Soixante ans après l’indépendance ivoirienne, les chefs politiques sont loin d’avoir rompu avec l’ancienne puissance coloniale.
Les Faits | En revenant sur sa parole pour se présenter à la présidentielle ivoirienne, Alassane Ouattara a pris de court Emmanuel Macron qui se retrouve aujourd’hui entre deux feux, ceux du pouvoir et de son opposition, engagés dans une précampagne violente à Paris. Parviendra-t-il à s’extirper de ce piège qui sent la Françafrique alors que ce scrutin à risque doit se tenir le 31 octobre ?
La précampagne électorale ivoirienne se déroule… à Paris. Mieux : elle bat son plein dans et autour du Palais de l’Elysée, lieu de résidence des dirigeants français depuis Napoléon. Tout un symbole pour un pays africain qui est indépendant depuis 1960 et dont les leaders politiques clament leur attachement à la souveraineté nationale.
Après une première rencontre le 28 janvier au Bristol, l’opposant Guillaume Kigbafori Soro (GKS) convie à nouveau, jeudi, les médias français dans ce grand hôtel parisien du Faubourg Saint-Honoré à moins de 300 mètres de la présidence française pour évoquer la crise préélectorale ivoirienne. GKS parlera de sa situation personnelle d’exilé politique et de la répression de ses militants. Le casting est réalisé par Patricia Balme, la communicante proche de la droite française et qui s’est autrefois occupée… d’Alassane Ouattara, le grand rival de GKS aujourd’hui.
Actif sur les réseaux sociaux et dans les médias français, l’ex-rebelle qui occupé les plus hautes fonctions (Premier ministre, président de l’Assemblée nationale) vit à Paris avec une vingtaine des membres de son équipe de campagne. Le pouvoir ivoirien a lancé un mandat d’arrêt international contre lui (il est sous le coup d’une condamnation) mais n’a pas adressé de demande officielle d’extradition à la France.
« Ce n’est pas de gaîté de cœur que nous menons la bataille depuis Paris après avoir échoué à revenir en Côte d’Ivoire et aussi à nous installer au Ghana voisin, confie Me Affoussy Bamba, avocate de Guillaume Soro et figure de son parti. Alassane Ouattara est le principal responsable de ce déplacement du lieu de campagne. Il ne cesse d’ailleurs de courir à l’Elysée. »
Lobbying à l’Elysée. Jeudi au Bristol, GKS fera aussi le point sur les plaintes et requêtes en cours (Nations Unies, juridictions africaines, tribunaux français) contre le pouvoir ivoirien, alors qu’il a été radié du registre électoral. La bataille juridique, coordonnée par Affoussy Bamba, est menée par les avocats français William Bourdon, Emmanuel Daoud, Charles Consigny et Robin Binsard.
GKS et Affoussy Bamba font enfin du lobbying auprès de l’Elysée, du Quai d’Orsay, des services secrets, de parlementaires comme Bruno Fuchs, Philippe Folliot et Jean-Marie Bockel, de François Baroin, le président de l’Association des maires de France. Ami d’Alexandre Benalla, Soro projette aussi de rencontrer Jean-Luc Mélenchon.
Dans une lettre ouverte, il a appelé récemment Emmanuel Macron à s’engager : « Votre silence face à la forfaiture qui se dessine serait incompréhensible et totalement incompris. Pire, aux yeux de beaucoup, il vaudrait complicité. »
Deux autres opposants, Henri Konan Bédié et Pascal Affi N’Guessan, ont aussi écrit au président français dans le même sens. Et le PDCI (parti de Bédié) a aussi déposé plainte à Paris, via Me Emmanuel Marsigny, contre l’utilisation abusive de son sigle et de l’image d’Houphouët-Boigny par le RHDP, la formation de Ouattara. Le président ivoirien a mandaté Me Jean-Paul Benoit, pour sa défense.
Bédié a confié sa communication digitale à UReputation, fondée par l’homme d’affaires français Lotfi Bel Hadj. Il fait aussi appel aux services de Patrick Stefanini, qui a fait les campagnes de Jacques Chirac et François Fillon.
« Nos opposants parlent d’indépendance et de souverainisme et courent derrière Macron pour qu’il ordonne à Ouattara de se retirer de la course, s’amuse un proche du président ivoirien. Dans leur subconscient, ils sont toujours ligotés. »
Derrière l’assurance affichée, le pouvoir a pourtant conscience que la dynamique médiatique parisienne lui échappe. Pour y remédier et amadouer l’Elysée, Alassane Ouattara s’est précipité à Paris. Et a médiatisé son déjeuner avec Macron, le 4 septembre, quand l’Elysée n’a organisé ni prise de parole ni publié de communiqué de presse. La présidence ivoirienne s’en est chargée en remerciant la France « pour son appui dans le cadre de l’assistance électorale, gage de la confiance quant au processus en cours ».
« Nous avons fait part au président ivoirien et à son entourage de notre inquiétude sur le climat de la présidentielle et passé en revue les différents scénarios, répond une source élyséenne. Nous avons une relation décomplexée avec les dirigeants ivoiriens. »
L’Elysée est inquiète d’un délitement de la situation. « Les opposants semblent plus préoccupés de prendre à témoin l’opinion française qu’ivoirienne, ajoute la source élyséenne. Mais le problème est autre. Soixante ans après l’indépendance, les principaux candidats à la présidentielle sont encore ceux qui se sont disputé le trône de l’ex président Houphouët-Boigny, à sa mort en 1993. »
Dîner à Bastille. Les jours précédant le déjeuner élyséen, l’agence de communication de la présidence ivoirienne à Paris, Image 7, a multiplié les opérations de relations presse, au grand dam de l’opposition qui dénonce l’utilisation des deniers publics à des fins de campagne. Plusieurs ministres ont dîné avec les journalistes dans à la brasserie des Grandes marches à la Bastille, clamant leur assurance en la victoire de leur candidat à la présidentielle.
Dans un petit-déjeuner à l’hôtel Pullman Tour Eiffel, les ministres Mamadou Touré et Sidi Touré ont surtout insisté sur le bilan de leur champion Ouattara et les circonstances exceptionnelles (la mort subite de son dauphin désigné) qui l’ont amené à se représenter.
Le gendre de Laurent Gbagbo, Stéphane Kipré, a aussi organisé un dîner le 9 septembre à l’hôtel Napoléon pour présenter De moi, de toi, de la Côte d’Ivoire et faire de la politique. « Ce n’est pas parce que l’Ivoirien est passif qu’il peut tout accepter, a prévenu Stéphane Kipré. Nul n’a le monopole de la violence.»
Plusieurs autres opposants ont pris la parole au cours de cette soirée. « Nous voulons libérer notre pays et nous irons jusqu’au bout », menace le secrétaire exécutif du PDCI, Noël Akossi-Bendjo, en exil à Paris après avoir été condamné à vingt ans de prison pour « détournements de fonds » dans un procès qu’il qualifie de « politique ».
A sept semaines de la présidentielle, le climat est délétère. « Ils veulent exterminer les dioulas (N.D.L.R. : nom donné aux nordistes), assure un proche de Ouattara. S’ils vont trop loin, nous fermerons les frontières pour nous expliquer à huis clos. » Les Ivoiriens vivront-ils un remake de la crise post-électorale de 2011 ?
« Nous avons cru que nous étions plus intelligents que Félix Houphouët-Boigny, regrette l’historien Pierre Kipré, proche de Laurent Gbagbo. Nous avons pourtant échoué à construire la démocratie, cette belle idée venue d’Athènes. »
Source : L’Opinion.fr