À son tour, le gouvernement ivoirien a imposé une batterie de mesures et de restrictions. Si le pays est jugé apte par l’OMS à faire face, le potentiel afflux de malades pourrait malmener un système sanitaire en déliquescence.
Abidjan (Côte d’Ivoire), de nos envoyés spéciaux.– Lundi 16 mars, avant même l’annonce par la présidence ivoirienne des nouvelles mesures de restriction, les marchés et supermarchés de la capitale se remplissaient déjà : « Il faut aller faire les courses avant que ça devienne la panique. » Alors que le monde se barricade, le continent africain, relativement épargné jusqu’au début du mois de mars, est en train de prendre conscience de la vague mortelle qui pourrait s’abattre sur lui. Depuis plusieurs jours, masques et gants avaient fait déjà leur apparition dans certains commerces de la capitale ivoirienne et dans la rue. FPP2 sur le nez, gants et gels hydroalcooliques posés en évidence : « C’est par mesure de précaution, on ne sait jamais, on voit passer beaucoup de monde, on essaye de protéger soi et les autres », expliquait il y a plusieurs jours une jeune caissière d’une supérette du quartier de Cocody à Abidjan.
Depuis le 11 mars, le pays a enregistré six cas : d’abord deux hommes de 33 et 49 ans, qui avaient séjourné en Italie et en France. Puis une femme, agent de santé dans une école. « Cette dame a été probablement contaminée lors des soins par un contact infecté non dépisté ayant importé la maladie de retour des vacances scolaires en février en France », a expliqué le ministère de la santé et de l’hygiène publique. Trois nouveaux cas dits « secondaires » ont depuis été annoncés.
Ces premiers signes de présence du Covid-19 sur le territoire ivoirien n’ont pas vraiment suscité une vague de panique au sein de la population, les médias locaux étant par ailleurs focalisés sur les rebondissements politiques en amont de l’élection présidentielle du 31 octobre, le président Ouattara ayant annoncé de ne pas briguer un troisième mandat, le 5 mars.
Plusieurs rumeurs tenaces ont aussi participé à une certaine relativité affichée : samedi soir, entre deux musiques d’afrobeat, le DJ d’un maquis (petit restaurant) d’Abidjan ironisait au micro devant les clients attablés : « Si Corona vient ici, soleil brûlant va tuer ça ! » Si des questions restent en suspens au sujet de la résistance du virus en climat chaud et humide, au regard du faible nombre de cas en Afrique subsaharienne, rien ne permet pourtant d’affirmer aujourd’hui que la chaleur empêche le virus de prospérer. L’OMS a d’ailleurs insisté sur ce point dans un communiqué intitulé « En finir avec les idées reçues », publié lundi 16 mars : « D’après les données dont on dispose jusqu’à présent, le virus Covid-19 peut se transmettre dans TOUTES LES RÉGIONS y compris dans les zones chaudes et humides », en majuscule dans le texte, comme pour marquer une forme d’exaspération face aux conséquences graves que pourrait provoquer cette croyance. Face aux torrents de rumeurs et autres inepties, le préfet d’Abidjan a lui aussi été forcé de rappeler en début de semaine à la population que « le koutoukou [vin de palme fermenté local – ndlr], l’ail, le gingembre, et la sauce pimentée ne protègent pas du Covid-19. »
Peu touchée, la Côte d’Ivoire a néanmoins pris rapidement la mesure de la menace au niveau officiel. Dès le 11 février, les autorités ont mis en place un « plan de préparation contre les insuffisances respiratoires aiguës à coronavirus », doté de 4,4 milliards de CFA (6,7 millions d’euros) avec le concours du ministère de la santé ivoirien et le financement de partenaires internationaux. Elles ont aussi rapidement appelé au civisme et demandé dès le début du mois de mars une mise en « autoquarantaine » à toute personne revenant de l’étranger, notamment de pays contaminés par le Covid-19. Les institutions sanitaires ont affirmé procéder à des contrôles renforcés, mais début mars, la presse ivoirienne s’est fait le relais de la disparition de 37 ressortissants chinois, volatilisés après leur arrivée à l’aéroport Félix-Houphouët-Boigny. De nombreux voyageurs, notamment en provenance de France, n’ont pas non plus jugé bon de respecter les précautions demandées : pas de test à leur arrivée comme cela avait été demandé par les autorités, pas de quarantaine et une vie sociale pour le moins dynamique, selon des témoignages concordants récoltés par Mediapart, sans que ceux-ci ne soient inquiétés. Mais avec l’accélération de l’épidémie à travers le monde, notamment en Europe et la propagation soudaine de cas en Afrique, la peur a fait son chemin dans les têtes. Très vite. En moins de vingt-quatre heures.
