Le chef de l’Etat français, en déplacement à Abidjan et Bouaké à partir vendredi, honorera la mémoire des militaires tués en novembre 2004
Les Faits – Emmanuel Macron entreprend un déplacement officiel en Côte d’Ivoire du 20 au 22 décembre. Le chef de l’Etat se rendra à Bouaké, métropole du centre du pays, pour inaugurer un marché de gros et rendre hommage aux militaires français tués en 2004 par une frappe de l’aviation ivoirienne. Mais les familles des victimes et les rescapés attendent surtout l’ouverture du procès de cet événement devant la Cour d’assises de Paris, en mars prochain.
Cela devrait être l’un des moments forts de la visite du président français en Côte d’Ivoire. Emmanuel Macron et Alassane Ouattara déposeront une gerbe et dévoileront une plaque en hommage à la mémoire des soldats tués en novembre 2004 à Bouaké. Un geste mémoriel choisi par l’Elysée malgré les réticences ivoiriennes craignant de rouvrir une page brûlante l’histoire nationale.
« C’est un dossier sensible que l’on prend avec beaucoup de délicatesse, confirme l’Elysée. Cette commémoration permettra de sceller la réconciliation franco-ivoirienne en présence de deux chefs d’Etat, de leurs ministres et des troupes des deux pays, à un moment où la France et la Côte d’Ivoire veulent aller plus loin dans leur coopération militaire. »
En 2004, l’armée de Laurent Gbagbo entreprend la reconquête du nord de la Côte d’Ivoire. Le 6 novembre, deux Sukhoï 25 décollent de l’aéroport de Yamoussoukro. Aux manettes, deux pilotes biélorusses, Barys Smahine et Youri Souchkine, secondés par deux copilotes ivoiriens, le lieutenant-colonel Ange Gnanduillet et le lieutenant Patrice Oueï. Vers 13 h 20, ils effectuent un premier passage de reconnaissance au-dessus du lycée Descartes, où sont installés les soldats français. Puis l’un des Sukhoï plonge en piqué et lâche ses roquettes sur l’objectif, un gymnase abritant le mess des officiers. Bilan : dix morts (neuf militaires français et un civil américain) et 39 blessés.
L’armée française neutralise alors les deux Sukhoï au missile Milan, juste après leur retour sur leur base à Yamoussoukro, et détruit aussi à la hache d’autres appareils ivoiriens positionnés à Port-Bouët. Cette décision entraîne une réaction patriotique. Des milliers de partisans de Laurent Gbagbo convergent vers la résidence de Cocody pour y établir un bouclier humain alors que le président ivoirien dit craindre d’être renversé par l’armée française. Plus de 4 000 Français seront ensuite évacués de Côte d’Ivoire.
Quinze ans après les faits, les familles des victimes et les rescapés attendent bien plus qu’une stèle. Leurs avocats se battent pour que la vérité éclate. Une première enquête a été ouverte par le tribunal des armées de Paris, dès le lendemain du bombardement. Quatre juges se sont succédé dans une action judiciaire que le pouvoir français a cherché à retarder. Finalement, le procès de ce bombardement se tiendra devant la Cour d’assises de Paris à partir du 17 mars 2020.
« Bavure manipulée ». Les avocats des familles promettent certaines révélations embarrassantes pour Dominique de Villepin et Michèle Alliot-Marie, à l’époque ministre de l’Intérieur et ministre de la Défense.
Ce procès sera l’occasion, pour les avocats, de dévoiler plusieurs éléments troublants d’un dossier de 15 000 pages, dont l’Opinion a pu consulter certains documents. Plusieurs zones d’ombre demeurent sur ce bombardement et la suite des évènements. Le général Poncet, ex-commandant de la force française Licorne, a notamment formulé plusieurs hypothèses quant à l’origine de ce raid, dont celle de la « bavure manipulée ». Ce qu’a contesté Michèle Alliot-Marie lors de son audition, qualifiant cela de « pur délire ».
Parmi les hypothèses des avocats des victimes, l’armée ivoirienne aurait été induite en erreur en lui faisant croire qu’une réunion de chefs rebelles se déroulait dans le mess des officiers bombardés. D’ailleurs, le mess des officiers était exceptionnellement fermé, ce jour-là, à la demande de la hiérarchie. Que cherchait alors la France ? A justifier un coup d’État en préparation contre Gbagbo, selon les avocats.
« A la lecture du dossier on entrevoit que Jacques Chirac lui-même, à un moment donné, a été désinformé et, sans doute, manipulé », explique Bernard Houdin, porte-parole de l’ex président ivoirien. Lors de son audition, l’ancien ministre de l’Intérieur du Togo, François Boko, a déclaré qu’un des pilotes biélorusses et les mécaniciens avaient été arrêtés dans son pays dans leur fuite. Il a alors averti la France qui n’a pas voulu les entendre.
Conflits d’interprétation. La juge Kheris a clos l’instruction sur cette affaire en 2017. Elle n’a pas pu établir quels étaient les donneurs d’ordre de ce bombardement. Mais elle a compilé des témoignages accablants sur le fait que la France à laisser s’enfuir les pilotes biélorusses. Elle a aussi demandé le renvoi devant la Cour de Justice de la République (CJR) de Dominique de Villepin, Michèle Alliot-Marie et Michel Barnier (à l’époque patron du Quai d’Orsay). En vain. La CJR, suivant l’avis du procureur Molins (un ex-directeur de cabinet d’Alliot Marie), refusant leur renvoi.
« L’Elysée porte un regard cyclopéen sur cet évènement, explique Franck Hermann Ekra, analyste ivoirien. Son erreur est de penser que le rôle de la France est juste alors qu’il est seulement justifiable. Cette commémoration va raviver les tensions politiques et les conflits d’interprétation sur la volonté française de renverser de Laurent Gbagbo. »