Leur montée en puissance fausse le jeu démocratique et rend leur réglementation indispensable, estime l’ex-dirigeant de médias Antoine de Tarlé dans une tribune au « Monde ».
Tribune. Chaque jour, des flots de messages de haine et d’images truquées circulent sur les plates-formes numériques, aussi bien en Europe qu’aux Etats Unis. Il devient indispensable de réglementer les réseaux sociaux pour sauvegarder le débat démocratique. C’est l’objet d’une proposition de loi déposée par Laetitia Avia, députée (LRM) de Paris, avec l’aval de l’Elysée. Ce texte, qui prévoit de lourdes pénalités financières et s’inspire de la loi allemande promulguée en janvier 2018, suffira-t-il ? Les enjeux sont considérables, les solutions difficiles à mettre en œuvre.
La mise en cause des plates-formes, et notamment de Facebook et de YouTube, filiale de Google, a pour origine les scandales liés aux présidentielles américaines de 2016, quand il est apparu qu’une officine, Cambridge Analytica, avait dérobé impunément les données de 87 millions d’internautes pour engager des campagnes de manipulation au profit de la candidature de Donald Trump. Peu après, les Britanniques se sont aperçus que des méthodes analogues avaient été utilisées par les partisans de l’approbation du Brexit. L’élection présidentielle française de 2017 n’a pas échappé à ces manœuvres.
Seul instrument d’information
Mis en cause pour le laxisme de son entreprise, Mark Zuckerberg a multiplié les excuses et les promesses, reconnaissant même qu’une action des pouvoirs publics était nécessaire, dans une tribune publiée par le Washington Post et LeJournal du Dimanche, entre autres. Toutefois, le PDG de Facebook a posé une condition qui rend son vœu inapplicable : il réclame un accord mondial, ce qui suppose que l’Europe, les Etats-Unis, la Chine et la Russie se mettent d’accord sur une question fondamentale de liberté publique.
La crise des « gilets jaunes » a aussi illustré des dérives auxquelles le recrutement par Facebook de dizaines de milliers de médiateurs n’a guère remédié. Pour les manifestants, il est clair que la page Facebook où ils retrouvent leurs amis grâce à des algorithmes qui favorisent les échanges amicaux par rapport à l’information fournie par les médias professionnels est le seul instrument crédible d’information. Plus récemment, le Guardian a fait état d’une campagne massive en faveur d’un « Brexit dur » diffusée sur Facebook, et l’entreprise américaine a refusé d’indiquer les sources de financement de cette opération.
L’Allemagne a été le premier pays européen à réagir, avec une loi qui oblige les plates-formes à retirer dans les meilleurs délais les messages de cyberhaine sous peine de sanctions, qui peuvent s’élever à 50 millions d’euros. On a reproché à ce texte de donner un pouvoir de censure à Facebook et à YouTube, mais il semble qu’il ait permis une nette réduction des débordements. La proposition de loi Avia oblige les plates-formes à retirer les textes ou images incriminés sur réclamation d’une personne physique ou morale, dans un délai de 24 heures. En cas de non-respect de cette demande, et sous le contrôle du CSA, une sanction peut être imposée et atteindre 4 % du chiffre d’affaires mondial de l’entreprise.
Sauvegarder le débat démocratique
Il serait possible d’aller plus loin. Des avocats, comme l’ancien bâtonnier MeCharrière-Bournazel, proposent d’obliger les filiales françaises des plates-formes à désigner un responsable qui aurait un statut comparable à celui du directeur de publication d’une entreprise de presse, tel qu’il est défini par la loi de 1881. Il serait donc personnellement responsable du contenu diffusé par son réseau, sous contrôle du juge.
Si l’on veut sauvegarder un débat démocratique et pluraliste, il faudrait compléter ces mesures législatives par un effort de longue durée de formation dans les établissements scolaires. Il faut aussi tenir compte du rôle croissant des messageries qui, dans de nombreux pays, se substituent de plus en plus aux plates-formes et s’abritent derrière le cryptage pour diffuser dans des boucles d’abonnés des informations fausses ou déformées. C’est ainsi que WhatsApp a exercé une influence considérable lors des élections présidentielles au Mexique et au Brésil. C’est un défi sérieux pour les instances de régulation. La révolution numérique ne fait que commencer.