Restrictions et fermeture partielle des frontières
Lundi soir, le Conseil national de sécurité s’est réuni pour trancher sur une batterie de nouvelles mesures de prévention : fermeture de tous les établissements scolaires, des boîtes de nuit, des cinémas et des lieux de spectacle, obligation d’observer une distance de sécurité d’au moins un mètre dans les établissements encore ouverts et les lieux publics, interdiction formelle « des salutations manuelles, accolades et embrassades », proscription de la consommation de la viande de brousse, incluant le pangolin, mets très apprécié par les Ivoiriens, mais aussi suspension des événements sportifs et interdiction des rassemblements de population de plus de cinquante personnes pour des délais renouvelables de quinze à trente jours. Au lycée Blaise-Pascal d’Abidjan, un responsable du centre de documentation et d’information confirme que « toutes les activités scolaires sont annulées ». « Il n’y a pas de panique particulière pour le moment, mais on va voir comment ça va évoluer », ajoute-t-il.
Mais en quelques heures, l’ambiance a radicalement changé. Dans les pharmacies, les préparateurs s’excusaient de ne plus avoir de masques ni de gel à délivrer. « Il nous reste peut-être quelques paires de gants », assurait une pharmacienne. Les scènes de cohue dans les supermarchés n’ont rapidement plus eu grand-chose à envier aux coude-à-coude en France ou aux États-Unis.
Les autorités ont aussi annoncé la fermeture des frontières aux voyageurs venant des pays où plus de cent cas sont déclarés, soit au total quarante-huit nations. Alors qu’au même moment, plusieurs pays à travers le monde prenaient des mesures similaires et qu’Emmanuel Macron annonçait la fermeture imminente de l’espace Schengen, à l’aéroport d’Abidjan, de nombreux ressortissants étrangers se sont pressés aux enregistrements pour tenter d’attraper ce que beaucoup ont perçu comme « le dernier vol avant de rester coincer ».
« On ne sait toujours pas si c’est une bonne décision, si on est complètement paranos… c’est surtout le confinement qui ne nous réjouissait pas ici », explique Martial, doctorant français qui a décidé de prendre le large avec sa compagne. « On part précipitamment, mais on n’a plus d’obligations professionnelles ici, quitte à être en quarantaine, on préfère l’être en France à la campagne avec nos familles respectives. On ne sait pas si c’est très responsable, et ça nous a coûté très cher en billets d’avion », admet-il.
Plus loin, un homme d’affaires tunisien, masqué, ganté et visiblement très stressé explique aussi qu’il a avancé son vol de retour de plusieurs jours pour rejoindre ses proches. « Je suis un peu inquiet quand même, il y a l’aspect familial, mais économique aussi, donc ce n’est pas facile. » Plus loin, une Britannique, enceinte, accompagnée de son mari et de ses trois enfants raconte également « être angoissée de ne pas pouvoir rentrer accoucher chez elle à temps avec la suspension de nombreux vols ». Des inquiétudes légitimes alors que le « blast » (explosion soudaine de cas) pourrait survenir dans le pays dans peu de temps et engorger des infrastructures hospitalières très fragiles.
« Ils ne vont pas réussir à faire face, ils manquent cruellement de services de soins intensifs », confie un professionnel de santé qui qualifie le Covid-19 d’« agent pathogène parfait » pour sa capacité à se diffuser très rapidement. « Il y a 95 % de chance qu’on ait une explosion des cas, elle tarde à venir, mais l’inverse serait très étonnant. Avec zéro service de réanimation, une vingtaine de respirateurs pour tout le pays… ça ne va pas le faire. » Selon la Banque mondiale, la Côte d’Ivoire qui alloue en moyenne 6 % de son budget annuel à la santé disposerait d’un médecin pour 6 000 patients et d’un lit pour 2 500 personnes selon des données datant respectivement de 2015 et 2016. En réanimation, on les estime à seulement quelques dizaines.
Si la Côte d’Ivoire manque cruellement d’équipements et de personnels de santé, l’OMS a néanmoins estimé au début de cette crise que le pays était en mesure de répondre à la menace – si toutefois celle-ci restait contenue – notamment grâce à ses infrastructures développées pour le diagnostic. Le pays bénéficie au sein du CHU de Treichville d’un service de maladies infectieuses en lien étroit avec l’institut Pasteur, l’Inserm et l’ONG Alima et de laboratoires bien équipés pour les analyses PCR. La menace Ebola en Afrique de l’Ouest a aussi permis le développement d’un réseau important de centres de traitement et donné aux pays de la région une expertise pointue dans la bonne gestion des maladies à haute contagiosité.
En cas de scénario défavorable, similaire à celui que traverse la France ou l’Italie, la principale question repose sur la capacité du gouvernement ivoirien à imposer un confinement alors que la majeure partie de la population vit de l’économie informelle et réside dans des habitats précaires. La crainte concerne aussi les rassemblements religieux, nombreux et divers en Côte d’Ivoire, susceptibles de favoriser la propagation du virus.
Dans un communiqué diffusé au lendemain des annonces du gouvernement ivoirien, la conférence des évêques catholiques d’Abidjan a d’ores et déjà « invité le peuple de Dieu » à se conformer aux mesures-barrières.
Alors que 65 % de la population a moins de 25 ans en Afrique subsaharienne, la pyramide des âges pourrait néanmoins être un facteur favorable pour diminuer les conséquences dévastatrices de la crise sanitaire.