En Sierra Leone, les « sociétés secrètes », féminines et masculines, imprègnent profondément traditions et culture. Et ce malgré des pratiques controversées comme l’excision des filles.
Un changement de statut social au prix de cicatrices, voire de séquelles à vie… En Sierra Leone, pays pauvre d’Afrique de l’Ouest, les rites d’initiation, pratiqués par les sociétés secrètes, ont repris de plus belle depuis la fin de l’année scolaire, il y a quelques semaines. Rites mis un temps en sommeil à la suite de décisions gouvernementales.
Des journalistes de l’AFP ont exceptionnellement pu assister, récemment, à une cérémonie initiatique dans un bidonville de la capitale, Freetown.
Initiation
Au cours de cette cérémonie, Musu Kamara, huit ans, attendait le début de son initiation dans une petite pièce au toit de tôle ondulée laissant passer l’eau de pluie. Vêtue d’un T-shirt Mickey délavé, les genoux recroquevillés sur la poitrine, elle s’apprêtait à partir pour deux semaines en brousse avec les membres de la société secrète féminine Bondo.
Destinée aux filles, parfois très jeunes, l’initiation inclut l’apprentissage de danses, de chants, l’application de peintures traditionnelles sur le corps et le visage, la confrontation avec des esprits, représentés par des masques effrayants, mais aussi des mutilations génitales. « Nous fournissons de l’argent, de la nourriture et des robes neuves pour l’initiation », explique la tante de Musu, Ya Marie.
Les jeunes filles reviennent de la forêt vêtues de leurs plus beaux atours. Elles portent de nouveaux noms, qui attestent de leur passage à l’âge adulte et de leur rang dans la hiérarchie de la société secrète. « Nous ne faisons pas que les exciser, nous leur apprenons également à être une femme, à cuisiner, à respecter les anciens. Après l’initiation, elles retournent dans leur communauté pour poursuivre leur éducation jusqu’à leur mariage », explique Yambundu Oile. En une cinquantaine d’années, cette femme a initié des milliers de petites filles et de jeunes filles.
Début juillet, une trentaine d’entre elles, âgées de 4 à 16 ans, ont rejoint la société Bondo dans le village de Kombrabai (nord), selon des images diffusées sur les réseaux sociaux et dont l’authenticité a été confirmée à l’AFP par un correspondant de la télévision nationale, Mohamed Adam.
Clientélisme
De leur côté, les garçons effectuent des retraites pouvant durer plusieurs mois pour rejoindre la société masculine Poro. Ils y sont notamment « avalés » par un esprit, qui leur laisse la « marque de ses dents » dans le dos, a confié à l’AFP l’un de ses membres, « James ». En fait de « marques de dents », il s’agit de scarifications effectuées avec des lames de rasoir.
Initié de longue date, le guérisseur Pa Brima Baykuh explique que son rôle consiste à soigner diverses maladies. Mais aussi à « résoudre les conflits ». « Je me retire en brousse pour consulter les démons et ils m’aident à trouver les remèdes et me guident pour maintenir la paix dans la communauté », assure-t-il.
Les sociétés secrètes, aussi bien féminines que masculines, « jouent toujours un rôle prépondérant dans la vie sociale, religieuse et politique » de chaque communauté, explique le professeur Joe Alie, du département d’études africaines à l’Université de Sierra Leone. Plus de 90% de la population est concernée par ces rites ancestraux et secrets, selon lui.
Les sociétés Odelay et Ojeh, représentées parmi les principaux groupes ethniques du pays, permettent la promotion sociale et politique de leurs membres. Le parti de l’ex-président Ernest Bai Koroma (2007-2018) favorisait notoirement la société Ojeh, lorqu’il était au pouvoir.
Ces sociétés secrètes sont également très influentes dans les pays voisins : au Liberia, en Guinée, dans le nord de la Côte d’Ivoire et dans le sud du Mali. En Sierra Leone, des décès et des violences enregistrées depuis la fin de l’année 2018 (initiations forcées, enlèvements) ont conduit le gouvernement à limiter les activités des sociétés secrètes. Après les avoir provisoirement interdites, il les a autorisées mais uniquement d’octobre à décembre. Et pendant les vacances scolaires. Motif : la volonté de ne pas perturber le travail des champs.
