Loin des polémiques et controverses qui peuvent agiter la France, une partie de l’Afrique, du nord au sud, fonde ses espoirs sur la vieille molécule de la chloroquine, une routine antipaludique qu’elle connaît bien, pour espérer sauver ses malades du Covid-19.
En Afrique aussi, la chloroquine et son dérivé beaucoup mieux toléré – l’hydroxychloroquine – divisent mais pas autant qu’en France où le gouvernement a fini par se résoudre jeudi 27 mars, après des jours de polémique, à autoriser sous restrictions les professionnels hospitaliers à les sortir des placards pour tenter de sauver certains malades graves du Covid-19 (relire ici et là nos enquêtes). Loin s’en faut.
Si certains pays et médecins restent encore prudents, ces molécules antipaludiques, bon marché, dérivées de la nivaquine, qui ont été utilisées pendant des décennies dans ces contrées ravagées par la malaria, l’une des principales causes de mortalité notamment en Afrique subsaharienne, avant d’être mises de côté au profit d’antipaludéens plus efficaces, ne provoquent pas de controverses houleuses.
L’urgence sur le continent le plus pauvre de la planète – qui subit déjà tant de virus, de maux, de drames comme cette invasion de criquets par milliards dans la Corne de l’Afrique sous l’effet de la crise climatique – est de tout tenter pour sauver les victimes du coronavirus à l’heure où l’épidémie met en lumière la fragilité des systèmes de santé quand ce n’est pas leur dénuement le plus total comme au Mali, en Libye, ou au Congo, ainsi que les lacunes de la recherche. On a d’ailleurs assisté dans plusieurs pays d’Afrique, partout où la chloroquine est en vente libre, à une ruée sur les pharmacies, véritablement dévalisées.
Le Sénégal, l’un des pays subsahariens les plus touchés par l’épidémie avec plus d’une centaine de cas détectés, où l’état d’urgence et un couvre-feu ont été décrétés, n’a pas perdu de temps. Tandis que son institut Pasteur de Dakar s’est lancé pour défi de produire d’ici à quelques mois quatre millions de tests pour en inonder le continent, le professeur Moussa Seydi, chef du service des maladies infectieuses de l’hôpital universitaire de la capitale (Fann), généralise l’hydroxychloroquine en traitement du Covid-19.
Sans cacher qu’il s’inspire des travaux du « prophète » français de la chloroquine, le professeur Didier Raoult de l’IHU de Marseille, qui lui-même s’inscrit dans les pas de chercheurs chinois à Wuhan, berceau du virus. L’infectiologue controversé, qui a administré mi-mars à une vingtaine de malades, 600 mg d’hydroxychloroquine par jour, associée à l’antibiotique pulmonaire azithromycine, se targue d’avoir guéri les trois quarts d’entre eux au bout de six jours. Deux semaines plus tard, il a publié les résultats d’un deuxième essai cette fois sur 80 patients (dont la moitié a moins de 52 ans), suivis pendant 6 à 10 jours avec le même remède, et constaté « une évolution favorable » pour 65 d’entre eux.
Pour Moussa Seydi, érigé en star avec son équipe pour avoir réussi à soigner le seul malade d’Ebola du pays à l’été 2014 quand la maladie frappait l’Afrique, ces résultats sont pleins d’espoirs. Il s’en explique au micro de RFI : « J’ai essayé l’hydroxychloroquine pour plusieurs raisons. D’abord, parce qu’il y a les résultats préliminaires du professeur Raoult sur un petit nombre de patients. Parce que nous sommes en situation d’urgence sanitaire mondiale. Parce que nous avons besoin de traiter les patients très vite, pour libérer des places et prendre en charge d’autres patients. Le rapport bénéfice-risque était en faveur du bénéfice. »
Le médecin-chercheur, qui refuse de perdre du temps dans les débats « pour ou contre la chloroquine », a prescrit à ce jour le dérivé de l’antipaludique à une cinquantaine de patients atteints du Covid-19 auxquels il demande au préalable leur consentement. Il évoque lui aussi des résultats « encourageants » : « La charge virale a baissé beaucoup plus rapidement chez les patients sous hydroxychloroquine. »
« Ne perdons pas de temps à polémiquer. S’il faut choisir entre laisser mourir un patient et lui administrer un traitement dont on n’a pas encore toutes les garanties d’efficacité mais dont on a vérifié l’innocuité depuis longtemps, eh bien, je dirais qu’entre deux maux, il faut choisir le moindre », s’emporte dans Le Monde le prix Nobel 2018 de la paix, le médecin-gynécologue congolais Denis Mukwege. « L’homme qui répare les femmes » victimes de violences de guerre appelle la communauté scientifique et médicale à « sérieusement s’interroger » sur l’usage de cette molécule aux propriétés antivirales reconnues « pour sauver des vies » et « éviter l’hécatombe ».
Depuis son hôpital de Panzi, dans l’est de la République démocratique du Congo (RDC), le plus grand pays d’Afrique subsaharienne où une cinquantaine de cas ont été enregistrés dont quatre décès, il sonne l’alarme sur le fléau du Covid-19 qui grandit chaque jour un peu plus et l’urgence de miser sur la prévention. « À Kinshasa, une ville de près de 12 millions d’habitants, il n’existe qu’une cinquantaine de respirateurs. À Bukavu, avec une population estimée à 1,5 million d’habitants, les hôpitaux réunis n’en disposent que d’une trentaine. Ici, à Panzi, nous en avons vingt, mais notre capacité d’obtenir ce que l’on appelle les “consommables”, c’est-à-dire les tuyaux et filtres à usage unique, est très réduite ».
