Dans « Rwanda, la fin du silence », qui sort en librairie le 16 mars, l’ancien officier français Guillaume Ancel lève le voile sur l’une des interventions les plus controversées conduites par la France en Afrique au cours des dernières décennies : l’opération Turquoise menée en plein génocide des Tutsis au Rwanda, en 1994.
« C’est se moquer des Français que de leur mentir sur la nature d’une opération qui a été menée en leur nom. Et c’est tout aussi indécent, vis-à-vis du million de victimes du génocide, d’occulter le rôle inquiétant que la France y a joué. En taisant cette réalité, on s’autorise à ce qu’une telle horreur puisse se répéter. » Longtemps, Guillaume Ancel fut un spécialiste du guidage au sol des frappes aériennes. Ancien TACP (prononcer : « TacPi », pour Tactical Air Control Party Specialist), ce lieutenant-colonel diplômé de Saint-Cyr guidait les avions de chasse de l’armée française vers leur cible, sur différents terrains d’opération.
Depuis quelques années, revenu à la vie civile, il est passé aux « frappes littéraires ». Dans Rwanda, la fin du silence (Les Belles Lettres), qui sort en librairie le 16 mars, cet ancien artilleur lève le voile sur l’une des interventions les plus controversées conduites par la France en Afrique au cours des dernières décennies. En mai 2017, déjà, il décryptait, chez le même éditeur, les manquements de la politique française durant le conflit en ex-Yougoslavie, à travers un récit décapant : Vent glacial sur Sarajevo.
A la veille de la sortie de son ouvrage sur l’opération Turquoise, basé sur un témoignage dont Jeune Afrique a rendu compte dès 2014, Guillaume Ancel revient sur la culture du secret au sein de la Grande Muette, et sur le paravent humanitaire déployé autour d’une intervention militaire politiquement sensible.
Jeune Afrique : À quel moment avez-vous pris conscience des dissonances entre la version officielle française sur l’opération Turquoise et votre propre expérience sur le terrain ?
Guillaume Ancel : Comme je le raconte dans mon livre, l’ordre d’opération préparatoire que j’ai reçu dès mon arrivée sur place ne correspondait pas à l’opération humanitaire que les médias présentaient vers la fin juin 1994. Il s’agissait en réalité d’une opération de guerre classique, visant à remettre au pouvoir le gouvernement rwandais, alors en difficulté. Quand on déploie sur le terrain des avions de chasse et les meilleures unités de la Force d’action rapide, c’est rarement pour une mission humanitaire.
Les forces gouvernementales ne se cachaient pas une seconde d’être les auteurs des massacres
Ce que j’ai trouvé le plus gênant, c’est de constater que les forces gouvernementales – les militaires des ex-Forces armées rwandaises [FAR], les gendarmes, les miliciens hutus – ne se cachaient pas une seconde d’être les auteurs des massacres. Bien sûr, ils s’abstenaient de les commettre sous nos yeux, mais à aucun moment ils ne niaient avoir exterminé les Tutsis.
Comment l’armée française s’est-elle comportée vis-à-vis des forces gouvernementales ?
Avec une certaine bienveillance. Lorsque nous avons été amenés à créer une zone humanitaire sûre [ZHS], son effet consistait clairement à protéger leur fuite devant l’avancée du FPR [Front patriotique rwandais, la rébellion essentiellement tutsie commandée par Paul Kagame]. Au passage, on les a laissées organiser l’exode de la population vers l’ex-Zaïre, ce qui s’est traduit par une crise humanitaire dont le bilan s’est chiffré à près de 100 000 morts.
Durant la seconde quinzaine de juillet, dans un camp de réfugiés au Zaïre, j’ai par ailleurs assisté à une livraison d’armes par la France à ces mêmes forces gouvernementales, alors qu’on savait pertinemment qu’elles avaient commis le génocide.
Dès le début de l’opération Turquoise, on assistait à un véritable déni de réalité
Comment vos compagnons d’armes ressentaient-ils cette situation ? En parliez-vous entre vous ?
J’ai ressenti chez eux un profond malaise. Mais comme souvent dans l’armée, quand on est gêné par un sujet on s’abstient d’en parler. Je relate par exemple une discussion que j’ai eue avec un officier français qui avait été, par le passé, le conseiller militaire du gouvernement rwandais. Quand je lui ai demandé ce qu’il avait perçu des signes préparatoires du génocide, il s’est fermé comme une huître. J’ai bien senti qu’il ne fallait pas mettre ce sujet sur la table. Dès le début de l’opération Turquoise, on assistait à un véritable déni de réalité.
De nombreux militaires de Turquoise n’avaient jamais servi au Rwanda entre 1990 et 1993. Se sentaient-ils plus libres d’exprimer leur malaise ?
J’ai perçu une différence d’approche entre, d’un côté, certains camarades qui avaient soutenu les forces armées rwandaises durant cette période et qui ne comprenaient pas pourquoi on ne recommençait pas ; et, de l’autre, des militaires qui faisaient preuve de plus de discernement et qui leur rétorquaient que les choses avaient changé. Car entre-temps, l’armée rwandaise avait directement participé à un génocide.
Avez-vous un exemple précis d’une confrontation entre ces deux camps ?
Cela s’est manifesté, par exemple, quand nous avons dû parler du désarmement des forces hutues. Nous avions installé une zone humanitaire sûre, donc la question se posait avec acuité. Or, on sentait bien qu’une décision avait été prise en haut lieu et qu’il ne fallait surtout par désarmer les (…)