Ni la loi ni les contre-feux ne permettent de résister au lynchage numérique. Comment civiliser les réseaux, s’interrogent dans une tribune au « Monde » l’avocate Delphine Meillet et le communicant Antoine Dubuquoy.
Tribune. « Souvent la foule trahit le peuple », a écrit Victor Hugo. Le phénomène est identifié depuis la nuit des temps ; entre les poissardes de la Révolution française réservant leur chaise en place de Grève pour ne rien manquer du flot des têtes roulant dans le panier et l’hallali communautaire visant à la destruction d’une personne sur le Web, il existe un point commun : la protection offerte par le groupe, l’impunité garantie par la meute, souvent l’anonymat.
Le lynchage est une réaction émotionnelle primaire. La sentence et son exécution sont simultanées. Le même enchaînement conduit les foules numériques. Une communauté s’indigne, la victime – un individu, une institution, une entreprise, une autre communauté – est désignée par les meneurs et la foule est entraînée dans cette boule de neige destructrice. Pour l’essentiel des audiences tenues sur Facebook, Twitter ou l’ensemble des réseaux sociaux, la « communauté » sert indifféremment de lance et de bouclier.
Ricaner, se moquer, critiquer, dénoncer, tout en se drapant dans une morale de façade, permet d’exprimer l’agressivité, catharsis toxique. Cette ambiguïté anthropologique ne date pas de l’émergence du monde numérique, mais lui a permis d’exploser. Depuis 2004 et le vote de la loi pour la confiance dans l’économie numérique, l’arsenal juridique a peu évolué.
Les difficultés de la défense
En théorie, la responsabilité de l’auteur des propos tenus sur le Net est clairement désignée ; encore faut-il qu’il ne se retranche pas derrière l’anonymat, auquel cas des investigations sont nécessaires. Mais l’hébergeur, lui, plate-forme d’échange ou de partage, est difficilement mis en cause, à l’exception des cas de terrorisme ou de pédophilie où il réagit de manière quasi instantanée. Le cœur du réacteur est là : la latitude à mettre en cause les réseaux sociaux n’est pas à la mesure de leur pouvoir instantané de masse.
Au constat des dangers issus de ces usines à produire de l’opinion, il faut ajouter leur incapacité à l’oubli. Les peines prononcées, les erreurs commises ignorent le regret, la rédemption, faisant fi de la correction des mensonges avérés. Il est devenu presque impossible de nettoyer les entrailles des plates-formes gavées de data. Les personnes, les entreprises sont quasi désarmées pour se protéger et ne peuvent, tel un saumon, que remonter à contre-courant la rivière, petit à petit.
Pour le communicant, la question est d’autant plus aiguë que la première condamnation d’un procès numérique vise la réputation. Une institution, un groupe d’individus, une entreprise ou une personne peut se transformer en cible presque instantanément. Quand la machine est lancée, la réaction en chaîne est vertigineuse. Peu importe la vérité du sujet, seule compte son apparence. Quand la tempête s’abat sur l’objectif et se transforme en typhon, le communicant n’a pas beaucoup de ressources pour entraver le tsunami.
L’enjeu de la réputation est devenu critique
Red Adair, célèbre pompier texan chargé d’éteindre les puits de pétrole en feu dans les années 1950, avait mis au point une technique d’explosion à proximité du foyer pour créer un effet de souffle stoppant net le brasier. Mais dans le monde numérique, le blast n’existe pas, pas plus que le pompier qui aurait inventé la technique d’extinction immédiate. La dissémination des flammes, leur capacité à se faufiler dans l’entrelacs du réseau sans rencontrer d’obstacle, a fait ses preuves.
L’enjeu de la réputation est devenu critique. Elections manipulables, entreprises mises à mal, communautés dénoncées sont devenues un fait. Au regard de la morale, plus graves sont les dérives de harcèlement touchant les salariés d’une entreprise, les femmes souvent, les hommes parfois, convoqués jusqu’à l’horreur dans leur vie privée, leur sexualité en général.
Mais le communicant apprécie aussi la puissance de l’outil, son immédiateté, son universalité. Et il doit penser les réseaux sociaux contre eux-mêmes. Ne pas réagir dans la précipitation, comprendre la situation, remonter à ses origines, identifier le « patient zéro » – la première occurrence de la contamination. Et laisser du temps au temps, malgré la frustration qui peut être ressentie devant l’impuissance à endiguer en un clic le déferlement de mauvaises nouvelles.
L’espoir de l’avènement d’un « numérique des Lumières »
La foule est versatile, sa capacité d’attention est fugace, un scandale chasse l’autre au gré des engouements. Reprendre la main sur sa communication est une école d’imagination et de patience. Si l’avocate peut espérer un cadre juridique plus juste à l’égard des hébergeurs, le communicant place son espoir en l’avènement d’un « numérique des Lumières ». Le refus de la verticalité, la mise à distance de l’expertise, la défiance à l’égard des élites sont les conséquences de la croissance exponentielle de la communication « bottom-up », de sa diffusion horizontale et de sa déformation fractale.
Mais, dans le même temps, les MOOC (massive open online courses, formations en ligne ouvertes à tous) distribuent le savoir, les citoyens se retrouvent pour agir, les personnes pour s’aimer. On peut encore se permettre de croire en l’intelligence collective. Les réseaux détruisent et construisent. Il faut introduire des règles permettant de transformer le désordre spontanéiste en lieu de civilisation. Il est temps de les aménager, d’en fixer les règles d’usage et de leur conférer un statut tangible d’espace vital.