Quatorze ans après le bombardement meurtrier de la base militaire française de Bouaké par deux avions de l’armée ivoirienne, en 2004, le parquet de Paris vient de rendre son réquisitoire.
Il est 13h20, le 6 novembre 2004, à Bouaké, lorsque retentit une forte explosion. La base de l’armée française, installée dans l’enceinte du lycée Descartes vient d’être bombardée par deux Sukhoï-25 de l’armée ivoirienne. Neuf militaires français et un civil américain sont tués, 38 personnes blessées. En riposte, Paris détruit immédiatement l’aviation ivoirienne.
Nombreux mystères
L’épisode est un tournant majeur dans la crise ivoirienne et dans les relations entre Paris et Laurent Gbagbo, alors président. Quatorze ans plus tard, il reste pourtant de nombreux mystères autour de cette affaire. Qui a donné l’ordre de tirer ? Le chef de l’État ivoirien s’en est toujours défendu. Brièvement interpellés, pourquoi les pilotes n’ont-ils pas été entendus et écroués ? Pourquoi l’enquête a-t-elle été si difficile ? Des interrogations qui pourraient être bientôt levées par la justice française.
Comme l’a révélé le site d’information Mediapart, François Molins, le procureur de Paris, vient en effet de demander le renvoi devant la Cour d’assises de Yury Sushkin, un ancien mercenaire bélarusse, et de deux officiers ivoiriens, Patrice Ouei et Ange Magloire Ganduillet Attualy, tous trois pilotes et co-pilotes des Sukhoï-25, pour les chefs d’assassinats, de tentatives d’assassinats et de destructions de biens.
Passivité des autorités françaises
Mais dans son réquisitoire de 140 pages, François Molins va plus loin. Il s’interroge sur la passivité « de certaines autorités politiques françaises dans la gestion des interpellations et libérations » des mercenaires. Juste après l’attaque, quinze d’entre eux, russes, bélarusses et ukrainiens, ont été interpellés par l’armée française à l’aéroport d’Abidjan avant d’être libérés. Puis dix jours après l’attaque, huit mercenaires bélarusses, arrêtés au Togo, ont été relâchés sans même avoir été interrogés à cause de l’inaction française.
LE RÉQUISITOIRE SOULIGNE LE RÔLE DÉCISIF ET L’OPINIÂTRETÉ DE CERTAINS MAGISTRATS ET DES PARTIES CIVILES POUR FAIRE AVANCER CETTE AFFAIRE
Les familles des victimes et leur avocat se disent depuis longtemps convaincus du rôle trouble du gouvernement français de l’époque. En 2016, la juge d’instruction Sabine Kheiris préconisait le renvoi devant la Cour de justice de la République (CJR), de Michèle Alliot-Marie, alors ministre de la défense, de Dominique de Villepin, ministre de l’intérieur et de Michel Barnier, ministre des Affaires étrangères. Le réquisitoire souligne d’ailleurs le rôle décisif et l’opiniâtreté de certains magistrats et des parties civiles pour faire avancer cette affaire.
Maître Jean Balan, avocat des parties civiles se félicite de ses conclusions qui pointent la responsabilité de trois pilotes mais aussi l’étrange inaction des autorités françaises dans ce qui ressemble à une affaire d’État.
Jeune Afrique : Le parquet de Paris vient de rendre son réquisitoire, dans lequel il pointe la responsabilité de trois pilotes des Sukhoï-25, ainsi que l’étrange attitude des autorités françaises de l’époque. C’est une victoire pour vous ?
Maître Jean Balan : C’est un réquisitoire minutieux, intelligent et courageux car il ne se résume pas seulement au rôle des pilotes d’avion, il laisse également entendre que des personnalités politiques françaises sont impliquées. Pour nous parties civiles, c’est une grande chose.
Selon vous, les autorités françaises de l’époque ont entravé l’enquête sur le bombardement de Bouaké ?
Tout a fait. Et c’est aussi ce que souligne le réquisitoire. Pour moi, cela n’a jamais fait de doute : certaines personnes ont tout fait pour que ce dossier passe à la trappe. Il y a quelques années, on me prenait pour un fou, mais désormais il semble que la justice en est elle aussi convaincue. En 2016, la juge d’instruction a demandé le renvoi de Michèle Alliot-Marie, de Michel Barnier et de Dominique de Villepin, trois anciens ministres, devant la Cour de justice de la république.
Cette affaire aurait pu aboutir dès 2005, mais dès le début, il y a eu un sabotage organisé afin qu’on ne sache pas la vérité. On sait comment ce bombardement a eu lieu mais on ne sait toujours pas pourquoi et par qui. Il y a eu d’incroyables efforts pour dissimuler qui sont les commanditaires. C’est la question majeure que la justice devra résoudre. J’espère qu’un jour on saura enfin qui a donné l’ordre de bombarder la base française de Bouaké.
MONTOYA POUVAIT PEUT-ÊTRE SAVOIR D’AUTRES CHOSES ET LES DIRE, ET NOTAMMENT QUI AVAIT DONNÉ L’ORDRE DE BOMBARDER. IL A ÉTÉ PROTÉGÉ
En revanche, l’ancien gendarme français reconvertis dans les ventes d’armes, Robert Montoya, dont le nom avait été cité par certains acteurs de cette affaire, n’est pas inquiété. C’est une déception pour vous ?
Evidemment. J’ai demandé à plusieurs reprises qu’on l’interroge mais la justice n’y est jamais parvenue. C’est vrai que Robert Montoya a été blanchi par le tribunal de grande instance de Paris qui après avoir enquêté sur ses activités de vente d’armes a estimé que tout était légal. Mais cela ne veut pas dire qu’il n’a pas aidé à transporter les pilotes des Sukhoï-25.
Le problème, c’est qu’on n’a jamais pu lui poser la question, sans doute parce que Montoya pouvait peut-être savoir d’autres choses et les dire, et notamment qui avait donné l’ordre de bombarder. Il a été protégé.
Après ce réquisitoire qui ouvre la voie à des procès, vous avez l’espoir de connaître enfin la vérité sur cette affaire ?
L’espoir, je l’ai depuis 14 ans, sinon je ne me serais pas battu comme un fou. Vous savez, ça a vraiment été très difficile.
C’est maintenant au magistrat de décider de la tenue ou non de procès. Savez-vous dans quel délai ?
Pas du tout. Mais j’espère être encore en vie quand un procès aura lieu.