Dorénavant, ces rites ne peuvent pas, en principe, être imposés à des mineures sans leur consentement et toute discrimination pour non appartenance à une société secrète est prohibée. Mais ces nouvelles directives sont peu suivies d’effet.
Rugiatu Turay, une ancienne ministre, devenue militante de l’interdiction de l’excision, estime que le « défi, c’est d’éliminer les mutilations génitales, pas la culture du Bondo » qui remplit un rôle social important, selon elle. « Nous avons plus de sites de Bondo que d’écoles en Sierra Leone », souligne l’ex-ministre. « Mais il est difficile de convaincre les gens de réformer leurs pratiques, parce que les responsables politiques financent les cérémonies d’excision pour gagner des voix », explique-t-elle.
Mutations génitales féminines
Les campagnes contre les mutilations génitales féminines se heurtent à de fortes réticences. L’épouse du président Julius Maada Bio, Fatima Bio, les a ainsi qualifiées « d’idées occidentales » avant de rectifier son propos, plaidant pour que « la tradition de la société Bondo se poursuive, mais en renonçant à l’aspect excision ».
« Je veux qu’aucune de mes filles ne subisse de mutilations génitales, qui laissent des séquelles à vie », explique Mabinty Bangura, excisée il y a 20 ans et dont les douleurs « ne semblent jamais devoir finir ». « Une femme vous entrave la bouche, une autre vous retient par la poitrine et deux autres par les jambes. Puis l’exciseuse vous écarte les jambes, retire le clitoris en entier et vous applique un tissu imprégné d’herbes médicinales », se souvient-elle.
Dans les régions de Tonkolili et de Port Loko (nord), un nouveau type de rituel a vu le jour, sans excision, à l’initiative d’une coopérante suisse, Michèle Moreau, première Européenne à rejoindre la société Bondo en 2010, sous le nom de Shema Roko. Elle a été initiée en même temps que 92 jeunes Sierra-Léonaises. Lesquelles, pour la première fois lors d’une cérémonie Bondo, n’ont pas subi de mutilation génitale.
« Vingt-cinq ‘Soweis’ (exciseuses) ont promis, devant tous les chefs, d’arrêter les excisions. Elles ont remplacé leurs foulards rouges par des jaunes », créant le ‘Yellow Bondo’ (Bondo jaune)« , explique Michèle Moreau, dont l’association prend en charge la scolarité et la santé des jeunes filles contre la promesse qu’elles ne soient jamais excisées. Depuis, quelque 700 jeunes filles ont été initiées à Tonkolili sans subir d’excision, selon elle. Mais pour Sento Kamara, membre de la société Bondo, ces nouvelles initiations « ne respectent pas la femme ». « Je souhaite que l’excision continue, mais avec le consentement des jeunes filles, parce que cela fait partie de notre culture et de notre tradition ».
« Loin d’être gagné »…
En 2014, un groupe sierra-léonais, qui s’intitule « AWA-FC », « African Women Are Free to Choose – Female Circumcision » (« Les femmes africaines libres de choisir – circoncision féminine »), a publié sur internet une « lettre ouverte » à Ernest Bai Koroma, alors chef de l’Etat. « La circoncision féminine », autre nom pour les mutilations génitales féminines (MGF), « est partie intégrante de l’initiation des femmes dans les associations traditionnelles de femmes connues dans le pays sous le nom de Bondo ou Sande », y affirmait AWA-FC.
Le groupe ajoutait : « La circoncision féminine est pratiquée parallèlement à la circoncision masculine traditionnelle ». Selon ce groupe, le terme de « mutilation » est « ethnocentrique, raciste et sexiste ». Et de poursuivre : « La plupart des femmes sierra-léonaises ayant subi ces chirurgies traditionnelles les considèrent comme des améliorations esthétiques et hygiéniques ». Comme l’expliquait La Croix en 2017, « le combat contre les mutilations génitales est loin d’être gagné »…
90% des filles subissent des mutilations génitales en Sierra Leone et le pays a l’un des plus forts taux de MGF en Afrique, rappelle Reuters.