Au Burkina Faso, autre pays subsaharien parmi les plus touchés avec plus de 200 cas détectés jusqu’au sommet de l’État et plus d’une dizaine de morts, la chloroquine est aussi en train de s’imposer en traitement. Deux essais cliniques sont annoncés. Idem au Bénin voisin, où l’usage de la chloroquine à des fins thérapeutiques dans la lutte contre le Covid-19 a été validé par les autorités. Les deux pays vont d’ailleurs coopérer et conduire un essai clinique pour évaluer l’efficacité virologique d’un médicament à base de plantes nommé Apivirine, comme le détaille le professeur Maïga à Jeune Afrique.
Le Togo, qui déclare plus d’une trentaine de cas et un décès, a également tranché : la chloroquine ne sera pas en vente libre pour éviter des surdoses et des circuits parallèles avec des formules contrefaites mais elle sera encadrée, sous protocole médical, délivrée sur prescription et à l’hôpital. Même chose en Côte d’Ivoire qui enregistre plus d’une centaine de cas de Covid-19 et autorise l’utilisation de ce que le président américain Donald Trump qualifie de « don du ciel ».
Au Maghreb, la chloroquine fait l’unanimité malgré les appels à la prudence de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) en raison du faible nombre de patients ainsi traités et des risques de « faux espoirs ». Le Maroc, plus de 360 cas de Covid-19 dont plus d’une vingtaine de morts, qui a réagi à la menace bien avant des pays européens plus gravement frappés, en bouclant ses frontières et en instaurant le confinement ainsi que l’état d’urgence sanitaire avec l’armée dans les rues, est le premier à avoir pris les devants.
La polémique n’avait pas encore embrasé les sphères scientifiques, politiques et complotistes en France autour du professeur Raoult que le royaume avait déjà enjoint aux centres hospitaliers et aux directeurs régionaux de la santé d’introduire les deux antiviraux dans la prise en charge thérapeutique des cas confirmés de Covid-19. Un comité technique et scientifique leur préconise la combinaison chloroquine et azithromycine qui divise le monde médical en Afrique car potentiellement dangereuse pour le rythme cardiaque et jamais utilisée sur le continent en association.
Le royaume chérifien, qui a reconverti six usines textile en machines à produire deux millions de masques par jour, a aussi racheté à la filiale marocaine du groupe français Sanofi tout son stock de Nivaquine et de Plaquenil, les deux médicaments à base de chloroquine. Et il a donné l’exemple avec son ministre des transports, Abdelkader Amara, testé positif au Covid-19 le 14 mars après une mission en Europe et placé sous Nivaquine. « Mon état de santé est stable, je n’ai pas de fièvre, ni de symptômes respiratoires. Les maux de têtes ont quasiment disparu. Je ressens juste un peu de fatigue », avait témoigné ce dernier auprès de la chaîne de télévision Medi 1.
Le voisin algérien, l’un des principaux foyers d’Afrique après l’Égypte et l’Afrique du Sud (plus de 500 cas et 31 décès enregistrés le 29 mars 2020), qui a tardé à prendre conscience des dangers du coronavirus alors qu’il fut l’une de ses portes d’entrée en Afrique avec ses nombreuses liaisons aériennes avec la Chine, a annoncé lundi 23 mars avoir adopté la chloroquine pour les « cas aigus » et relancé sa production locale.
La prescription sera rigoureusement encadrée. Elle ne se fera qu’en milieu hospitalier, dans les services spécialisés qui prendront en charge les cas de Covid-19 et seulement auprès des cas les plus lourds, souffrant de pathologies chroniques ou en soins intensifs. Plusieurs hôpitaux ont commencé à l’utiliser comme El Kettar à Alger, spécialisé dans les maladies infectieuses.
« Le meilleur et le plus efficace traitement à cette pandémie qui a envahi le monde demeure le respect des mesures préventives », répètent néanmoins les autorités qui ont placé sous confinement strict la région de Blida, le cluster algérien, et sous couvre-feu la capitale Alger. Elles ont aussi accueilli une équipe médicale chinoise qui va les aider. Dans les bagages de celle-ci, au moins un million de masques de tous types, 50 000 kits de dépistage, des respirateurs artificiels pour les soins intensifs, des gants médicaux, des combinaisons médicales jetables et des comprimés effervescents à base de dioxyde de chlore, égrène le journal TSA. Concernant les débats autour de la chloroquine, ils sont évacués d’un « qui ne tente rien, n’a rien » : « Si cela ne donne pas de résultats satisfaisants, cela ne fera pas de mal. »
En Tunisie, aussi, confinée comme une bonne moitié de l’humanité et sous couvre-feu, le feu vert a été donné dans le cadre d’essais cliniques en coordination avec le laboratoire national de contrôle des médicaments, le centre national de pharmacovigilance et l’instance nationale de l’évaluation et de l’accréditation en santé. Un budget de 2,5 millions de dinars (environ 800 000 euros) a été annoncé pour la recherche sur la chloroquine contre le Covid-19.
S’il est difficile de connaître à ce jour l’ampleur véritable des dégâts de la pandémie dans chaque pays africain (plus d’une quarantaine frappée sur 54), les moyens sanitaires et les capacités de dépistage étant très limités (une centaine de morts du Covid-19 ont été recensés pour l’ensemble du continent, un chiffre sous-évalué), il est certain que pour l’heure, la chloroquine n’a guéri aucun malade contrairement à plusieurs fake news virales sur les réseaux sociaux. Il faudra encore attendre plusieurs jours avant de pouvoir dresser un bilan. En revanche, des cas d’empoisonnement sont apparus avec cet antipaludéen, comme à Lagos, tentacule urbain de 20 millions d’habitants au Nigeria parmi les plus pauvres au monde, car l’un des premiers dangers de la chloroquine, en Afrique comme ailleurs sur la planète, reste l’automédication.