent à se rapprocher d’elle et se disputent ses faveurs. Lors du second tour de l’élection présidentielle en 2015, les deux principaux candidats, Muhammadu Buhari, l’actuel président de la République, et Goodluck Jonathan, son prédécesseur, rivalisaient pour afficher de la publicité sur son blog. Au Nigeria, où le monde politique est régulièrement entaché de scandales de corruption et de népotisme, on lui demande de publier des chroniques positives sur un candidat ou d’accepter de passer de la publicité en faveur d’un parti plutôt qu’un autre, raconte Henry Iwno, ami et collaborateur du blog. « Les deux principales formations l’approchent à chaque élection. Elles veulent qu’elle se lance en politique ou qu’elle soutienne une personnalité, mais elle doit rester prudente. Associer sa marque et son nom à un parti pourrait avoir des effets néfastes sur son empire médiatique », explique-t-il.
Linda Ikeji assure, pour sa part, n’avoir aucune ambition politique. Cependant, il est vrai que son blog a mué d’un repaire à ragots en site plus généraliste. « C’est un véritable site d’informations. On y parle de mode et de divertissement, mais aussi de choses sérieuses », déclare Edward Chizea Nwosisi, qui dirige la section juridique de la galaxie médiatique de Linda Ikeji. « Reste que les gens y vont beaucoup pour lire Linda. C’est la partie la plus populaire du blog. Les gens attendent avec impatience ce qu’elle a à dire. C’est elle qui suscite le plus de commentaires et de réactions », souligne-t-il. Linda Ikeji raconte des histoires. Celle des autres sur son blog, mais aussi la sienne, à travers ses différents projets et succès. « Je veux que les jeunes filles entendent parler de mon itinéraire et se disent : “Elle est venue de rien et elle est devenue quelque chose. Malgré tout ce que ça implique pour une femme au Nigeria.” Cette idée-là me motive encore plus que l’idée de réaliser des profits. » Elle n’aura finalement pas fait comme les autres, mais elle aimerait bien que les autres fassent comme elle.