À l’approche du 31 octobre, les adversaires d’Alassane Ouattara peinent cependant à s’entendre sur une stratégie commune.
Abidjan
Dès l’aube, les enceintes installées à l’intérieur du stade Félix-Houphouët-Boigny tonnaient à des kilomètres à la ronde. À Abidjan, la circulation était paralysée. Cul à cul pendant des heures, taxis et voitures privées faisaient finalement demi-tour après s’être fait refouler aux barrages policiers. À la grande embouchure qui menait au quartier des affaires du Plateau, sous les paniers de fruits pestaient des femmes fatiguées qui finissaient leur trajet à la seule force des quadriceps: «Je marche depuis Cocody, oh! Non vraiment…» Sur le grand boulevard lagunaire désert, des petites grappes de gens ont pris le bitume. Les plus jeunes ouvrant la marche au trot en faisant éclater leurs slogans «On est là oooh… On est là aaah… On dit non au troisième mandat!»
Il fait déjà chaud et l’enceinte du stade est encore loin à l’horizon mais les militants de l’opposition exultent. À trois semaines de l’élection présidentielle, face à Alassane Ouattara, qui brigue un troisième mandat, il est urgent pour eux de s’unir. «Ils veulent nous bloquer, nous empêcher de nous rassembler, on arrive, à pied s’il le faut, ils ne vont pas comprendre!», clame une vieille dame en pagne floqué du portrait de son candidat, l’ex-président Henri Konan Bédié. Dans ce petit groupe dynamique, Romaric, la quarantaine, avance seul mais avec détermination «Ça fait dix ans que je n’ai pas marché, je m’étais résigné, mais là, trop, c’est trop!» Le grand monsieur en marinière soutient Laurent Gbagbo, l’ex-président vaincu en 2010 par Alassane Ouattara, depuis toujours, mais il assure que c’est devenu de l’ordre du détail. «On ne peut pas laisser faire. On veut que le monde sache qu’une grosse partie des Ivoiriens n’est pas d’accord avec ce qui est en train de se passer. On essaye de nous réduire au silence, mais regardez, tous ces gens, franchement c’est émouvant!»
Le mot d’ordre avait été donné le week-end précédent. Les partis d’opposition avaient appelé leurs militants de tout bord à faire front commun à l’approche du 31 octobre, et à entamer les actions de désobéissance civile par un grand rassemblement au stade mythique du père de l’indépendance. Une trentaine de milliers de personnes ont fait le déplacement. C’est loin des 250.000 têtes espérées, mais rien ne semblait entacher l’espoir suscité par ce moment. On dansait avec plaisir, on brandissait des pancartes hostiles au président sortant et on hurlait: «On ne veut plus de Ouattara, qu’il quitte!»
Dans les loges VIP du complexe sportif, il fallait le voir pour le croire. Pour la première fois, derrière les grandes baies vitrées offrant une vue panoramique sur le rassemblement, de nombreux leaders étaient présents: l’ancien président Henri Konan Bédié, l’ex-députée et première dame Simone Gbagbo, Assoa Adou, venu représenter Laurent Gbagbo aux côtés du frère ennemi, l’ancien premier ministre et candidat du FPI officiel Pascal Affi N’Guessan… Ces frères ennemis ne s’étaient pas retrouvés sur la même tribune depuis la scission de leur parti, le Front populaire ivoirien, qui a suivi l’arrestation de Laurent Gbagbo en 2010. Il y a aussi les bras droits de l’exilé Guillaume Soro, ainsi qu’une poignée de candidats malheureux dont les dossiers n’ont pas été retenus par le Conseil constitutionnel. C’est le cas de Marcel Amon-Tanoh, qui fut longtemps ministre d’Alassane Ouattara… Tous ont dénoncé «la dictature du RHDP» (Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix, parti du président) et «la violation des lois fondamentales du pays».
Front commun
Pendant plusieurs heures, les frondeurs ont convoqué Félix Houphouet-Boigny, les exilés et les prisonniers politiques, la démocratie, la liberté et même Dieu… Dans la foule, Alfred, la soixantaine, rit de bon cœur aux boutades lancées au micro. Certaines interventions suscitent toutefois le malaise. Si les attaques contre «le preneur d’otages Alassane Ouattara» ont été acclamées, les relents xénophobes de certains propos ont froissé. «Nous allons le chasser de notre pays. Il va reconnaître d’où il vient!», a notamment scandé Apollinaire N’Guessan, de la plateforme Agir, en référence aux accusations récurrente et contestées laissant entendre que le président est d’origine burkinabée. «On n’est pas là pour l’ethnie oh! On n’est pas là pour la religion, on est tous ivoiriens!», s’est agacé Jean-Philippe. Sur la pelouse, certains brandissent des pancartes «Ivoiriens d’abord» faisant planer de nouveau le concept dangereux de «l’ivoirité».
C’est le doyen Henri Konan Bédié qui a clos cette journée, accusant Alassane Ouattara de violer la Constitution en se présentant à un troisième mandat: «Non au parjure de la Constitution, non à l’inféodation de la Commission électorale, non à la liste électorale infestée, non au troisième mandat!» Le chef de file de l’opposition a demandé au «secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, (de) se saisir du dossier ivoirien pour la mise en place d’un organe électoral indépendant crédible avant l’élection présidentielle».
Au terme de cette journée, le message restait brouillé. Si l’opposition a réussi l’exploit d’afficher un front commun, aucune directive n’a été donnée. Faut-il boycotter l’élection du 31 octobre, dont l’organisation est largement contestée? Faut-il marcher? À la sortie, Aga Sekolo enrageait sous le regard circonspect de ses camarades: «On ne va rien lâcher de toute façon, donc il n’y aura pas d’élection!»